A propos de la mise en œuvre de l’article 3 de la Convention européenne de Sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, par Thomas Rapoport

L’objet de cet article est de se pencher sur la mise en œuvre de l’article 3 de la CESDH relatif à la prohibition de la torture dans une perspective comparative. Cette prohibition reposant sur deux piliers (préventif et juridictionnel), il s’agit de réaliser une comparaison de la mise en œuvre de cette protection par les autres organes préventifs et juridictionnels tant universels que régionaux afin de voir s’il existe des relations entre leurs activités.

La Convention Européenne de sauvegarde des droits de l´homme et des libertés fondamentales se réfère à la prohibition de la torture en son article 3 en énonçant que « nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants » (article 3). Cet article est particulièrement intéressant car il est repris en des termes similaires par l’ensemble des instruments internationaux de protection des droits de l’homme (CESDH, Pacte international des droits civils et politique des Nations Unies de 1966, Convention Américaine des Droits de l’homme). Par ailleurs, dans ces trois principaux textes protecteurs des droits de l’homme, il fait partie des rares droits qui ne sont susceptibles d’aucune dérogation quelles que soient les circonstances (guerre, état d’urgence etc…). Le Système interaméricain a approfondi la prohibition de la torture (prévue par l’article 5.2 de la CADH) en se dotant d’une Convention Interaméricaine pour prévenir et sanctionner la torture. Cellle-ci développe les obligations des Etats en la matière. De même, au niveau universel, le système de protection de la prohibition de la torture s’est vu complété par un instrument à part entière, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradant. Cette Convention énonce également des droits et obligations dérivant de l’obligation générale de prohiber toute pratique de torture et autres traitements dégradants. Ce texte prévoit également dans une seconde partie l’institution d’un Comité contre la torture (CCT).

Le système européen de protection des droits de l’homme est lui aussi doté d’une convention qui s’intéresse uniquement à la torture. Il s’agit de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Cependant à la différence du système universel et du système interaméricain, ce texte n’édicte aucune norme complémentaire visant à développer l’obligation pour les Etats de prohiber la torture et autres traitements cruels et dégradants. Il se contente d’instituer un Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements dégradants (CPT). Il y a donc en la matière une certaine singularité du système européen vis-à-vis de ses homologues interaméricain et universel dans la mesure où tout le droit relatif à la prohibition de la torture se résume à la simple et unique phrase énoncée par l’article 3 de la CESDH.

A défaut d’instruments normatifs complémentaires, la mise en œuvre de cet article repose sur deux organes. L’un est préventif et non juridictionnel, il s’agit du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements dégradants tandis que l’autre est juridictionnel. Il s’agit de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

En raison notamment de sa reconnaissance tant par le système universel que par les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme, la mise en œuvre de la prohibition de la torture fait donc l’objet de développements importants non seulement par des organes juridictionnels mais aussi par des organes qui agissent plus en amont afin de prévenir la commission d’actes d’une telle nature. Il serait pertinent de s’intéresser aux rapports entre les différents organes (organes juridictionnels et de prévention) au sein d’un même système juridique mais aussi de s’intéresser aux rapports entre des organes similaires appartenant à des ordres juridiques différents ( CPT et CCT par exemple ou CIDH et CEDH).

Le mécanisme européen de prévention des actes de torture : organe redondant ou complémentaire du mécanisme universel ?

Il est intéressant de réaliser une comparaison du Comité européen de prévention de la Torture et du Comité contre la Torture afin de déterminer si ces deux organes se complètent ou se répètent. C’est même une nécessité afin de garantir la mise en œuvre la plus efficace possible du mécanisme de protection des actes de torture. Il peut à première vue sembler que ces organes ont quelques points communs. Les deux Comités agissent essentiellement de manière préventive et confidentielle et n’ont qu’un pouvoir limité voire nul pour obliger les autorités nationales à se conformer à leurs recommandations. En effet en cas de refus de l’Etat de se conformer aux dites recommandations, l’ultime possibilité du CPT est de réaliser une déclaration publique sur le sujet alors que le CCT ne peut que mentionner l’absence de coopération de l’Etat dans son rapport final… Le pouvoir de ses organes est donc tout à fait limité.

