A propos de l'effet des arrêts de la CIJ en droits français et américain, par Alexandre Bertuzzi

En décidant que l'arrêt Avena de la CIJ n'est pas d'applicabilité directe en droit interne américain, le présent arrêt établit également qu'un traité n'est d'applicabilité directe que si cela est clairement prévu par le traité. Ce faisant, cette décision revient sur la position constitutionnelle américaine traditionnellement moniste, bien plus souple et proche du droit français, revirement qui semble regrettable pour l'effectivité du droit international à une époque où son importance croît.

L'EFFET DES ARRETS DE LA CIJ EN DROITS FRANÇAIS ET AMERICAIN

Alexandre Bertuzzi

En décidant que l'arrêt Avena de la CIJ n'est pas d'applicabilité directe en droit interne américain, le présent arrêt établit également qu'un traité n'est d'applicabilité directe que si cela est clairement prévu par le traité. Ce faisant, cette décision revient sur la position constitutionnelle américaine traditionnellement moniste, bien plus souple et proche du droit français, revirement qui semble regrettable pour l'effectivité du droit international à une époque où son importance croît.

Mots-clés: "self-executing", applicabilité directe, effet direct, monisme, France, États-Unis, CIJ, Avena

Bien que déjà amorcé au XIXème siècle, le véritable essor du droit international s'est essentiellement fait tout au long du XXème siècle, notamment après la Seconde Guerre Mondiale avec le développement des Nations Unies et des échanges internationaux. Malgré cette importance croissante d'un droit qui régit désormais de plus en plus les rapports entre personnes privées et confère à celles-ci des droits, les États demeurent réticents à lui accorder une place centrale dans leur ordre juridique interne. Dans l'arrêt étudié ici, la Cour suprême américaine décide que la décision Avena du 31 mars 2004 de la Cour Internationale de Justice n'est pas directement applicable en droit interne américain, qu'elle n'est pas – pour reprendre le vocabulaire anglo-saxon souvent utilisé – "self-executing". Ce n'est pas tant le résultat de cette affaire que le raisonnement suivi par la Cour qui présente un intérêt pour l'étude des rapports entre droit international et droit interne. En effet, le résultat est le même dans tous les pays du monde, aucun ne reconnaissant d'effet direct aux jugements de la CIJ. Cependant, dans le présent arrêt, la Cour va bien plus loin, remettant presque en cause la possibilité d'une applicabilité directe des traités, et semble partant adopter une nouvelle approche du rôle des traités en droit interne. Au contraire, le droit français reconnaît sans ambiguïté cette possibilité d'une applicabilité directe de certaines dispositions de certains traités, à des conditions visant essentiellement à garantir que ces dispositions sont bien destinées à être appliquées directement et peuvent l'être effectivement. Ainsi, pour avoir un effet direct en droit français, les dispositions d'un traité doivent être claires, précises et inconditionnelles. En revanche, les arrêts de la CIJ n'ont pas d'effet direct en France non plus. De surcroît, la France, membre de l'Union européenne, fait partie d'un ordre juridique international sui generis relativement intégré. Dans ce cadre, de nombreux actes dérivés de traités ont un effet direct dans l'ordre juridique français, ce qui dénote une moindre réticence de la part du juge français à intégrer le droit international en droit interne. Si l'on peut sans doute, dans une perspective internationaliste, regretter que deux États aussi importants sur la scène internationale et dans le développement du droit international ne reconnaissent pas d'effet direct aux arrêts de la CIJ, le problème essentiel posé par l'arrêt étudié est celui de l'interaction entre deux systèmes juridiques, les ordres juridiques international et interne. En particulier, dans quelle mesure deux systèmes juridiques ayant a priori adopté une approche moniste intègrent-ils de manière véritablement automatique le droit international au droit interne? Le présent arrêt ne marque-t-il pas une évolution jurisprudentielle s'éloignant de ce monisme? La comparaison du droit français et du droit américain présente en l'espèce plusieurs intérêts. Tout d'abord, la France et – surtout – les États-Unis ont une grande importance dans le développement du droit international. Leur vision du rôle de ce droit et de sa place en droit interne a donc une forte influence au niveau international. De plus, il s'agit de confronter deux systèmes juridiques de traditions différentes se réclamant pourtant tous deux du monisme, ce que l'étude du présent arrêt permet de relativiser. Enfin, l'analyse des imperfections du monisme permet précisément de s'interroger sur la place réelle que les États sont prêts à accorder au droit international, et de se demander s'il n'existe pas un risque de régression en matière d'efficacité de ce droit au niveau interne. L'absence d'effet direct d'Avena Dans l'arrêt Medellin v. Texas, la question posée à la Cour suprême américaine était de savoir si l'arrêt Avena de la CIJ était d'applicabilité directe, et en particulier s'il pouvait primer sur une loi procédurale texane interdisant un nouveau recours de la part de Medellin. La Cour devait également décider si le Président avait le pouvoir d'ordonner l'application dudit arrêt en contravention de ladite loi texane. En effet, l'arrêt Avena exigeait des juridictions américaines qu'elles réexaminent l'affaire Medellin afin de déterminer si celui-ci avait subi un dommage du fait des violations de la Convention de Vienne sur les relations consulaires, laquelle prévoit que les autorités mexicaines soient averties et que Medellin bénéficie de leur aide, ce qui n'avait pas été le cas. Le problème était ici qu'une loi procédurale texane s'opposait à ce que l'affaire soit réexaminée. La Cour, par une décision très partagée (une majorité de cinq juges sur neufs, auxquels s'est joint un autre juge quant au résultat uniquement), a décidé que l'arrêt Avena n'a pas d'effet direct et que le Président n'a pas le pouvoir d'ordonner son application en contrariété à une loi étatique. La mise en œuvre d'un arrêt de la CIJ requiert, d'après la Cour, l'intervention du législateur, qui doit prendre des mesures d'application.

