A propos de la fragmentation du droit international : un regard sur le principe de précaution en droit de la mer, par Fanny JOYEAU.

Les juridictions internationales n’ont jamais consacré un principe général de précaution ayant force obligatoire. La raison repose peut-être sur l’absence de consensus qui existe autour de cette notion aux contours encore imprécis. Le tribunal international du droit de la mer a pourtant retenu une approche de précaution en 1999. Une telle divergence pourrait occasionner une fragmentation du droit, le principe de précaution illustrant la formation d’un droit souple aux interprétations variables.

Le Président du Tribunal International du Droit de la Mer, le juge Rüdiger Wolfrum, a présenté le 31 juillet 2008 devant la Commission de Droit International (« CDI ») à Genève certaines préoccupations relatives au développement du droit international, telle que la fragmentation due à des divergences d’interprétation et d’application de certaines normes. Le Président a notamment fait référence au principe de précaution et à l’affaire du thon à nageoire bleue de 1999. Dans cette affaire, le Tribunal international du droit de la mer (« TIDM »), saisi par l’Australie et la Nouvelle-Zélande d’une demande en mesures conservatoires, a considéré que «les parties devraient (…) agir avec prudence et précaution» (Affaire du thon à nageoire bleue, §77). Le Japon a alors dû reconsidérer la mise en œuvre d’un programme de pêche expérimentale, afin « d’éviter une détérioration plus grande de l’état du stock du thon à nageoire bleue » alors même qu’il n’était pas prouvé scientifiquement que ledit programme exposait l’espèce à un risque additionnel (§80). Cette décision révèle une possible fragmentation car le TIDM est la première juridiction internationale à se fonder explicitement sur la notion de précaution. Le TIDM ne fait pas pour autant application d’un « principe de précaution », mais retient une « approche de précaution ». Cette formulation prudente limite considérablement la portée de ce principe, sujet à débat en droit international. En l’occurrence, il ne s’agit pas de discuter de la valeur juridique du « principe » ou de « l’approche » de précaution mais de comprendre les difficultés pratiques que pose ce principe pour les juridictions internationales. Le flou qui entoure cette notion est à l’origine de divergences jurisprudentielles. En ce sens, la fragmentation matérielle du droit pousse à une lecture comparée de la jurisprudence internationale. Ainsi, il convient d’aborder la notion de précaution en droit international et l’approche retenue par le TIDM pour comprendre le risque de fragmentation que soulève la position du Tribunal.

Les juridictions internationales n’ont jamais consacré de principe de précaution car la notion est floue et dépourvue de caractère universel. Les contours encore imprécis du principe de précaution s’expliquent par « la diversité et le caractère vague des éléments qui composent la notion; les incertitudes concernant les obligations qui en découlent, de même que l’imprécision et la subjectivité qui caractérisent une notion aussi chargée de valeur. » (Juge Laing, opinion individuelle, §15). Les textes internationaux évoquent la notion de précaution en termes imprécis et généraux et recourent d’ailleurs à des appellations différentes : principe, approche, concept, mesure, action. Le principe de précaution est apparu dans les années 80 et a fait l’objet d’une formalisation en 1992 lors de la Conférence de Rio. Un principe juridique conventionnel se dégage-t-il des divers textes internationaux? L’applicabilité d’un traité est subordonnée aux conditions de transformation du droit international en droit interne propres à chaque Etat. Cependant la formulation en termes généraux peut limiter la portée du texte et mettre en échec son applicabilité dite « directe ». Les juges nationaux refusent de faire prévaloir un principe rédigé en termes généraux et imprécis. Notons toutefois que la Cour de Justice des communautés européennes est favorable à l’application directe du principe (affaire des filets maillants dérivants de 1993, affaire de l’ESB de 1996). Le principe constitue ainsi un droit mou (« soft law ») et traduit un principe interprétatif, un « principe directeur » (P. Martin-Bidou, RGDIP, p.661). Les termes employés révèlent en effet la volonté d’énoncer des recommandations, des orientations guidant l’action des Etats et non des obligations à leur charge. Les Etats n’ont en outre pas la volonté de se conformer à une obligation de précaution. En matière d’environnement, les décideurs politiques sont partisans d’une logique de prudence. La question se pose donc de savoir s’il existe un principe général de précaution de caractère coutumier. La coutume résulte de deux conditions, une pratique générale et répétée (élément matériel) et la reconnaissance du caractère obligatoire de la règle non écrite (opinio juris). La doctrine semble conclure à une pratique étatique en plein essor mais constate l’absence certaine d’opinio juris (P. Martin-Bidou, RGDIP, p. 663). Devant les nouveaux défis de la planète, les Etats peuvent se conformer aux règles de prudence que recommande la raison sans pour autant avoir le sentiment d’appliquer une règle de droit. L’imprécision qui entoure la notion de précaution se révèle être un obstacle à sa formation en règle juridique.