Ces deux Comités présentent tout deux un certain intérêt et agissent d’une manière relativement différente, ce qui assure une certaine complémentarité. Le CCT fonde l’essentiel de ses recommandations sur les rapports remis par les Etats tous les quatre ans. Il a par ailleurs la possibilité de demander aux Etats de l’informer sur un cas précis dans l’hypothèse d’une supposée violation et peut même envisager avec l’Etat la possibilité d’une visite. L’intérêt du CCT par rapport au CPT réside dans le fait qu’il est chargé de mettre en œuvre un instrument normatif bien plus large que l’instrument européen qui se résume à un seul article. La Convention contre la torture prévoit dans sa première partie tout un ensemble de normes (16 articles) à respecter. Le Comité contre la torture est en charge de vérifier l’application de l’ensemble de ses règles et non seulement l’obligation générale du respect de la prohibition de la torture. Cependant le CCT voit son action limitée car son appréciation du respect de la Convention contre la torture ne se fonde que sur l’appréciation des rapports émis par l’Etat et ne prévoit pas d’examen de rapports émis par la société civile comme c’est par exemple le cas pour le mécanisme de l’Examen Périodique Universel.

Au niveau européen, le champ d’action du Comité européen de Prévention de la torture est plus important car le Comité fonde ses rapports sur les visites périodiques qu’il effectue dans les Etats et sur les visites qui paraissent exigées par les circonstances. Les Etats ayant adopté la Convention européenne pour la prévention de la torture ne peuvent s’opposer aux visites du Comité car elles constituent la base même de son travail. Cependant, la Convention européenne ne contient aucun développement relatif aux obligations des Etats en matière de prévention de la torture. Afin de pallier cette absence de normes, le Comité énonce dans ses rapports annuels généraux toute une série de principes directeurs dénommés « norme » afin de donner aux Etats membres les lignes directrices qu’ils se doivent de respecter. Cependant, ces principes ne sont dotés d´aucune valeur normative et visent plus à indiquer aux Etats la marche à suivre afin de garantir de la meilleure manière qui soit le respect de l’article 3 de la CESDH. Ainsi il est permis de parler d’une certaine complémentarité du système universel et européen dans la mesure où le mode d’action des Comités est sensiblement différent de même que la base normative qui est beaucoup plus développée au niveau universel. Le système européen qui institue des visites des lieux de détention semble garantir aux membres du Comité une meilleure appréciation des conditions de détention que le système universel. Instituer un tel système au niveau universel constituerait certainement un progrès mais il est à craindre que ce système de visite se heurterait à l’opposition des Etats parties ainsi qu’à des difficultés matérielles (pouvoir organiser des visites dans les 176 Etats parties). Ces deux organes semblent donc tout à fait complémentaires dans la mesure où leur mode d’action est différent. Il est cependant regrettable que ces deux organes soient soumis au volontarisme des Etats au moment de suivre les recommandations. Un plus grand pouvoir de coercition serait certainement appréciable afin de garantir un meilleur respect des obligations.…