La majorité de la Cour soutient que les dispositions d'un traité n'ont d'effet direct que si le texte du traité lui-même, tel en tout cas qu'interprété par le Président ou le Sénat, prévoit clairement un tel effet. Il n'appartient pas aux juridictions de décider si ces dispositions sont d'effet direct au cas par cas selon des critères déterminés, cette dernière solution étant celle prônée par l'opinion dissidente dans la présente décision. En effet, le juge Breyer considère qu'une longue tradition jurisprudentielle montre qu'il appartient aux juges, en prenant en compte divers éléments – comme le texte du traité, ses objets et son but, les travaux préparatoires – de décider au cas par cas quelles dispositions de quels traités seront d'effet direct ou non, en grande partie en déterminant si ces dispositions sont destinées à être appliquées directement par un juge ou dénotent des engagements politiques que chaque État doit mettre en œuvre juridiquement. Appliquant ces critères, le juge Breyer va jusqu'à conclure que l'arrêt Avena est d'effet direct, ce que le juge Stevens, qui joint la majorité quant au résultat, ne peut admettre, bien qu'il soit d'accord sur le raisonnement de fond. En ce qui concerne le pouvoir du Président d'imposer l'application de l'arrêt Avena malgré une loi étatique contraire, la Cour estime qu'un tel pouvoir n'existe pas, essentiellement parce que le Congrès a ratifié la Charte des Nations Unies comme un traité sans effet direct et qu'il appartient à ce même Congrès et non au Président d'adopter les mesures internes nécessaires pour donner effet à ces traités dénués d'effet direct. Bien que cette question soulève de difficiles problèmes de droit constitutionnel américain, la Cour conclut schématiquement que la ratification de la Charte ne peut constituer une autorisation pour le Président de prendre des mesures d'application, puisque précisément le traité aurait été ratifié comme n'étant pas d'effet direct. Il est bien évident que le juge Breyer n'est pas d'accord avec ce raisonnement, puisque pour lui les traités en question sont d'effet direct. Toutefois, étant donné que cette question n'est pas essentielle à sa solution au problème posé à la Cour, il se contente de signaler que la Cour ne s'est pas encore prononcée sur le pouvoir du Président de prendre, en l'absence d'autorisation ou de prohibition expresses du Congrès, des mesures d'application de traités qui primeraient sur une loi étatique contraire.