L’absence d’un consensus général concerne tant les conditions d’application du principe que les obligations qui en découlent. En ce qui concerne les conditions de mise en œuvre, il doit être rapporté l’existence d’un risque de dommages graves ou irrésistibles même en l’absence de certitudes scientifiques. L’appréhension de l’incertitude scientifique ainsi que du seuil de gravité du dommage repose pour une large part sur l’appréciation souveraine que feront les juges de l’espèce. En ce qui concerne le régime juridique, la formulation extensive du principe de précaution traduit une obligation de résultat. L’activité examinée est présumée dangereuse. Elle demeure interdite jusqu’à la démonstration de son innocuité ce qui conduit à un renversement de la charge de la preuve. Dans l’affaire des essais nucléaires, La Nouvelle-Zélande imposait à la France de prouver l’innocuité de son activité mais la Cour internationale de justice (« CIJ ») n’a pas répondu aux moyens développés par les parties. Ce contentieux de la responsabilité fait préférer aux Etats une formulation du principe plus restrictive. Selon celle-ci, une analyse du coût-avantage peut constituer une limite à la mise en œuvre de mesures de précaution. Seules les mesures impliquant un coût inférieur aux bénéfices escomptés apparaissent économiquement justifiées. La mise en balance de la protection de l’environnement et des intérêts économiques a pour finalité de ne pas freiner l’initiative. En outre, l’Etat ne peut déroger à ses obligations économiques régies par les règles de libre-échange qu’à la condition de proportionnalité. L’appréciation du caractère légitime ou non de la mesure adoptée, mesure de nature éminemment politique, n’en reste pas moins problématique. En ce sens, les règles relatives à l’OMC prévoient que chaque Etat détermine librement le niveau de protection qu’il souhaite. Certains systèmes régionaux et droits nationaux font le choix d’un niveau de protection élevé tel que le droit communautaire qui codifie l’approche de précaution dès 1992 (Art. 130R §2 traité de Maastricht). En France, la précaution compte au titre des principes généraux en matière de protection de l’environnement comme le prévoit l’art. 110-1 du code de l’environnement (ancien art. L 200-1 code rural : loi Barnier du 2 février 1995) et possède une valeur constitutionnelle (art. 5 La Charte de l'environnement). Les éléments fondamentaux développés en droit international sont ainsi repris: l’incertitude scientifique, le risque de dommage, la gravité du dommage, l’exigence d’une action immédiate, ainsi que la limite de proportionnalité qui exige un rapport coût-efficacité acceptable. Le principe de précaution serait donc sujet à diverses interprétations puisque laissé à l’appréciation de la volonté du juge. Les Etats craignent dès lors un contrôle des juridictions internationales pouvant mettre en jeu leur responsabilité étatique.

Bien qu’ayant été confrontée à une argumentation fondée sur le principe de précaution, la CIJ s’est toujours abstenue de formuler un principe général qu’il soit d’origine conventionnelle ou coutumière. Dans l’affaire des Essais nucléaires, la Cour n’a pas examiné le fond de l’affaire et ne s’est donc pas prononcée sur le caractère coutumier du principe de précaution invoqué par la Nouvelle-Zélande. En 1997 la CIJ retient un principe général de prévention en matière de protection d’environnement (affaire Gabčikovo-Nagymaros, §140). Le différend ne portait pas directement sur l’application d’une convention dans laquelle le principe de précaution liait expressément les parties mais le refus de se prononcer sur la valeur juridique du principe de précaution est évident. Dans la récente affaire des OGM, l’organe de règlement des différends de l’OMC (« ORD ») a rejeté les considérations environnementales fondées sur le principe de précaution dans la mesure où les Etats ne peuvent maintenir des mesures posant des obstacles aux échanges commerciaux «sans preuves scientifiques » (Art. 2.2 Accord sur l’application des mesures sanitaires et phytosanitaires). Concernant la précaution, l’ORD fait état de l’absence d’une « formulation faisant autorité » (Affaire des hormones, §123). Le refus implicite de la CIJ de rentrer dans le débat est dès lors regrettable. D’autant plus qu’en matière de pêcherie, la Cour a pu reconnaitre que les préoccupations environnementales font naître des obligations à la charge des Etats, notamment celle « d’examiner ensemble, sur la base des renseignements scientifiques (…), les mesures qu’imposent la conservation, le développement et l’exploitation équitable des ressources » (CIJ, Affaire de la compétence en matière de pêcheries, §72). Cette position est des plus ambigüe puisqu’elle semble retenir une approche de précaution sans la nommer.

