A propos de la notion de position dominante en droit européen, allemand et français ; par Marie Laval

Résumé: En 2013, une réforme de la Loi allemande relative aux restrictions de concurrence ( GWB ) entrera en vigueur et consacrera un de ses articles à la notion de position dominante. Ce billet, en s’inscrivant dans l’actualité juridique, s’intéressera à la définition de la notion de position dominante dans trois systèmes juridiques :  européen, français et allemand.

Le droit de la concurrence a pour vocation de régir les relations entre professionnels ; il s’appuie particulièrement sur le principe de l’équilibre contractuel. Celui-ci est décrit depuis le Traité de Rome et a été transposé par les législateurs allemand et français dans leur système juridique et ce, de manière distincte. Notre étude portera sur la notion de position dominante, dans le système de droit Européen et dans deux systèmes juridiques d’Etats membres de l’UE. Elle mettra en évidence la diversité de mise en conformité avec le droit de l’Union Européenne des mécanismes allemand et français, dont elle appréciera l’efficacité.

La notion de position dominante a d’abord été introduite en droit européen de la concurrence à l’article 82 CE ( devenu Art 102 TFUE du Traité de Lisbonne entré en vigueur en 2008 ). De leur côté, pour harmoniser leurs législations, la France et l’Allemagne ont inclus dans leur droit interne, un texte législatif qui interdit l’abus de position dominante : l’article L 420-2 du Code du Commerce et l’article 19 du GWB ( loi relative aux restrictions de concurrence, LRC ). L’abus de position dominante suppose que soit établis la position dominante ainsi que son abus et c’est l’abus qui est interdit. 

La notion de position dominante est une notion vague, mais abordée différemment en droit Européen, Français et Allemand : elle ne fait l’objet d’une définition rigoureuse, ni dans le Traité de Lisbonne ni dans le Code du Commerce  : En revanche, le législateur allemand a fait le choix de donner aux juges une définition précise.

Quelles sont les différentes approches utilisées pour définir la position dominante ?

Une première approche se dégage de l’arrêt Continental Can (Commission CE 9/12/1971), où les juges ont estimé que l’abus de position dominante était établi lorsque les entreprises avaient « un comportement indépendant qui les met(tait) en mesure d’agir sans tenir notablement compte des concurrents » . Dans l’arrêt United Brands ( CJCE 14/02/78 ), le juge confirme l’approche par la notion d’indépendance : en effet c’est une « position de puissance économique, détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle à l’apparition et au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause, en lui fournissant la possibilité de se comporter indépendamment, dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et finalement de ses consommateurs ». L’entreprise ne subit plus la pression concurrente, elle peut agir de façon autonome sur le marché. L’arrêt Hoffmann- Laroche du 13/02/79 précise la définition de la position dominante en la différentiant du monopole. La position dominante inclut d’autres concurrents sur le même marché alors que le monopole exclut toute idée de concurrence. L’article du Code du Commerce française L-420-2 ne donne pas plus de précisions , permettant ainsi au juge français de s’appuyer largement sur la jurisprudence européenne, en reprenant la notion d’indépendance, avancée par la CJCE.

Le droit allemand utilise une deuxième approche : la notion de prépondérance qui l’emporte sur la notion d’indépendance, confirmée dans l’arrêt United Brand. En droit allemand, l’article 19 Al 2 Nr 2 LRC dispose qu’une entreprise « qui fournit ou achète un certain type de marchandises ou de services commerciaux occupe une position dominante sur le marché, dès lorsqu'elle jouit sur le marché d'une situation prépondérante par rapport à ses concurrents ». Les conditions sont d’une part une atteinte au marché de la concurrence et d’autre part une position « prépondérante » de l’entreprise. La Cour fédérale des affaires de justice en matière civile explique qu’une entreprise « possède une position prépondérante sur un marché pertinent par le développement d’une stratégie de marché ou par l’engagement d’un seul paramètre d’action » ( BGHZ 67, 104, 113 – Vitamine B-12 ).

Il ne s’agit pas ici d’une volonté de s’écarter de la jurisprudence européenne ou d’y émettre des réserves mais plutôt de garder une définition de la position dominante la plus ouverte possible et donc de la laisser s’adapter, dans le cas où le droit européen de la concurrence se modifierait. En effet, la théorie veut que si la Cour européenne était amenée à effectuer un retournement de jurisprudence, l’article 19 de la LRC deviendrait non conforme au droit européen. Mais le législateur allemand pourrait rapidement se mettre en conformité en modifiant la loi. Même si la LRC ne reprend pas la notion d’indépendance, elle reste toutefois pertinente et en accord avec le droit européen de la concurrence. Sa rédaction s’est inspirée des critères et des définitions issues de la jurisprudence européenne. Utiliser la notion de prépondérance ne pose donc pas de problème de non conformité au droit européen : le juge allemand intégrera dans son jugement la notion d’indépendance même sans la nommer.