Si la solution de l'arrêt n'est guère surprenante, le raisonnement suivi par la majorité paraît particulièrement étonnant, en particulier au regard du système constitutionnel américain. En effet, la majorité prétend qu'un traité ne pourra être "self-executing" en droit américain que si le texte du traité le prévoit de manière non-équivoque. Or, comme le démontre de manière très convaincante le juge Breyer dans son opinion dissidente, c'est là aller complètement à l'encontre de l'approche moniste adoptée par la Constitution américaine. La fameuse "Supremacy Clause" (clause de primauté) de la Constitution américaine prévoit ainsi que les traités font partie de la loi fédérale et opèrent sans requérir de mesures internes d'application. Ceci se comprend d'autant mieux que cette clause a été introduite pour se défaire du système britannique remarquablement dualiste, qui exige toujours l'adoption de mesures internes de mise en œuvre. Les dispositions de traités qui peuvent être appliquées sans l'intervention des organes politiques du gouvernement doivent donc traditionnellement l'être directement en droit interne américain. L'approche adoptée par la majorité dans la présente décision mène à une très forte réduction du nombre de traités "self-executing", ce qui semble en contradiction avec l'intention des rédacteurs de la Constitution et la jurisprudence citée par le juge Breyer.

Au contraire, la position du juge Breyer paraît bien plus cohérente avec cet héritage constitutionnel. Cette position est relativement proche de celle adoptée par la Constitution de la Vème République, du moins en ce qui concerne les traités. En effet, l'article 55 de cette Constitution dispose que les traités régulièrement ratifiés et publiés ont une valeur supérieure à celle de la loi. Cet article, très largement commenté pour le monisme qu'il professe sans nécessairement le permettre réellement en pratique, établit un système très proche du système constitutionnel américain. En revanche, les juridictions françaises ne semblent pas s'être déjà penchées sur la question de l'applicabilité directe en droit interne des arrêts de la CIJ. Au demeurant, le raisonnement de la Cour révèle sa fragilité dans le fait qu'il appartiendra bien de toute façon au juge interne d'interpréter un traité afin de déterminer s'il prévoit assez expressément son applicabilité directe, ce qui est assez peu différent de laisser le soin au juge de déterminer si un traité est d'applicabilité directe ou non. Au final, il revient au juge d'apprécier s'il considère qu'un traité a les caractéristiques pour être appliqué directement. Ce que la majorité se refuse à autoriser les juges internes à faire, elle-même fait pourtant afin de déterminer que les traités examinés en l'espèce ne sont pas d'applicabilité directe, ce qui n'est nullement évident dans leur texte même.

Le présent arrêt permet ainsi, plus que de comparer le résultat même de la décision américaine à un droit français muet sur le sujet, de s'interroger plus généralement sur l'interaction entre les ordres juridiques interne et international, en particulier dans des systèmes se réclamant du monisme. Si la Constitution américaine semble intégrer automatiquement les traités à l'ordre juridique interne, la position récente de la Cour suprême risque de fortement limiter l'intérêt d'une telle structure juridique, puisque les juges internes pourront refuser d'appliquer des dispositions a priori capables d'application directe en décrétant que les traités n'ont pas d'effet direct car ceux-ci ne prévoient pas expressément un tel effet. C'est là presque revenir à un système dualiste. De manière similaire, les juges français utilisent parfois des défaillances dans la procédure de ratification ou de publication pour refuser d'appliquer des traités (CE, Ass. 18/12/98, SARL du parc d'activité de Blotzheim).

