A propos de l'immunité de juridiction des Etats en cas de violations graves des Droits de l'homme, par Marc Atger

L'immunité de juridiction dont bénéficient en principe les Etats en raison de leur souveraineté est discutée en cas de violations graves des Droits de l'homme. L'objet de cet article est à la fois de mettre en avant le rôle du juge interne dans cette discussion relative au contenu de la coutume internationale et de démontrer que la pratique, dont ils sont les principaux acteurs, plaide pour un maintien de l'immunité dans le contexte d'actes commis en temps de guerre.

Dans sa décision n°06MA01509 datée du 6 mai 2008 la Cour Administrative d´Appel (CAA) de Marseille rejette la demande en annulation du jugement n°0302646/0403887 du tribunal administratif de Nice relatif à la condamnation solidaire de la France et de l'Allemagne en réparation des dommages subis par M. André X à la suite du service du travail obligatoire auquel il a été astreint durant la Seconde Guerre Mondiale. La Cour fonde son rejet sur sa prétendue incompétence pour juger tout Etat étranger – ici l'Allemagne – « en application du principe de souveraineté des Etats dans l'ordre international ». La souveraineté étatique, associée au principe d'égalité des Etats à l'article 2 §1 de la Charte des Nations Unies, est une notion issue du droit international qui signifie que les Etats sont indépendants et ne doivent être soumis sous aucune forme à l'autorité d'autres sujets de droit international sans y avoir consenti au préalable. Or accepter qu'un Etat juge, par l'intermédiaire de ses tribunaux, un autre Etat reviendrait à admettre une forme d'autorité du premier sur le second, ce qui irait à l'encontre du principe précédemment énoncé (« par in parem non habet jurisdictionem »). Du principe de souveraineté découlerait donc, en théorie, une exemption au profit des Etats étrangers de l'application par les tribunaux internes des normes normalement utilisées par eux. A l'échelle internationale, une telle immunité juridictionnelle des Etats repose sur la coutume internationale bien plus que sur des textes normatifs. Contrairement à de nombreux pays du Common Law (Cf supra), la France ne s'est pas munie de législation interne relative à l'immunité des Etats, il n'est pas surprenant alors que la CAA se réfère exclusivement au droit international pour fonder sa décision. L'alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 repris par la Constitution de 1958 énonce que « la République française se conforme aux règles du droit public international ». La coutume constitue indéniablement, en vertu de l'art. 38 §1 du Statut de la Cour Internationale de Justice (CIJ), une règle de droit international public. Son applicabilité directe par le juge administratif français n'est pas ambiguë, seule sa primauté sur le droit interne peut l'être (v. CE, Aquarone, 1997; CE, Paulin, 2000). Dans cette affaire, la CAA de Marseille se contente d'énoncer le principe de la souveraineté des Etats pour, sans explications supplémentaires, en tirer la conclusion que la juridiction administrative française n'est pas compétente pour condamner l'Allemagne. Un tel raccourci entre souveraineté et immunité s'avère en réalité erroné. Il n'est plus discuté aujourd'hui que l'immunité juridictionnelle des Etats est relative (Cf la distinction opérée entre les actes jure imperii et les actes jure gestionis). Le débat porte actuellement sur l'étendue des exceptions auxquelles l'immunité de juridiction est soumise. De nombreux textes plaident pour un refus d'une telle immunité lorsque ces derniers sont attraits devant les tribunaux pour répondre d'actes portant atteinte à l'intégrité physique ou à la propriété d'un individu sans qu'il soit fait de distinction par rapport à la nature souveraine ou non de l'acte. Dans un premier temps c'est à l'échelle nationale qu'ont vu le jour de telles exceptions à l'application de l'immunité de juridiction des Etats (Section 1605 (a) (5) du Foreign Sovereign Immunities Act aux USA; Section 5 du State Immunity Act au Royaume-Uni et au Canada; v. aussi Australie, Pakistan et Singapour). A ces législations internes s'ajoutent des conventions internationales (Art. 12 de la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens; Art. 11 de la Convention européenne sur l'immunité des Etats). Avec ces différents textes se profile une transformation de la coutume relative à l'immunité de juridiction des Etats pour intégrer une exception supplémentaire en cas d'atteinte aux droits les plus élémentaires des individus. Cette évolution a-t-elle abouti à un changement effectif de la coutume ou n'est-ce encore qu'une tendance ? Les actes reprochés à l'Allemagne par M. André X devant la CAA de Marseille portent sur des déportations d'individus contre leur gré vers des camps de travail allemands en violation de l'art. 5 al.2 de la convention relative à l'esclavage signée à Genève le 25.09.1926. Dans le Statut du tribunal international militaire de Nuremberg ces actes sont qualifiés à la fois de crimes de guerre et de crimes contre l'Humanité (Art. 6 (b), (c)). De tels comportements constituant alors indéniablement des violations graves des Droits de l'homme, de la réponse à la question précédemment énoncée dépend le bien-fondé de la décision de la CAA de Marseille. Aucune norme de droit international ne fait naître, au premier abord, d'obligation ni d'interdiction de juger un Etat en de telles circonstances. S'engage alors un processus de formation du droit international par le juge interne, qui aboutit au maintien de l'immunité de juridiction des Etats même lorsque leurs actes, commis en temps de guerre, violent les Droits de l'homme. De ce fait, dans cette affaire non seulement la CAA de Marseille applique correctement la coutume internationale en refusant de juger l'Allemagne mais en plus sa décision consolide la coutume appliquée. Les rapports entre le droit international et le droit interne sont ainsi mis en évidence : le juge interne est l'initiateur du contenu de la coutume internationale qu'il applique.

