A propos de l'affaire Branzburg v. Hayes et de l'immunité de témoignage des journalistes en droit américain et en droit français, par Särra-Tilila Bounfour

Tandis que la proposition de loi introduite par la Chambre des Représentants du Congrès américain en 2007 établissant une immunité de témoignage au profit des journalistes n’est toujours pas devenue une loi fédérale, son adoption semble aujourd’hui inévitable. Une telle loi ferait la part belle à la décision Branzburg v. Hayes, rendue vingt-cinq ans plus tôt, dans laquelle la Cour Suprême jugeait que le 1er Amendement n’offrait aucune immunité aux journalistes souhaitant protéger leurs sources.

Les journalistes sont au cœur de l’information qu’ils recherchent dans un premier temps, puis publient dans un deuxième, et sont ainsi eux-mêmes une source d’informations pour les autorités judicaires, notamment par le biais de leurs sources, souvent confidentielles. C’est pourquoi il arrive que ces autorités cherchent à faire témoigner les journalistes qui ont publié un article sur un évènement ou des personnes désormais l’objet de poursuites pénales. Les journalistes leur opposent souvent un droit au secret, ou immunité de témoignage, pour protéger l’identité de ces sources auxquelles ils ont souvent promis la confidentialité et sans qui ils ne parviendraient pas à obtenir des informations essentielles. Ce sont alors les besoins de la justice pénale qui s’opposent au principe fondamental de la liberté de la presse.

La Cour Suprême américaine ne s’est prononcée qu’une fois sur l’existence d’une éventuelle immunité de témoignage des journalistes, pourtant souvent avancée par ces derniers lorsqu’ils souhaitent protéger l’identité de leurs sources anonymes au cours d’une procédure judiciaire. Alors que les décisions de la Cour Suprême ont généralement la vertu de résoudre une question de droit longtemps disputée, Branzburg v. Hayes, rendue le 29 juin 1972, est encore aujourd’hui l’objet de discussions et commentaires dus à la confusion qui en a résulté, tant au niveau des Etats fédérés qu’à celui des tribunaux fédéraux. De plus, le principe de liberté de la presse doit récemment faire face à une remise en cause plus générale, fondée sur la protection de la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme, notamment dans le cadre de la guerre en Irak. C’est pourquoi, le Congrès Américain travaille aujourd’hui à l’adoption d’une loi fédérale permettant de clarifier la situation des journalistes à qui la justice demande de témoigner.

Dans l’affaire Branzburg, la Cour était appelée à se prononcer sur quatre affaires impliquant trois journalistes assignés à comparaître devant un grand jury. Leurs témoignages étaient requis dans des affaires criminelles pour déterminer si les accusés devaient être poursuivis, parce que les journalistes avaient enquêté auprès de certains groupes, tels que les Black Panthers ou des trafiquants de drogue, dans le cadre de reportages publiés par la suite. Tous ont refusé de témoigner, arguant que selon le 1er Amendement de la Constitution Américaine qui proclame la liberté de la presse, les journalistes bénéficient d’une immunité de témoignage qui leur permet notamment de ne pas révéler l’identité de leurs sources. En appel, dans une seule de ces quatre affaires, le journaliste a eu gain de cause. La Cour d’Appel fédérale du 9e Circuit a en effet reconnu l’existence d’une immunité relative au motif que le droit du public à l’information, protégé par le 1er Amendement, serait compromis par l’obligation du journaliste de révéler ses sources car celles-ci se feraient plus rares. La Cour Suprême a renversé cette décision et confirmé celles rendues par les Cours suprêmes du Kentucky et du Massachusetts, jugeant qu’il n’existe pas d’immunité de témoignage des journalistes fondée sur le 1er Amendement. Si cette décision semblait exprimer un refus net, les interprétations qui ont suivies ont largement limité sa portée.

Le rejet par la majorité d’une immunité de témoignage des journalistes. La décision rendue dans Branzburg v. Hayes a été âprement disputée (décision 5-4), mais l’opinion de la majorité affirme catégoriquement que si le 1er Amendement protège la liberté de la presse, cela ne signifie en aucun cas qu’il accorde aux journalistes le droit de refuser de témoigner, droit dont aucun autre citoyen ne bénéficie. Ce droit revendiqué par les journalistes se rapproche de celui du secret professionnel dont jouissent par exemple les avocats et les médecins. Pourtant, leur métier est bien de rendre les faits publics. Ce qu’ils réclament et qui leur est refusé par la Cour est donc le droit de ne pas révéler leurs sources. L’argument qu’ils avancent et que la Cour rejette comme étant trop subjectif et invérifiable est que si la justice peut forcer les journalistes à communiquer l’identité de leurs informateurs, cela revient à détruire le lien de confiance qui existe entre journalistes et sources. Or, les sources sont essentielles pour le journaliste et ne pas pouvoir leur garantir l’anonymat les empêchera d’en trouver d’autres, surtout lorsque les faits que ces informateurs donnent aux journalistes sont liés à des activités criminelles par peur de représailles.