La complémentarité du CPT avec la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Au niveau européen, le système préventif est complété par l’action de l’organe juridictionnel de la CESDH que constitue la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Il est intéressant de constater la complémentarité de ces deux organes. Celle-ci permet de combler notamment l’absence de normes européennes destinées à approfondir la portée de l’obligation découlant de l’article 3 de la CESDH. Il est possible de parler d’une certaine complémentarité dans la mesure où le CPT a vu son influence s’accroître dans le processus de décision de la Cour comme le démontre l’évolution de la jurisprudence en la matière. Ainsi en 2001, dans l’affaire Aerts contre Belgique, la Cour a pris en compte l’avis du CPT qui s’inquiétait d’un risque d’aggravation de l’état mental des détenus d’une prison pour débouter le demandeur en considérant que l’existence d’un risque ne suffisait pas à constituer un traitement inhumain et dégradant. Par la suite cette influence n’a cessé d’augmenter. Ainsi dans l’affaire Dougoz contre Grèce (CEDH,6 Mars 2001), la Cour a pris en compte l’existence d’un rapport du Comité sur une prison dont les conditions de détention étaient considérées par le gouvernement comme similaires aux conditions que connaissaient le demandeur dans son centre détention. Elle a également valorisé le fait que le Comité évoquait la nécessité d’effectuer une nouvelle visite afin de veiller à l’amélioration des conditions de détention. Dans cette décision, la Cour ne s’est fondée que sur le rapport du CPT pour établir l’existence de conditions de détention s’apparentant à un traitement inhumain et dégradant. Les rapports du CPT jouent donc un rôle déterminant pour la Cour au moment d’apprécier la preuve de l’existence d’un traitement inhumain ou dégradant. Ce rôle est fondamental en matière de torture dans la mesure où bien souvent, la grande difficulté pour alléguer ce genre de violation réside justement dans l´incapacité des requérants à apporter les preuves suffisantes d’un tel traitement. Dans certains cas, c’est même le rapport du CPT qui est le seul élément de preuve sur lequel va se baser la Cour européenne au moment de s‘intéresser aux conditions de détentions. En outre, la Cour va même plus loin en se basant sur les normes du CPT afin de considérer si des conditions de détention, en l’occurrence la dimension d’une cellule, étaient conformes à un traitement humain et non dégradant (CEDH, Kalachnikov contre Russie, 15 juillet 2002)

Il existe donc une réelle complémentarité entre l’organe de prévention du système européen des droits de l’homme et l’organe juridictionnel dans la mesure où le CPT joue un rôle prépondérant tant en matière de preuve que pour établir les standards qui permettront à la Cour de statuer sur l’existence d’une violation de l’article 3 de la CESDH. Une complémentarité apparaît également entre l’organe de prévention du système européen et universel. Dès lors, qu’en est-il de la relation de l’organe juridictionnel européen avec ses homologues des systèmes universel et interaméricain?

Une certaine uniformisation de la jurisprudence internationale en matière d’obligation des Etats de protéger l’intégrité des personnes physiques des actes de torture commis par des agents de l’Etat

« Considérée comme une règle impérative de droit international » par la jurisprudence européenne (CEDH Al-Adsani c/ R.U, 21/11/2001), l’interdiction de la torture fait l’objet d’un traitement similaire tant par l´autre instance régionale que par la juridiction universelle (CIJ). Plusieurs obligations essentielles ont été mises en avant par la jurisprudence afin de mettre en œuvre cette norme de Jus Cogens. Ainsi la jurisprudence européenne a énoncé que l’article 3 de la CESDH devait être considéré comme imposant aux Etats une obligation essentiellement négative de s'abstenir d'infliger des lésions graves aux personnes relevant de leur juridiction (CEDH, Pretty c/ RU, 25/04/2002, §50).Cette obligation est également positive et doit consister à protéger les personnes susceptibles d’être victime de violations de droits de l’homme. Cette protection passe notamment par une obligation de prévenir la commission de tels actes. De telles obligations ne se référent pas uniquement aux actes de torture mais plus généralement à l’ensemble des violations des droits de l’homme. Cependant, les juridictions se sont souvent référées à de telles obligations suite à la commission de tels actes. La Cour interaméricaine des droits de l’homme, dans sa décision Velázquez Rodriguez vs. Honduras (CIDH 29/07/1988) énonce ce devoir de prévention (§175). De même la Cour Internationale de Justice a sanctionné l’Ouganda pour ne pas avoir pris de mesure visant à prévenir la commission de tels actes (CIJ, RDC c/ Ouganda, 19 décembre 2005). Ce devoir de prévention s’accompagne d’un devoir de sanctionner d’éventuelles violations. Il est ainsi permis de constater que les différentes juridictions internationales ont des positions similaires sur la question au moment de statuer sur la commission d’actes de torture réalisés par des agents de l’Etat dont la responsabilité est alors imputée à l’Etat.