Le rôle du juge interne dans la formation de la norme internationale relative à l'immunité de juridiction des Etats

L'évolution du droit international depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale s'effectue incontestablement en faveur d'une protection accrue des Droits de l'homme. Dans cette dynamique les règles élémentaires des Droits de l'homme ont rapidement été considérées comme des normes impératives du droit international et leur violation comme des « crimes » inacceptables et imprescriptibles. Une fois ce constat théorique effectué, il faut en tirer toutes les conséquences pour l'évolution pratique du droit international. A cet égard, il a été évoqué par des juridictions internes grecques et italiennes l'hypothèse d'une remise en cause de l'immunité de juridiction des Etats sur la base de la protection des Droits de l'homme.(Cour suprême grecque, Préfecture de Voiotia c. Allemagne, 04.05.2000, ci-après appelé affaire Distomo; Cour de Cassation italienne, arrêt Ferrini, 11.03.2004; position réaffirmée en Italie dans un arrêt du 29.05.2008). Dans ces affaires les juges ont principalement fondé leur décision sur la caractère impératif de la règle violée par l'Etat. D'une part ce caractère impératif impliquerait une supériorité de la nécessité de condamner ces violations sur le régime de l'immunité. Pourtant aucune source du droit international ne prévoit de telle supériorité. Il faut distinguer ici la norme primaire qui constitue l'interdiction et la norme secondaire qui représente la sanction de la violation de l'interdiction. Concernant les Droits de l'homme seule la norme primaire possède un caractère supérieur aux autres règles. En ce qui concerne la sanction, ce sont les règles habituelles qui trouvent à s'appliquer – en dehors du cas du droit des traités. Il n'y a alors pas de supériorité de la condamnation. D'autre part, il a été affirmé par la Cour suprême Grecque dans l'affaire Distomo précitée et devant la Cour d'appel du district de Columbia (USA) dans l'affaire Princz c. Allemagne du 14.04.1993 que la violation d'une norme impérative de droit international entraînait irrémédiablement la renonciation implicite à l'exercice de l'immunité. L'argument consiste à dire qu'on ne peut se prévaloir de la protection offerte par un ordre juridique alors qu'on en viole les règles élémentaires. Il est tout à fait surprenant de considérer que le droit ne devrait plus s'appliquer dès lors qu'une règle de ce droit est violée. Aussi bien la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) que la Cour Suprême d'Ontario (Canada) ont, à juste titre, rejeté cet argument (CEDH, Arrêt Al-Adsani, 21.11.2001, §63; Cour suprême d'Ontario, Affaire Bouzari, 01.05.2002). La position de la Cour Internationale de Justice témoigne elle aussi de l'inexistence, en droit international, d'une obligation de juger un Etat suspecté d'avoir perpétré des actes en violation de règles impératives du droit international (CIJ, Activités armées sur le territoire du Congo, 03.02.2006; CIJ, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, 26.02.2007). Aucun argument purement juridique ne permet donc d'aboutir à l'exclusion de l'immunité de juridiction des Etats en cas de violation des Droits de l'homme. Mais théoriquement il n'en existe pas plus concernant une obligation de ne pas juger un Etat dans de telles circonstances. En l'absence de contrainte pour le juge dans un sens comme dans un autre, la question qui se pose dans un premier temps est donc celle de l'opportunité de juger et non du droit de juger. C'est seulement après avoir vu émerger une réponse commune des Etats à cette question que naît la coutume internationale en tant que « preuve d'une pratique générale, acceptée comme étant le droit » (définition de la coutume énoncée par l'art.38 §1b. du Statut de la CIJ). D'une simple réponse à une question d'opportunité on passe alors à une pratique réputée être le droit. Si l'immunité de juridiction a ses racines dans le droit international, c'est, dans la grande majorité des cas, devant le juge interne que ce principe est discuté. La coutume internationale reposera donc principalement sur des décisions rendues par des juges internes – preuve de l'interaction entre les ordres juridiques nationaux et l'ordre juridique international. Ainsi les décisions précédemment évoquées rendues par les tribunaux grecs et italiens, bien qu'inexactes dans leur argumentation, en formant une pratique ne sont pas sans effets. Elles font naître une interrogation sur le sort de cette institution du droit international. Le maintien d'une coutume internationale en faveur de l'immunité de juridiction des Etats en cas de violations graves des Droits de l'homme perpétrées en temps de guerre.