Dans le processus de détermination de la position dominante, le juge doit apprécier certains critères, révélés par l’évolution de la jurisprudence européenne. Les juges français et allemand ont utilisé ces critères pour mettre en œuvre le droit européen de la concurrence.

Quels sont les critères utilisés ?

La domination est un état de fait. Il faut donc chercher des indices. L’indice fondamental est celui de la part de marché. Dans l’arrêt Hoffman Laroche de 1979, le juge considère que des parts de marché très importantes constituent par elles mêmes, sauf circonstances exceptionnelles, la preuve d’une position dominante. Dans son document d’orientation de 2003, la Commission rappelle qu’il faut relativiser l’importance des parts de marché : celles ci apportent une première indication utile à mesurer en fonction des circonstances. Ainsi la Commission invite également à prendre en compte la part de marché des autres entreprises et à considérer l’évolution des parts de marché des entreprises dans le temps: Le Dalloz cite un article de la Gazette du Palais datant du 7 juillet 1995 (édition 2011 du Code du Commerce, à l’ article L420-2) en commentant un arrêt de l’autorité française de la concurrence ( Paris 17 octobre 1990 IR 273 ), et explique que « la notion de position dominante qui s’entend comme le pouvoir de faire obstacle à une concurrence effective, suppose que l’entreprise considérée occupe sur le marché une place prépondérante que lui assurent notamment l’importance des parts qu’elle détient dans celui-ci, la disproportion entre celles-ci et celles de (des) l’entreprise (s) concurrente (s) (…). ». Deux ans plus tard, le juge allemand, dans un arrêt BGH NJW 1992, 2289 Kaufhof/Saturn, prend lui aussi en compte le pourcentage de part de marché d’une entreprise et le met en relation avec celui des autres entreprises. Ces deux arrêts montrent une réelle volonté des autorités de la concurrence française et allemande de se conformer au droit européen. Le texte allemand ne précise pas la présence d’une hiérarchie au sens stricte dans la liste des indices déterminant une position dominante. On suppose cependant que mettre les parts de marché en première position avant les autres indices montre son importance sans pour autant éluder les autres indices.

Le droit de la concurrence européen pose une présomption de position dominante pour l’entreprise possédant des parts de marché au-delà d’un plafond. Dans l’arrêt AZCO 1991 de la CJCE, l’entreprise est présumée en position dominante quand elle possède 50% des parts de marché. En Allemagne, celle ci occupe une position dominante lorsqu’elle « détient au moins 1/3 des parts de marché ». La présomption allemande est plus sévère. Et elle en a le droit : en effet le règlement 1/2003 du Conseil dans son article 3 autorise « les États membres (à) adopter et mettre en œuvre sur leur territoire des lois nationales plus strictes qui interdisent ou sanctionnent un comportement unilatéral d'une entreprise ». Mais cet écart va s’atténuer avec une modification qui interviendra en 2014 : le code de la Loi de restriction de la concurrence sera réédité. La notion de position dominante aura son propre article. La définition restera exactement la même sauf concernant le niveau de part de marché à partir duquel on parle de position dominante : ce niveau est porté de 33 à 40 %. Même si la législation allemande restera plus sévère que la législation européenne, la tendance est à l’uniformisation avec le droit européen. La  modification du niveau de part de marché provient d’une étude pratique, effectuée par l’autorité de la concurrence allemande, où il a bien été noté que le juge allemand n’utilisait aujourd’hui presque plus la condition de possession de parts de marché supérieure à 33 % pour déterminer la position dominante.

Le droit allemand ajoute également la présomption de « non position dominante ». En effet une part de marché inférieure à 10% exclut l’idée d’une position dominante.

Le niveau de la part de marché d’une entreprise est un critère essentiel à prendre en compte dans la détermination de la position dominante. Il est cependant complété ou confirmé par d autres indices.

Quels sont ces indicescomplémentaires ?

Ils sont issus de la jurisprudence européenne. La France s’en est également inspirée mais la règle est restée jurisprudentielle et non inscrite dans le code.  En revanche, ils sont listés par l’article 19 Al2 Nr 2 alt. 2 LRC : Il peut s’agir : « de sa puissance financière, de ses possibilités d'accès aux sources d'approvisionnement ou aux débouchés, de ses liens avec d'autres entreprises, de l'existence en droit ou en fait d'obstacles qui s'opposent à l'entrée d'autres entreprises sur le marché, de la concurrence réelle ou potentielle d'entreprises relevant ou non du champ d'application de la présente loi, de sa capacité à reporter son offre ou sa demande sur d'autres marchandises ou services commerciaux, ainsi que de la possibilité pour le partenaire de se tourner vers d'autres entreprises ». L’Allemagne a ici codifié la jurisprudence européenne qui utilise le même faisceau d’indice, c’est à dire la même méthode qu’utilise le droit européen de la concurrence pour établir une position dominante.