Trouver un équilibre entre les objectifs de la justice pénale et la liberté de la presse. Le juge White, qui a rédigé l’opinion de la majorité, admet que le travail des journalistes doit être protégé et que leur quête de l’information ne doit pas être entravée. Mais une fois l’information publiée, ils peuvent être assignés à comparaître comme tout citoyen. Il admet cependant une limite à l’obligation de témoigner lorsque le grand jury, en assignant le journaliste à comparaître ou en lui posant des questions au cours du témoignage, agit de mauvaise foi. La majorité décide donc de placer les intérêts de la justice pénale avant ceux de la presse alors qu’en France, la pratique jurisprudentielle tendait plutôt à accorder une large protection au secret des sources. En effet, dans deux affaires impliquant des personnalités publiques demandant de connaître l’identité d’un photographe dont les photos avaient été publiées dans un article, le TGI de Paris a refusé d’accéder à la demande des requérants au motif que le droit à la protection des sources est inhérent à la liberté de la presse (TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 25 juin 1997, Brad Pitt c. Voici, JCP 1998.II.1013 ; TGI Paris, 1re ch. 1re sect., 22 octobre 1997, V. Cassel c. Sté Prisma Presse, Legipresse, avril 1998, n°150.III.58). La liberté de la presse est un principe fondamental consacré aussi bien dans l’ordre juridique américain, au 1er Amendement, que dans l’ordre juridique français, par l’intermédiaire de l’art. 10 de la Convention EDH. Néanmoins, les solutions divergent quand à la question d’une immunité de témoignage, cela étant certainement liées à l’histoire et aux traditions respectives de chaque nation. La Cour Européenne des Droits de l’Homme, contrairement à la Cour Suprême américaine, a expressément tranché le débat en faveur du droit à la protection des sources (CEDH, 27 mars 1996, Goodwin c. Royaume-Uni), demandant aux Etats membres du Conseil de l’Europe de garantir dans leur ordre juridique interne ce droit décrit comme « l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse ». En effet, la Cour reconnaît l’importance pour les sociétés démocratiques de ne pas dissuader ces sources de contribuer à l’information du public sur des sujets d’intérêt général. La Cour fonde sa décision sur le droit de recevoir l’information, au-delà du simple de droit de la communiquer, prenant ainsi principalement en compte l’intérêt du public.

Le devoir du législateur d’intervenir. Selon la majorité dans Branzburg, c’est au législateur fédéral qu’il appartient de se prononcer sur cette question sensible et non à la justice. Une telle vision est surement due au fait qu’une trentaine d’Etats fédérés avaient déjà adopté une loi pour mettre en place une immunité de témoignage. Malgré cet appel fait dès 1972 et l’insistance des médias, le Congrès n’a toujours pas voté de loi, tandis que le législateur français est finalement intervenu en adoptant la loi du 4 janvier 1993, qui introduit un alinéa 2 à l’article 109 du Code de Procédure pénale disposant : « tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine ». S’il semble désormais essentiel que le Congrès américain agisse pour garantir une immunité de témoignage aux journalistes, ne serait-ce que relative, cela n’était pas le cas en France au regard de la pratique jurisprudentielle largement favorable aux journalistes. Ceux-ci préféraient néanmoins obtenir un texte sur lequel s’appuyer, comme il est traditionnel de faire dans les systèmes dits de droit civil.

