A propos de l'affaire Pinochet par Lucile Abassade

L’affaire Pinochet, Chambre des Lords, 25 novembre 1998 et 24 avril 1999 Augusto Pinochet fut arrêté le 23 octobre 1998 par les autorités britanniques en vertu d’un mandat d’arrêt espagnol alors qu’il était de passage à Londres pour une visite à l’hôpital. Pinochet contesta son arrestation en invoquant le principe de droit international d’immunité étatique. Dans deux arrêts historiques qui influencèrent plusieurs juridictions internes et internationales, la Chambre des Lords écarta son immunité et déclara qu’il devrait répondre de ses actes devant la justice espagnole.

Alors que Pinochet était à la tête du Chili, plus de 3000 personnes furent tuées ou portées disparues. Le gouvernement espagnol réunit plusieurs preuves établissant qu’entre 1973 et 1983, 11 ressortissants espagnols avaient été torturés par l’ancien dictateur. Lors de son passage à Londres, les autorités britanniques, sollicitées par l’Espagne, arrêtèrent Pinochet. Il contesta son arrestation en alléguant qu’en tant qu’ancien chef d’Etat, il bénéficiait de l’immunité mais la Chambre des Lords, dans deux arrêts révolutionnaires, déclara que Pinochet n’était protégé par aucune immunité, et qu’il devait être extradé en Espagne.

C’est la première fois qu’une cour levait l’immunité d’un chef d’Etat pour le contraindre à répondre de ses actes devant un tribunal de droit interne. C’est aussi l’une des rares affaires où la Chambre des Lords invoqua directement des règles de droit international. Pinochet est enfin le premier arrêt où la Chambre des Lords dut casser son premier jugement et statuer de nouveau sur la même affaire. En effet, un des juges de la majorité, Lord Nicholls, fut l’objet d’un tel battage médiatique mettant en cause son impartialité du fait de ses liens avec Amnesty International, que le jugement fut annulé et dut être reconduit. La Chambre, autrement constituée, produisit un arrêt motivé différemment mais arrivant à la même conclusion : Pinochet ne bénéficiait pas de l’immunité. Par deux fois, la Chambre des Lords a apporté une limite à l’immunité des anciens chefs d’Etat coupables de crimes de torture.

Certains auteurs, comme le juriste Philippe Sands (« Pinochet in London », Lawless World, Pinguin Book) accueillirent cet arrêt avec enthousiasme : à défaut d’un système pénal international, les chefs d’Etat coupables de crimes internationaux ne resteraient néanmoins pas impunis. D’autres, comme Jonathan Black-Branch (« Sovereign Immunity Under International Law », in Diana Woodhouse, the Pinochet Case, p.94), y virent au contraire une menace à l’indépendance souveraine des Etats.

L’arrêt Pinochet est-il, comme le soutient une partie de la doctrine, contraire au droit international de l’immunité ? Menace-t-il le principe de souveraineté étatique ?

Nous établirons dans ce devoir que Pinochet est conforme au principe de l’immunité étatique et au droit international et qu’ainsi, il respecte le principe de la souveraineté étatique, qui est un principe fondateur du droit international. Nous étudierons enfin la portée de cet arrêt de droit interne en droit international.

Il nous faut, tout d’abord, nous interroger sur la définition du principe d’immunité de l’Etat en droit international

Le principe d’immunité de l’Etat en droit international.

D’aucuns pourraient être surpris que la Chambre des Lords ait écarté l’immunité de l’ancien chef d’Etat du Chili, considérant le principe de droit international d’immunité de l’Etat. La plupart des auteurs s’accordent pour dire que ce principe dérive du principe d’indépendance souveraine des Etats : la souveraineté étatique ne permet pas qu’un Etat juge les actes commis par un autre Etat.

Comme l’affirmaient les juges de la minorité dans le premier arrêt Pinochet, le principe d’immunité de l’Etat signifie l’immunité des chefs d’Etat. La CIJ affirma cela dans un arrêt postérieur, Congo contre Belgique (2003). Sans pouvoir invoquer cet arrêt, Lord Hadley tenta de démontrer qu’il s’agissait d’une coutume de droit international et, pour établir la pratique constante, s’appuya sur de nombreux arrêts étrangers. Ainsi, la Cour Suprême des Etats-Unis, dans un arrêt The Schooner Exchange v Mc Faddon (1812) affirma le principe de l’immunité des chefs d’Etat au nom de “l’égalité, l’indépendance et la dignité des Etats” . En Angleterre, dès 1848 dans un arrêt opposant le duc de Brunswick et le roi de Hanovre (The Duke of Brunswick v The King of Hanover), la Chambre déclara qu’un “souverain étranger… ne peut être tenu responsable devant cette cour pour un acte commis en tant que souverain a l’étranger” .