La formulation succincte du TIDM recommandant aux Etats «d’agir avec prudence et précaution » se démarque-t-elle du silence observé par la CIJ ? Le Président R. Wolfrum a ainsi précisé que « le Tribunal a en réalité limité la différence entre sa jurisprudence et celle de la CIJ à ce qui était requis en l’espèce ». Il est dès lors possible de s’interroger sur la nécessité de souligner les risques de fragmentation occasionnés par cette jurisprudence. Le TIDM a tranché le différend sur le fondement de « l’approche de précaution ». Le jugement synthétise et répond aux moyens développés par les parties à l’appui de leurs demandes. L’un des moyens repose notamment sur l’existence d’un principe obligatoire de précaution. Le Tribunal considère, entre autres motifs, que l’action des Etats doit être menée avec « prudence et précaution ». La place de cette affirmation au sein des motivations laisse à penser que le tribunal se contente de répondre aux parties. Ce n’est pas le cas en réalité. Une « approche » de précaution a guidé les juges tout au long de leur raisonnement (Opinion collective p. 10). La dénomination d’« approche » ou de « principe » n’est pas fortuite puisqu’une « approche » laisse aux juges une « marge de manœuvre » et leur dispense de « se prononcer de manière prématurée sur les structures normatives » (Juge Laing, opinion individuelle, §19). Les juges n’ont pas cherché à « formuler des considérations générales sur la valeur du principe de précaution », ni même à s’en « prévaloir de façon explicite » (Communication du TIDM, 31 juillet 2008). Il s’agissait d’adopter une démarche rendue nécessaire par les faits de l’espèce. La préservation du stock de thon à nageoire bleu imposait des mesures provisoires pour prévenir tout dommage irréversible en l’attente d’un jugement définitif. Devant un risque grave, la précaution en matière d’environnement se traduit par l’adoption de mesures positives ou de mesures conservatoires en dépit de l’incertitude scientifique. En effet, « l’approche de précaution (…) semble être inhérente à la notion même de mesures conservatoires » (Juge Treves, op. individuelle, §9). L’article 290 de la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer (« CNUDM ») relatif aux mesures conservatoires reste ainsi le fondement principal de la décision. Au regard du raisonnement adopté, la prudence des juges lors de la rédaction semble cependant critiquable. Dans la mesure où le tribunal n’invoque aucune norme spécifique, certains juges s’interrogent sur la source d’une telle approche. Son caractère coutumier lui ayant toujours été refusé, elle pourrait se dégager d’une lecture extensive de la CNUDM (Juge Laing, op. individuelle, §17). Dans une affaire plus récente, le TIDM a constaté que les faits de l’espèce ne présentaient pas les conditions nécessaires à la mise en œuvre du principe de précaution et que le régime qui s’appliquait dès lors aux parties était différent du régime associé au principe de précaution (Affaire MOX, 2001). Il est possible de comprendre a contrario que si certaines conditions étaient remplies (le seuil de connaissance scientifique était insuffisant), le principe de précaution trouverait pleine application. Cela n’est pas suffisant pour conclure au caractère obligatoire du principe mais laisse un doute sur la position du TIDM vis-à-vis de la précaution en droit de la mer.

