Les monnaies virtuelles : la peur du nouveau est-elle si partagée ? Comparaison du rapport rendu au Sénat en 2014 et celui rendu par le gouvernement britannique en 2015

Depuis le début des années 2010, la question des monnaies virtuelles intéresse autant qu’elle est conspuée. Pour certains, la création d’un système où les transactions de personne-à-personne sans passer par un tiers (tel qu’un établissement bancaire) est révolutionnaire, pour d’autres, ce n’est qu’un phénomène temporaire voué à l’échec. Quoi qu’il en soit, leur invention a poussé différentes organisations à suivre avec intérêt leur développement, comptant parmi eux, et en premier plan, les Etats.

Sur ce sujet, on compte ainsi l’intervention de la Banque de France, de la Banque Centrale Européenne, du Groupe d’Action Financière et de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, preuve de la volonté de ces institutions à limiter l’engouement envers un phénomène qu’ils venaient de découvrir et qu’ils ne contrôlaient qu’alors très peu. En 2014 fut rendu un rapport d’information auprès du Sénat, alors qu’en 2015 au Royaume-Uni, un appel fut lancé par le gouvernement aux acteurs concernés par la situation, démontrant dans les deux cas la volonté des gouvernements de comprendre ce phénomène et de légiférer si nécessaire. C’est sur le support de ces deux rapports que l’analyse de la question suivante se reposera: les monnaies virtuelles sont-elles un simple phénomène temporaire voué à disparition ?

La curiosité initiale portée à ces monnaies a permis aux différents organismes de suivre de près leurs développements et leurs montées en importance – ou non. Malgré les difficultés pour parvenir à obtenir des chiffres concrets sur les flux circulants, la Banque Centrale Européenne estime que les 500 monnaies virtuelles recensées avaient une valeur boursière de 3,3 milliards d’euros en février 2015, devenue 3,7milliards d’euros fin avril 2015. Un chiffre qui peut paraître faible dans l’économie mondiale, mais qui suffit cependant à attirer l’attention de certains.

Ainsi, le plan est simple et franc, d’une part, l’analyse portera sur le phénomène que sont les monnaies virtuelles (I) pour voir d’autre part, quelles sont les mesures prises par les gouvernements en réponse à leur existence (II).

     I Monnaies virtuelles : les craintes et enjeux générés par leur existence

Dans ce marché virtuel, les différents rapports rendent compte de plusieurs avantages. D’abord, les coûts de transaction sont bas : une moyenne entre 1% et 3% de la valeur de la transaction, contre 2% à 4% prélevés par les organismes bancaires qui génèrent aussi des frais de charge, de conversion, etc. Ceux-ci peuvent ainsi permettre l’existence de transactions qui, dans le système actuel, existent peu ou pas notamment à cause des frais appliqués. Le rapport du Trésor britannique pointe l’utilisation de ces monnaies virtuelles pour acheter des produits à faible coût ou dans des micro-paiements tels que des articles ou des chansons à l’unité, mais aussi en tant que micro-transactions tel que des pourboires et des dons à but caritatif, ou encore sous forme de salaire où l’employé est payé à l’heure ou au jour.

Fort de cette créativité d’emploi, les monnaies virtuelles se targuent d’être à exécution rapide. Alors que les transferts entre comptes bancaires peuvent prendre des heures (ou des jours) et que la survenance d’un problème doit souvent attendre les heures d’ouvertures des établissements afin d’être résolu, les transactions virtuelles se font 24h/24 avec des délais se comptant en minutes : en moyenne, une transaction en Bitcoin prend 10 minutes, en Dogecoin approximativement 1 minute et Ripple ne prendrait que 3 à 6 secondes. Cette combinaison favoriserait ainsi les petites et moyennes entreprises et les commerçants indépendants, lors de l’exécution de transactions internationales dont les frais sont souvent plus élevés (une moyenne de 8% selon le rapport du Trésor britannique).

Cependant, des doutes sont émis vis-à-vis de la viabilité de ces monnaies si elles venaient à prendre trop d’importance. Les établissements bancaires et organismes de paiements craignent que la mise en place de régulation venant encadrer ces monnaies contrarie le bénéfice du low-cost de ce système. En effet, l’application de loi ou règlement et la mise en conformité de ces monnaies viendraient, à long terme, ajouter des frais à ceux déjà existants.