Une majorité largement fragilisée par une opinion individuelle concordante. Si la majorité semble comporter cinq des neufs juges siégeant à la Cour Suprême, l’opacité de l’opinion individuelle concordante du juge Powell a rapidement jeté le doute sur la portée de la décision. En effet, Powell note que les journalistes assignés à comparaître ne sont pas dépourvus de tout droits constitutionnels quant à la recherche d’informations et à la protection de leurs sources. Powell suit la majorité lorsque celle-ci concède aux journalistes la possibilité de refuser de témoigner devant un grand jury qui agirait de mauvaise foi. Notons tout de même qu’aucun n’a cherché à définir la notion de mauvaise foi dans ce contexte. Powell va plus loin en préconisant que les journalistes bénéficient d’une immunité relative au regard d’un « équilibre entre la liberté de la presse et l’obligation de tous les citoyens de fournir un témoignage pertinent concernant une activité criminelle ». Il propose ainsi une analyse au cas par cas. Son opinion semble donc s’éloigner considérablement du refus catégorique de la majorité mais son véritable sens reste quelque peu énigmatique. Le New York Times a publié en 2007 des notes du juge Powell, contemporaines de la rédaction de son opinion concordante, qui éclairent ces propos : il écrit que la Cour ne devrait pas établir d’immunité constitutionnelle fondée sur le 1er Amendement en raison des nombreux problèmes à surmonter par la suite tels que définir le terme même de journaliste. Cependant, il écrit également noir sur blanc qu’il « existe une immunité analogue à une immunité probatoire », telle que celle des médecins et avocats, « que les tribunaux devraient reconnaître et appliquer pour protéger les informations confidentielles ». A la lumière de ces notes, il apparaît désormais que seuls quatre juges de la majorité rejettent véritablement l’existence d’un quelconque privilège ou immunité de témoignage.

Les opinions dissidentes des quatre juges de la minorité. La première opinion est individuelle et est la seule à recommander une immunité absolue, permettant aux journalistes de refuser de témoigner et de révéler leurs sources peu importe les circonstances. Le juge Douglas considère qu’il n’existe aucun « compelling interest » ou intérêt impératif justifiant l’apposition d’une quelconque limite au droit des journalistes de ne pas témoigner, sauf lorsque le journaliste est lui-même impliqué dans un délit ou un crime. L’opinion collective dissidente rédigée par le juge Stewart est sans aucun doute la plus importante de par la portée qui lui a été attribuée. Stewart et les deux juges qui l’ont rejoint recommandent quant à eux une immunité relative toujours fondée sur le 1er Amendement et la liberté de la presse. Le raisonnement est celui adopté par la plupart des journalistes dans les affaires soumises à la Cour : la confidentialité est un élément clé dans l’obtention de sources et d’informateurs, ceux-ci étant nécessaires pour rassembler des informations. La minorité s’inquiète également des limites du pouvoir que la Cour confère au gouvernement et aux autorités judiciaires puisqu’il semble n’exister aucun contrôle. C’est pour ces raisons que les trois juges proposent d’établir une présomption d’immunité de témoignage que le gouvernement peut renverser en démontrant un motif raisonnable pour penser que l’information demandée au journaliste est pertinente dans l’affaire criminelle, que l’information en question ne peut pas être obtenue par d’autres moyens qui porteraient une atteinte moindre à la liberté de la presse et que le gouvernement a un intérêt impérieux dans son obtention. Cette solution se rapproche de celle de l’arrêt Goodwin, où la CEDH précise qu’une injonction de divulgation des sources est inconciliable avec l’art. 10, mais admet qu’une telle décision pourrait être justifiée par la démonstration d’un « impératif prépondérant d’intérêt public » ; une notion d’ailleurs insérée en droit français par la loi du 4 janvier 2010 qui met en accord droits français et européen.

Une jurisprudence plutôt favorable aux journalistes. Il apparaît que cinq des neufs juges aient en réalité été favorables à une immunité de témoignage des journalistes. Cela explique en partie les interprétations juridictionnelles subséquentes. Dans de multiples affaires, des journalistes sont parvenus à convaincre les tribunaux que Branzburg tranchait en leur faveur. Comme en France, ce sont donc les tribunaux qui sont intervenus pour protéger les sources anonymes des journalistes. Ainsi, neuf des douze Cours d’appel fédérales ont accordé aux journalistes un privilège relatif en suivant l’opinion dissidente du juge Stewart (première affaire : Silkwood v. Kerr-McGee Corp., 563 F.2d 433, 436-37 (10th Cir. 1977)). Certaines sont même allées jusqu’à protéger des informations ou sources non-confidentielles, montrant ainsi la portée plus que limitée de Branzburg (protection de sources non confidentielles obtenus pour la rédaction d’un livre : Shoen v. Shoen, 5 F.3d 1289, 1294-1295 (9th Cir. 1993)).