On va distinguer 2 critères additionnels importants : les barrières à l’entrée et les comportements de l’entreprise. Les barrières sont des obstacles qu’une entreprise en situation de position dominante par exemple va mettre en place pour limiter l’entrée sur le marché ( l’entreprise essaie d’entraver le marché de la concurrence ). Le deuxième critère peut être un type d’entreprise qui serait impossible d’avoir pour une entreprise non dominante : il s’agit alors forcément d’un comportement d’entreprise dominante. C’était par exemple le cas dans l’arrêt United Brand 1978 où « l’entreprise de banane ne subissait pas la contrainte concurrentielle en gardant des prix élevés. »

Quelles sont les formes de position dominante ?

Le Traité de Lisbonne et les lois nationales concernant la concurrence établissent la position dominante individuelle, mais envisagent également la possibilité d’une position dominante collective.

La position dominante individuelle concerne une seule entreprise. La position dominante collective, elle, est une particularité dans les formes de la domination :

Les textes européen et nationaux font référence à plusieurs entreprises. La position dominante collective est définie dans un arrêt du Tribunal de 1ère Instance Européen Airtours 2002. Les juges du Tribunal établissent 3 conditions cumulatives pour être en situation de position dominante collective : La première est lorsque les entreprises connaissent les intentions des autres entreprises et « décident d’adopter la même ligne de comportement ». La deuxième est que cette même ligne de comportement doit s’inscrire dans la durée. Il y a  « une incitation à ne pas s'écarter de la ligne de conduite commune sur le marché ». La troisième exige que la réaction prévisible des concurrents actuels et potentiels ainsi que des consommateurs ne remettraient pas en cause les résultats attendus de la ligne d'action commune. ». Le droit français, dans un arrêt récent ( Cass Com 7 juillet 2009 Vicat Lafarge Ciment ), a confirmé l’applicabilité de ces trois conditions, posées par la jurisprudence européenne, participant ainsi à une uniformisation du droit européen. Toujours dans cet objectif d’uniformisation du droit européen de la concurrence, la LRC reprend la définition de la jurisprudence européenne. Il y a dominance collective quand les entreprises n’ont « aucune concurrence substantielle » (Art 19 Al 2 Phrase 2 LRC) et remplissent les conditions de l’article 19 Al 2 Phrase 1 Nr 2. Une fois que les juges ont déterminé un groupe d’entreprise ayant des liens entre elles sur le marché, ils appliquent le même faisceau d’indice établi par la jurisprudence européenne pour déterminer une position dominante individuelle. La présomption qui est posée pour une entreprises individuelle peut aussi concerner un groupe ( dans l’article 19 al 3 LRC ). Le législateur allemand souhaite une fois de plus encadrer et être précis sur la définition de la position dominante.

Conclusion

Les législations internes française et allemande ont toutes les deux intégré les règles du droit européen de la concurrence mais de différentes manières. Du fait de l’absence de textes législatifs précis, les juges français suivent la jurisprudence européenne. La définition de la position dominante s’est donc faite progressivement grâce à une jurisprudence européenne complète. L’Allemagne a choisi de codifier la définition de la position dominante, afin de pouvoir maitriser une notion qui selon elle, était trop vague mais ce manque de flexibilité n’est qu’apparent. En effet, l’Allemagne souhaite avant tout se conformer au droit européen. Le législateur et le juge allemand s’unissent donc aussi bien sur le plan législatif ( nouvelle LRC publiée l’année prochaine ) et jurisprudentiel  pour parvenir à une harmonisation progressive avec le droit européen de la concurrence. La méthode de mise en conformité du droit de la concurrence allemande avec le droit européen est donc bien aussi efficace que la méthode française

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

Textes de lois :

Code du Commerce Edition 2011, Dalloz

Loi relative aux restrictions de concurrence de 1999 ( en français sur http://www.bundeskartellamt.de/wFranzoesisch/download/pdf/GWB_F.pdf)

Traité de Lisbonne

 

Arrêts :

CJCE, 14 février 1978, United Brands, aff 27/76 Rec. 207

CJCE, 13 février 1979 Hoffman Laroche, aff 85/76, Rec 461

Commission 9 décembre 1971, Continental Can

TPICE, 12 décembre 1991, Hilti, aff 30/89

TPICE, 6 juin 2002, Air Tour T 342/99

 

Cass. Com Paris 17 octobre 1990 IR 273.

Cass. Com, 7 juillet 2009, Vicat et Lafarge ciments suivi de CA Paris, 15 avril 2010

 

BGHZ 67, 104, 113 – Vitamin B-12)

BGH NJW 1992, 2289 Kaufhof/Saturn

 

Livres :

Droit de la concurrence interne et européen 5° édition, Marie Malaurie-Vignal. Sirey Université

Grundkurs Wettbewerbs- und Kartellrecht, Kling Thomas, Verlag C.H.Beck

Grundrisse des Rechts, Kartellrecht 2 Auflage Tobias Lettl, Verlag C.H.Beck

Commentaire du Code du Commerce Dalloz édition 2011

 

Site :

http://www.bundeskartellamt.de/