Une extension par la juridiction européenne de la notion de torture

En comparaison des autres instances juridictionnelles internationales, la Cour européenne a procédé à une extension significative de la notion de torture. Dans son arrêt A c/ RU, (CEDH, 23/09/1998), la Cour a combiné les obligations découlant de l’article 3 et de l’article 1 relatif à l’obligation pour tous les Etats de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et obligations contenus dans la CESDH. Ceci lui a permis de condamner l’Etat pour ne pas avoir suffisament mis à l’abri le requérant d’un traitement ou d’une peine contraire à l’article 3. L’originalité de cet arrêt qui sera repris par la suite (Z et al c/ RU, 10/05/2001) réside dans le fait que l’Etat n’est pas sanctionné pour le non respect de l’article 3 par un de ses agents mais par un particulier (le beau père du demandeur) ainsi que pour l’inadéquation de son système normatif visant à prévenir de tels actes. Cet arrêt constitue une extension considérable de l’obligation de l’Etat. Par cette évolution, la Cour procède à une application horizontale de l’article 3 dans la mesure où l’Etat doit veiller à son application non seulement dans la relation Etat/particuliers (actes commis par des agents de l’Etat) mais aussi pour les actes commis par un particulier contre un autre particulier. Cette appréciation est relativement surprenante lorsque l’on compare cette position avec l’état du reste du droit international sur la question. En effet tant la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations Unies que la Convention interaméricaine pour prévenir et sanctionner la Torture prévoient expressément en des termes similaires que ne pourront être considérés comme actes de torture que les actes effectués par des agents de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à l’instigation de telles personnes. La Cour européenne semble donc prendre une certaine liberté par rapport au reste des systèmes de protection des droits de l’homme. Cette évolution semble aller dans le sens d’une plus large application et garantie des droits de l’homme, les Etats ne devant plus seulement répondre du comportement de leurs agents mais aussi des normes mise en œuvre afin de garantir le respect des obligations contenues dans l’article 3 par l’ensemble de ses sujets. Cette évolution pourrait être sujette à critique dans l’hypothèse où elle provoquerait un affaiblissement du système international de protection contre la torture dans la mesure où il n´existerait plus une conception unitaire de la torture. Mais puisqu’il ne s’agit que d’une extension de cette notion et non d’une remise en cause de la jurisprudence relative aux actes de torture commis par des agents de l’Etat contre des particuliers, il ne semble pas y avoir de risque que le systèmes interaméricain et international de protection contre la torture en ressortent affaiblis.

La mise en œuvre de l’article 3 présente donc un intérêt certain. Elle parvient à instaurer un organe préventif européen complémentaire non seulement de l’organe préventif existant au niveau universel mais aussi et surtout de l’organe juridictionnel européen de protection des droits de l’homme. Par ailleurs il est permis de constater que même si la Cour parvient à s’accorder avec la jurisprudence internationale sur les actes de torture commis par des agents ou des entités étatiques, cela ne l’empêche pas d’adopter une ligne de conduite originale pour ce qui est des actes de torture ou de traitement inhumain et dégradant commis par des particuliers ; cette position étant permise par l’absence de normes encadrant le système européen de protection contre la torture.

Il est intéressant de constater que c’est l’organe juridique qui dispose du moins de normes relatives à la torture qui est finalemement en mesure de proposer les développements les plus intéressant de la matière… Cependant cette constatation pose aussi la question des rapports entre les systèmes juridiques de protection des droits de l’homme dans la mesure où le juge européen a fait évoluer sa jurisprudence rompant ainsi l’unité du droit international sur la question.

Cette rupture met en évidence un des intérêts du droit international des droits de l’homme. En effet, tout en continuant à offrir une protection minimale commune aux différents systèmes juridiques, les juridictions peuvent se permettre d’approfondir la protection dans les régions du monde où les droits les plus élementaires sont suffisament consolidés.

Bibliographies : - Droit européen et international des droits de l’homme, F. Sudre, 9ième ed. - Derecho internacional de los derechos humanos, normativa, jurisprudencia y doctrina de los sistemas universal e interamericano, édité par la Bureau du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. - Le traitement des détenus, Critères européens, Jim Murdoch. - Site internet du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitement inhumain ou dégradant: http://www.cpt.coe.int/fr/docspublics.htm - Site internet du Comité contre la torture : http://www2.ohchr.org/french/bodies/cat/index.htm