Le droit de la mer constitue un régime spécial et pourrait être amené par nature à déroger au droit général. Il relève, tout comme la lex specialis à laquelle il est associé, du droit des traités (pour lequel la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 pose les règles de fond). Le champ d’application du droit international s’est largement étendu. Les institutions internationales se sont multipliées et spécialisées devant les nouvelles exigences de la communauté. Cependant « le droit international (…) n'offre pas un système judiciaire intégré assurant une répartition ordonnée du travail» (Affaire Tadic, 2 octobre 1995, §11). Ainsi spécialisation est souvent synonyme d’autonomie. Se posent dès lors des questions d’ordre institutionnel (compétence, relation hiérarchique) et matériel (effet de la spécialisation par rapport au droit général, règlement des conflits de lois, question d’interprétation : CDI, rapport 2006). Si le TIDM venait à trancher un différend explicitement sur le fondement du principe de précaution, le refus de la CIJ de se prononcer sur la question porterait préjudice à la fiabilité et à la crédibilité du droit international. On peut en outre se demander si une lecture extensive de la CNUDM aurait une incidence sur le plan du droit général, le droit de la mer ne constituant pas un « régime autonome » (Communication du TIDM, 31 juillet 2008). Les régimes spéciaux (droit de la mer, droit humanitaire, droit de l’environnement, droit commercial…) contribuent certes au développement du droit international mais formulent également de nouvelles règles qui peuvent s’écarter du droit général. Cet écart remet en cause l’unité du droit. Les règlementations concurrentes et/ou parallèles sont à l’origine d’un droit fragmenté. Or le droit a pour objectif de stabiliser les relations internationales. Cette stabilité peut être remise en cause s’il existe des contradictions dans les obligations des Etats. En l’espèce le « principe » de précaution en droit de la mer est en balance avec le droit économique fondé sur des règles libérales. La spécificité du droit de la mer commandait peut-être cette solution cependant l’élaboration d’un droit souple n’est pas en soi satisfaisant dans la mesure où il est à l’origine de confusion de part les diverses interprétations et applications qu’il suscite. En matière de précaution, les nouveaux projets d’articles suivent « les évolutions (…) bien plus qu’ils ne les accompagnent et les précèdent encore moins » (CDI, annuaire 2000-I, p261, n°18). Le silence du droit général quant au principe pourrait constituer un danger dans la mesure où il « freinerait le renforcement du principe » (CDI, annuaire 2001-I, p68). Certains en viennent ainsi à considérer que le principe de précaution « n’est plus un simple principe politique mais un principe juridique authentique et fondamental » (CDI, annuaire 2001-I, Rapporteur M. Rao). L’autorité du droit international pourrait être mise à mal et par là même échouer dans ses objectifs de préventions des différends et de stabilité des relations internationales (CDI, rapport 2000-II). En l’absence de solutions satisfaisantes, le tribunal collabore activement avec la CDI qui assure le développement progressif et la codification du droit international (Art. 13 de la Charte de l’ONU).

Bibliographie

● Communication présentée le 31 juillet 2008 par S.E. le juge Rüdiger Wolfrum, Président du Tribunal international du droit de la mer, devant la Commission du droit international

Jurisprudence : ●TIDM, ordonnance du 27 août 1999, Affaire du thon à nageoire bleue (Nouvelle-Zélande c/ Japon, Australie c/ Japon) ●TIDM, ordonnance du 3 décembre 2001, Affaire de l’usine MOX (Irlande c/ Royaume-Uni) ●CIJ, arrêt du 20 décembre 1974, Affaire des essais nucléaires français (Australie/France et Nouvelle-Zélande c/ France), Rec. 1974, pp. 253 ss. ●CIJ, Affaire de la compétence en matière de pêcheries, Rec. 1974, pp. 3 ss. ●CIJ, arrêt du 25 septembre 1997, Affaire Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie c/ Slovaquie), Rec.1997, pp. 5 ss. ●OMC, organe d’appel, rapport du 16 janvier 1998, Mesures communautaire concernant les viandes et produits carnés, Affaire des Hormones ●TPIY, Chambre d’appel, 2 octobre 1995, Le Procureur c/ Dusko Tadic, alias « Dule », Arrêt relatif à l’appel de la défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence (Affaire N° IT-94-1-AR72)

Commission du droit international : ●Annuaire de la Commission du droit international, 2000, vol. I(1) ●Annuaire…, 2000, vol. II(2) ●Conclusions des travaux du Groupe d’étude de La fragmentation du droit international (Annuaire…, 2006, vol. II(2)) ●Rapport de 2006 (A/61/10) ●Rapport de 2008 (A/63/10)

Traités, ouvrages et articles: ●BOUTONNET Mathilde, Le principe de précaution en droit de la responsabilité́ civile, Paris : L.G.D.J, 2005, 695p. ●CAZALA Julien, Le principe de précaution en droit international, Paris : LGDJ, 2006, 497p. ●COMTOIS-DINEL Eve-Lyne, La fragmentation du droit international : vers un changement de paradigme? Lex Electronica, vol. 11 n° 2 (Automne / Fall 2006) ●ERBEN Cosima, Das Vorsorgegebot im Völkerrecht, Berlin : Duncker & Humblot, 2005, 312p. ●MARTIN-BIDOU Pascale , “Le principe de précaution en droit international de l’environnement”, Revue Générale de Droit International Public, 1999, pp.631. ●MARTINEAU Anne-Charlotte, La fragmentation du droit international : un renouvellement répété de la pensée ? (http://www.esil-sedi.eu/english/Paris_Agora_Papers/Martineau.PDF) ●VANNEUVILLE Rachel, Le principe de précaution saisi par le droit : les enjeux sociopolitiques de la juridicisation du principe de précaution, Paris : Documentation Française, 2006