La dichotomie matière civile/matière pénale. La Cour Suprême s’est prononcée au regard de quatre affaires concernant des assignations à comparaître devant un grand jury, et donc des affaires criminelles uniquement. Cela a certainement contribué à une certaine confusion dans les tribunaux fédéraux. La portée de l’arrêt Branzburg peut ainsi être limitée à des faits similaires, ou, au regard des termes généraux utilisés par la majorité, étendue à toute invocation de l’immunité de témoignage par un journaliste. La pratique jurisprudentielle mentionnée plus haut concerne la matière civile. Les tribunaux ont peu de difficultés à l’appliquer dans ce type d’affaires puisque punir les criminels n’est alors pas un enjeu. Cependant, la pratique des tribunaux change radicalement dès lors que le témoignage intervient dans le cadre d’affaires pénales. Aux Etats-Unis, seules quatre Cours d’appel fédérales ont étendu l’immunité à la matière pénale (notamment United States v. Burke, 700 F.2d 70, 77 (2d Cir. 1983)) ; les autres considérant que la Cour Suprême avait déjà répondu par la négative dans Branzburg en plaçant les besoins de la justice pénale au premier plan. Ce phénomène est particulièrement remarquable en France où si les juridictions civiles sont favorables à la protection du secret des sources, les juridictions pénales le sont bien moins, notamment en raison des multiples possibilités de contournement. Appliqué strictement, l’art. 109 al. 2 du CPP introduit par la loi du 4 janvier 1993 n’offre pas aux journalistes de protection majeure puisqu’il est limité aux situations où le journaliste est entendu comme témoin. Ainsi, les dispositions de la loi Perben 2 du 9 mars 2004 ont introduit des dispositifs de réquisitions et de perquisitions qui fragilisent cette maigre protection. Si les réquisitions nécessitent l’accord du journaliste (art. 60-1 CPP combiné à l’art. 56-2 CPP), le refus de celui-ci peut toujours être contourné par le recours à des perquisitions. Trois étapes permettent d’esquiver le droit du journaliste. S’il refuse de témoigner en vertu de l’article 109, il pourra « être requis » de fournir des documents, en vertu de l’al. 2 du même article. S’il refuse à nouveau, le juge pourra ordonner des mesures de perquisition afin d’obtenir l’identité de la source du journaliste ou de recueillir les éléments de preuve souhaités. Enfin, dans le cas où la perquisition serait infructueuse, le journaliste pourra faire l’objet d’une mise en examen pour recel. (A. Guedj, « la protection des sources journalistiques : une lecture du droit positif français à l’aune de la loi Perben 2 », in Legipresse, n°211, mai 2004, p. 53-59).

Si l’adoption d’un texte législatif semble nécessaire aux Etats-Unis, l’expérience française apporte sûrement quelques leçons quant à la nécessité de façonner l’immunité de témoignage de telle manière à assurer un véritable respect du secret des sources et empêcher les autorités policières et judiciaires de la contourner notamment par des procédures de perquisitions. La loi du 4 janvier 2010 est récemment venue intensifier la protection des sources journalistiques en limitant la pratique des perquisitions et en étendant l’immunité de témoignage devant le tribunal correctionnel et la cour d’assises.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages - Derieux Emmanuelle, Droit des médias, L.G.D.J. - Dienes C. Thomas, Lee Levine, Robert C. Lind, Newsgathering and the law, (1997). - Heinke Rex S., Media law, Washington, D.C.: Bureau of National Affairs (1994).

Articles - Guedj Alexis, « La protection des sources journalistiques : une lecture du droit positif français à l’aune de la loi Perben 2“ », Légipresse n° 211.II., pp. 53-59. - Tucker James Thomas & Wermiel Stephen, Enacting a Reasonable Federal Shield Law: A Reply to Professors Clymer and Eliason, Am. U. L. Rev. pp. 1291-1338 (2007).

Décisions - Branzburg v. Hayes, 408 U.S. 665 (1972). - Silkwood v. Kerr-McGee Corp., 563 F.2d 433, 436-37 (10th Cir. 1977). - Shoen v. Shoen, 5 F.3d 1289, 1294-1295 (9th Cir. 1993). - United States v. Burke, 700 F.2d 70, 77 (2d Cir. 1983). - TGI Paris, 1re ch., 1re sect., 25 juin 1997, Brad Pitt c. Voici, JCP 1998.II.1013. - TGI Paris, 1re ch. 1re sect., 22 octobre 1997, V. Cassel c. Sté Prisma Presse, Legipresse, avril 1998, n°150.III.58.

Autres - Adam Liptak, A Justice’s Scribbles on Journalists’ Rights, New York Times (2007).