Ceci soulève également le problème de l'interaction de multiples ordres juridiques, puisque les États-Unis sont un État fédéral, ce qui est en l'occurrence ce qui pose problème, une loi étatique texane empêchant l'arrêt Avena d'être mis en œuvre malgré la volonté du Président en ce sens. Une telle situation ne pourrait pas se produire en droit français. En revanche, cette situation particulièrement complexe est très intéressante pour la France en ce qui concerne l'Union européenne, qui tend à créer un système de plus en plus fédéral. Se pose alors la question de savoir comment les droits international et européen vont interagir avec le droit interne français. Par exemple, une décision européenne comme Van Parys (CJCE, 1/3/2005, C-377/02) – laquelle établit que les décisions de l'Organe de Règlement des Différends de l'Organisation Mondiale du Commerce n'ont pas d'effet direct dans l'ordre juridique communautaire – pourrait-elle faire obstacle à un droit interne plus favorable à l'applicabilité directe du droit international ? En l'occurrence, le présent arrêt démontre une totale inapplication du droit international – et d'un droit international très important et classique qu'est la protection diplomatique des ressortissants étrangers – due à une interaction plus qu'imparfaite entre ordres juridiques distincts. Ceci est d'autant plus étonnant que l'ordre juridique américain se réclame du monisme, et devrait partant intégrer le droit international sans difficultés. Enfin, puisque tant les États-Unis que la France sont membres permanents du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et ont donc un droit de véto, et parce que ce Conseil est le seul à pouvoir agir en cas de refus d'exécuter un arrêt de la CIJ, le refus par le juge de faire primer un tel arrêt sur le droit interne signe en réalité la complète caducité de l'arrêt dans ces deux États. On voit en effet mal un de ces pays se laisser sanctionner par le Conseil. La responsabilité internationale de l'État est certes alors engagée, mais, une fois encore, on voit mal quelles conséquences il pourrait y avoir puisque l'on ne peut pas obliger ces États – membres permanents du Conseil de sécurité – à se conformer à une éventuelle décision de la CIJ sur cette responsabilité. Concrètement, en France, bien que les résolutions du Conseil de Sécurité – décisions portant sur des questions politiquement délicates, comme souvent les arrêts de la CIJ – n'aient pas d'effet direct en droit français (Cass. Civ. 1ère, 25 avril 2006, Dumez, Bull. n° 202), on peut imaginer que le juge français serait plus ouvert à une telle applicabilité directe des arrêts de la CIJ, qui sont des décisions juridictionnelles impartiales, celui-ci étant bien plus favorable que le juge américain à la reconnaissance en droit interne des sentences arbitrales internationales. Finalement, dans un pays qui refuse tout effet direct aux arrêts de la CEDH, on voit néanmoins mal le juge interne accorder un effet direct aux arrêts de la CIJ, arrêts plus politiques et qui ne concernent que très rarement les individus.

En conclusion, il semble que le récent arrêt de la Cour suprême ne s'égare dans une position trop hostile à l'applicabilité directe en droit interne du droit international, position non seulement contraire à sa tradition constitutionnelle mais également inquiétante pour l'application du droit international dans le monde. Au contraire, la position dissidente du juge Breyer, semblable à ce qui se fait en France, semble bien meilleure, car elle garantit a priori que les dispositions d'un traité qui sont applicables directement le seront bien.

BIBLIOGRAPHIE:

Ouvrage général: - Pierre-Marie Dupuy, Droit international public, Dalloz, 7ème édition, 2004

Textes officiels: - Convention de Vienne sur les relations consulaires du 24 avril 1963 - Protocole de signature facultative concernant le règlement obligatoire des différends - Charte des Nations Unies du 26 juin 1945 - Statut de la Cour Internationale de Justice du 26 juin 1945 - Constitution française du 4 octobre 1958 - Constitution américaine du 17 septembre 1787

Décisions: - Medellin v. Texas, 128 S.Ct. 1346 (2008)

- CJCE, 1/3/2005, C-377/02, Van Parys - CE, Ass. 18/12/98, SARL du parc d'activité de Blotzheim, commentaire F. Poirat, RGDIP 1999/3, p. 753. - Cass. Civ. 1ère, 25 avril 2006, Dumez, Bull. n° 202