Il est aussi important de rappeler que dans les conditions actuelles de leurs existences, les monnaies virtuelles ont une qualification juridique incertaine. Elles ne peuvent pas être qualifiée de monnaie électronique au sens de la Directive Monnaie Electronique 2 car elles ne représentent ni créance sur l’émetteur, ni émission contre remise de fonds. Elles ne peuvent pas être qualifiées d’instruments financiers tels que définis par l’article 211-1 du Code Monétaire et Financier, ni d’instruments de paiements selon l’article 133-4 c) du même code, mais l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) a reconnu qu’elles peuvent néanmoins remplir la fonction économique d’un instrument de paiement sur un fondement conventionnel et privé. Au Royaume-Uni, la question de la qualification juridique des monnaies virtuelles n’est pas débattue, l’attention se portant plus sur la viabilité d’une incorporation potentielle de cette nouvelle technologie au sein du système financier britannique.

Cependant, au-delà de la survie économique des monnaies virtuelles, il existe le problème potentiel qu’elles existent nonobstant un rejet de leur utilisation, et ce à des fins illégales.

Pour les organisations telles que la Banque Centrale Européenne, la Banque de France ou Bank of England, la principale inquiétude et crainte envers les monnaies virtuelles est la perte de contrôle. Les monnaies virtuelles sont créées en dehors du système monétaire classique, rendant impossible l’application des contrôles habituels exercés lors de transactions : l’identité du payeur, celle du récipient, l’origine des fonds et la raison de leur transfert sont des informations nécessaires aux établissements bancaires afin d’assurer que les fonds ne proviennent pas d’activités illégales ou ne servent celles-ci.

Les monnaies virtuelles combinent ainsi plusieurs facteurs inquiétant les établissements financiers. D’une part, les acteurs participant dans ces transactions ne sont pas forcément connus. Les monnaies virtuelles sont en effet fondées sur l’idée que les donneurs d’ordres et/ou les bénéficiaires soient anonymes parce que le système l’autorise, ou parce qu’ils utilisent eux-mêmes des intermédiaires leur garantissant l’anonymat. Dans certains cas, la transaction est enregistrée sur un registre public sensé assurer la traçabilité, mais cette dernière est loin d’être garantie et peut être facilement contournée.

D’autre part, il existe un problème lié à l’extraterritorialité du phénomène. Dans un contexte où les personnes physiques ou morales commettant des actes illicites ne sont pas connus et se trouvent potentiellement à l’étranger, les données les concernant peuvent elles aussi se trouver sur des territoires où la coopération avec les autorités n’est pas garantie ou effective.

Enfin, l’existence en elle-même d’une monnaie difficilement traçable par les autorités met en question son utilité. Si la National Crime Agency doute que les monnaies virtuelles ont un usage répandu dans le monde criminel, il n’en reste que son utilité pour l’achat de biens et services illégaux a été prouvé lors de l’arrestation de Ross Wiliam Ulbricht, fondateur de « l’eBay de la drogue »  the Silk Road. Une arrestation accompagnée de la saisie de 26 000 Bitcoins ayant la valeur de 3,6 millions de dollars qu’il avait obtenus par le fonctionnement de son site. Il en découle ainsi le doute que d’autres actes illégaux de nature financière peuvent potentiellement utiliser les monnaies virtuelles : blanchiment d’argent, financement de groupes ou d’actes terroristes ou encore fraude fiscale.

Les monnaies virtuelles présentent ainsi une épée à double-tranchant. D’un côté, l’innovation technologique excite et intrigue sociétés, organismes et personnes privées en ce qu’elle ouvre de nouvelles opportunités d’allier finance et technologie ; de l’autre, le constat que les criminels trouvent toujours de nouveaux tours de passe-passe afin de contourner la loi n’est plus que jamais vrai. Cette situation explique ainsi la rapidité des différents gouvernements à s’intéresser, de près ou de loin, à la situation de ces monnaies virtuelles, mais aussi leur difficulté à trouver une solution convenable entre le potentiel à saisir au niveau économique et une utilisation illégale de ce système.

 

    II La ligne fine de la réglementation : l’émergence de solutions par tâtonnement

« Réguler sans entraver », le rapport rendu au Sénat en Juillet 2014 ne pouvait être plus concis. En Avril 2015, la situation des monnaies virtuelles reste encore un objet juridique non-identifié en France et au Royaume-Uni. Cela ne signifie pas que ces deux pays sont restés inactifs. Au niveau fiscal dans les deux pays, les revenus engendrés par l’utilisation des monnaies virtuelles (notamment du Bitcoin) sont soumis à l’impôt sur le revenu, tout autant que la taxe sur la valeur ajoutée s’applique lorsqu’il y a échange de biens et services vendus. Cependant, les deux pays refusent l’application de la TVA à l’échange des Bitcoins ou au minage de ceux-ci, justifiant leurs décisions par le fait que la nature même des monnaies virtuelles se trouve en dehors des définitions applicables.