En droit interne anglais, le State Immunity Act 1978 reprend le principe de l’immunité et précise (article 14) qu’il concerne les chefs d’Etat et représentants du Gouvernement. Cependant, le State Immunity Act limite l’immunité dans les cas de poursuites pénales.

Un ancien chef d’Etat coupable de crimes de torture ne peut pas bénéficier de ce principe.

Lord Stynn, juge de la minorité, soutint qu’en droit international, la coutume interdit toute poursuite pénale contre un ancien chef d’Etat, sauf si l’Etat en question a décidé de lever l’immunité, comme dans une affaire américaine contre le président Marcos, où les Philippines avaient elles-mêmes lever l’immunité protégeant Marcos (voir P. Sanders, op. cit. p. 27). Pour affirmer que l’immunité continue de protéger un chef d’Etat après la cessation de ses fonctions, Lord Stynn se référa à un vieil arrêt américain, Hatch v Baez, de 1876, ou le requérant mettait en cause le Président de la République Dominicaine. Dans cet arrêt, la Cour Suprême des Etats Unis décida que le fait que le défendeur ne soit plus président ne levait pas son immunité. Cependant, un tel raisonnement n’est pas conforme avec l’esprit du principe international de l’immunité. Comme le rappelle Campbell MacLachlan (« Pinochet Revisited », International and Comparative Law Quarterly, oct. 2002), l’immunité des représentants étatiques n’a pour fondement que la protection des intérêts de l’Etat. Une fois le représentant démis de ses fonctions, son immunité disparaîtra, sauf si elle peut être justifiée pour protéger des intérêts étatiques. Dans un arrêt de 2002 Congo contre Belgique, la Cour Internationale de Justice (CIJ) a également rappelé que « l’immunité d’un représentant gouvernemental n’a pas pour but de protéger ses intérêts personnels, mais de lui permettre d’exercer correctement ses fonctions au nom de l’Etat ». En l’espèce, la Chambre des Lords ne put invoquer l’arrêt de la CIJ, postérieur à Pinochet, et s’appuya sur la doctrine de common law d’ « acte d’Etat », qui soutient que si les crimes furent commis par l’ancien chef d’Etat au nom de l’Etat, l’immunité le protégera, sauf convention internationale contraire. Ayant décidé que les crimes commis par Pinochet n’étaient pas commis au nom de l’Etat du Chili et que ces crimes étaient bien trop graves pour rester impunis, les Lords, dans leur premier arrêt, déclarèrent que l’ancien dictateur ne pouvait bénéficier de l’immunité.

Comme nous le savons, le premier arrêt Pinochet de la Chambre des Lords fut annulé suite à un scandale médiatique, et les Lords se réunirent de nouveau pour se pencher sur la même affaire.

En jugeant de nouveau contre Pinochet, les Lords s’appuyèrent sur des fondements de droit international et réaffirmèrent ainsi le respect du droit international par le droit anglais. De plus, ils établirent une opposition symbolique au crime de torture, même commis à l’étranger.

La Chambre s’appuya sur deux fondements pour rejeter l’immunité de l’ancien dictateur : la prohibition de la torture comme règle de jus cogens et la Convention Internationale contre la Torture de 1984.

Les règles de jus cogens, une limite à l’immunité des anciens chefs d’Etat

D’après le juge Lord Wilkinson, le droit international, depuis la seconde guerre mondiale, s’intéresse aux individus et non plus seulement aux Etats, et condamne les auteurs de crimes d’une gravité exceptionnelle comme la torture, prohibée par la Convention de 1984. De plus, l’arrêt Furundzija du Tribunal Pénal International pour l’ex Yougoslavie érige la prohibition de la torture en une règle de jus cogens. Selon Lord Wilkinson, un crime de jus cogens est si grave qu’il doit être puni par tout Etat, car son auteur est un « danger pour l’éspèce humaine et toutes les nations ont un intérêt à son arrestation et sa poursuite judiciaire » (Demjanjuk v. Petrovsky, 1985). Ainsi, le simple fait que Pinochet ait commis des crimes contraires au jus cogens suffit à lever toute immunité.