Plus prudente et rapide que le Royaume-Uni, la France a assujetti les plateformes échangeant ces monnaies virtuelles au statut encadré de prestataire de service de paiement (PSP) en Janvier 2014. Ce statut n’est délivré qu’après autorisation de l’ACPR. Ainsi, l'activité d’intermédiation consistant à recevoir des fonds de l'acheteur de Bitcoins pour les transférer au vendeur de Bitcoins relève de la fourniture de services de paiement, permettant un début de contrôle à ces activités virtuelles sur le territoire français.

Au Royaume-Uni, la tendance est à pousser l’innovation. Dans les conclusions du rapport Digital Currencies publié en mars 2015 par le gouvernement britannique, l’application de mesures de lutte contre le blanchiment d’argent et détournement de fonds fait partie des priorités pour la prochaine session parlementaire. Devront être déterminées alors l’autorité en charge du contrôle, de la portée de ces mesures et de la manière dont les autorités pourront procéder de manière effective à un contrôle de ces transactions virtuelles. Le gouvernement note que tout effort sera fait en conjonction avec le rapport que doit rendre le Groupe d’Action Financière en juin 2015.

Au-delà de ces mesures, le Royaume-Uni cherche aussi à protéger les utilisateurs des monnaies virtuelles. Peu enclin à limiter le potentiel de l’utilisation du Bitcoin, le gouvernement en coopération avec différents acteurs impliqués dans le secteur visera à mettre en place des lignes directrices des meilleures pratiques.

Le gouvernement britannique souhaite clairement que le marché financier devienne pionnière en la matière. Le rapport déclare en effet créer une initiative afin de rechercher le potentiel du développement technologique dans le secteur financier. Avec l’aide de différents groupes et fort d’une contribution de 10 millions de livres envers cette initiative, il paraît clair que le Royaume-Uni est loin du « libéralisme prudent » rapporté au Sénat en 2014. Ceci est accentué par l’agenda de recherche publié par Bank of England (One Bank Research Agenda, février 2015) où la création d’une monnaie virtuelle par Bank of England est un projet considéré.

Cette idée soulève beaucoup de questions : quels sont les conséquences sur le système monétaire si une monnaie digitale venait à être crée, surtout au niveau des capitaux et de la liquidité des établissements ? Quels sont les coûts en infrastructure, aussi bien pour la mise en place que pour l’utilisation ? Comment règlementer et contrôler effectivement un système d’une taille plus importante que celui actuel utilisé par les différentes monnaies virtuelles ?

Beaucoup de questions à laquelle il n’existe pas encore de réponse concrète. Cette volonté du Royaume-Uni (en compétition avec celle, non-étudiée ici, des Etats-Unis où l’utilisation du Bitcoin est soumise à licence accordée par l’Etat) à rechercher en profondeur l’avancée technologique afin de l’intégrer potentiellement au système économique est en total contraste avec les positions de la Russie ou du Japon, beaucoup plus méfiants et moins enclins à étudier avec autant d’ardeur la question.

En conclusion, contrairement à certaines analyses faites sur le sujet, les monnaies virtuelles ne sont pas seulement un phénomène temporaire. La création et l’utilisation des monnaies virtuelles a certes forcé la main de divers acteurs à répondre et encadrer, mais l’idée d’incorporer les technologies modernes dans le système financier actuel a définitivement attiré l’attention de certains acteurs à analyser le problème de façon plus poussée.

Bibliographie

  • Rapports

Revenue and Customs Brief 9 (2014): Bitcoin and other cryptocurrencies – HM Revenue and Customs Mars 2014

L’encadrement des monnaies virtuelles – Ministère des finances et comptes publics Juin 2014

Rapport d’information fait au nom de la commission des finances sur les enjeux  liés au développement du Bitcoin et des autres monnaies virtuelles - MM. Philippe MARINI et François MARC Juillet 2014

One Bank research Agenda – Bank of England Février 2015

Virtual Currency Schemes: a further analysis – Banque Centrale Européenne Février 2015

Digital Currencies: response to the general call for information – HM Treasury, Mars 2015

Banking for the 21st Century: driving competition and choice – HM Treasury, Mars 2015

  • Article:

FBI claims largest Bitcoin seizure after arrest of alleged Silk Road founder – The Guardian 2 Octobre 2013