La Chambre des Lords, pour condamner Pinochet, s’appuya également sur la Convention Internationale contre la Torture de 1984, dont le Royaume-Uni, l’Espagne et le Chili sont signataires.

3. Convention contre la Torture et Immunité

Selon l’article 5(1), un Etat Membre est compétent pour juger du crime de torture si (a) le crime est commis sur le territoire de cet Etat, (b) le prévenu est de la nationalité de cet Etat, ou (c) dans certaines circonstances, si la victime est de nationalité de cet Etat. En l’espèce, Pinochet ayant commis des crimes contre des ressortissants espagnols, l’Espagne serait, d’après la Convention, compétente pour juger l’ancien dictateur. L’article 5(2) exige que tout Etat agisse en justice contre un représentant d’un gouvernement soupçonné du crime de torture arrêté sur son territoire. S’il ne peut le juger, il doit l’extrader vers un Etat compétent. Ainsi, le Royaume-Uni serait tenu d’agir contre Pinochet et le cas échéant de procéder à son extradition afin qu’il soit jugé. Cette disposition traduit la volonté des rédacteurs d’assurer la comparaison en justice de tout représentant gouvernemental soupçonné d’avoir commis un crime de torture.

Cependant, la Convention n’évoque pas la question de l’immunité. A la question de savoir si l’immunité étatique peut empêcher l’application de la Convention à l’encontre d’un ancien chef d’Etat, les Lords répondirent par la négative, car cela serait incompatible avec la volonté des auteurs de la Convention. Ainsi, la House of Lords décida que Pinochet n’était protégé par aucune immunité pour les actes commis après 1998, date d’entrée en vigueur de la Convention au Royaume-Uni, en Espagne et au Chili.

Il est déplorable que, pour des raisons diplomatiques, Pinochet ne fût, finalement, pas extradé. Toutefois, l’arrêt Pinochet est tellement révolutionnaire que sa portée au niveau international inquiéta une partie de la doctrine. En effet, l’arrêt Pinochet s’inscrit dans une époque marquée par des interventions internationales en Yougoslavie et en Irak. Il fut avancé qu’en balayant l’immunité étatique, la Chambre des Lords consacrait ce droit d’intervention, menaçant l’indépendance souveraine des Etats (Jonathan Black-Branch, op. cit.).

C’est une interprétation très extensive de l’arrêt de la Chambre des Lords. Au contraire, il semble que les Lords aient voulu affirmer l’application du droit international dans l’ordre interne, et donc le respect de la souveraineté étatique, principe fondateur du droit international.

Un arrêt de la CIJ, Congo contre Belgique, affirma le principe de l’immunité étatique et apaisa la controverse.

Congo contre Belgique : un revirement ?

La Cour de Justice, en 2002, décida que le Premier Ministre du Congo, Yérodia, ne pouvait être jugé par la Belgique pour avoir proclamé un discours encourageant à la haine raciale entraînant de nombreux lynchages. Agissant en vertu du droit humanitaire belge, les autorités Belges émirent un mandat d’arrêt à son encontre. Le Congo saisit la CIJ, qui affirma l’immunité de Yérodia du fait de sa qualité de représentant étatique.

Toutefois, ce jugement ne saurait être interprété comme un revirement de Pinochet. Les faits sont incomparables : les délits avaient lieu au Congo, les victimes étaient de nationalité congolaise, et Yérodia n’avait pas commis de crime de torture, ni violé de norme de jus cogens. Si la portée de Pinochet est de condamner la torture de manière universelle, l’idée de Congo contre Belgique est simplement de réaffirmer le principe de souveraineté nationale qui, comme nous l’avons vu, est à la base du droit international public.

Conclusion

Pinochet demeure un arrêt influent. En 2003, la Cour Suprême de Sierra Leone rejeta l’invocation de l’immunité de Charles Taylor, ancien président du Libéria, et motiva son arrêt en s’appuyant sur l’arrêt Pinochet (Prosecutor contre Charles Taylor, 2003).

L’influence de l’arrêt Pinochet autant sur le droit international témoigne de la perméabilité de l’ordre interne et de l’ordre international. Il semble qu’en l’absence d’une cour pénale internationale effective, Pinochet, arrêt de droit interne, a répondu à une « nécessité sociale » internationale comme le disait Georges Scelles, d’opposition à la torture.