Suite à la remise en cause de l'immunité de juridiction des Etats en cas de violations graves des Droits de l'homme par certains tribunaux (Cf infra) des interrogations apparaissent : existe-t-il une « pratique généralisée » qui permette de conclure à la réalité d'une coutume internationale dans ce domaine ? On constate que l'exclusion du bénéfice de l'immunité de juridiction des Etats en cas de violations graves des Droits de l'homme n'a reçu qu'une traduction très minoritaire dans la pratique des Etats. Même la Grèce qui semblait favorable à une telle exclusion (Cf affaire Distomo précitée) est revenue sur sa position dans l'arrêt Allemagne c. Margellos rendu le 17.09.2002 par la Cour Spéciale (dont l'autorité est supérieure à celle de la Cour Suprême). Seule l'Italie semble persister dans ce sens. A l'inverse les exemples faisant apparaître un maintien de la règle de l'immunité de juridiction des Etats même en cas de violations graves des Droits de l'homme sont nombreux. La coutume internationale semble dès lors aller dans ce sens. En ce qui concerne la jurisprudence française l'arrêt Bucheron de la Cour de Cassation du 16.12.2003 prône l'impossibilité de juger l'Allemagne sur le fondement de l'immunité et précise qu'une telle décision est l'expression de la pratique judiciaire française. A l'échelle internationale, dans l'affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni la CEDH s'est exprimée en faveur du maintien de l'immunité de juridiction des Etats face à la violation d'une norme de jus cogens. Elle a cependant apporté une précision. Pour justifier sa décision la Cour explique que « pareilles limitations ne se concilient avec l'article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (§53). Il est demandé au juge d'effectuer un contrôle de proportionnalité entre la nécessaire condamnation des « crimes » internationaux et la protection de la souveraineté des Etats. On retrouve ici la question de l'opportunité de juger. Il semble discutable, au premier abord, que le choix de favoriser l'immunité des Etats plutôt que la condamnation de ces derniers pour des actes d'une telle gravité puisse respecter ce critère de proportionnalité. Rien n'est plus insupportable que les crimes commis par l'Allemagne pendant la Seconde Guerre Mondiale. Mais il faut comprendre que les conséquences de la condamnation d'un Etat peuvent s'avérer, en définitive, inefficaces et néfastes. Le cas des actes commis en temps de guerre – tels que ceux qui nous occupent dans cette affaire – est symptomatique. Le constat est déplorable mais rares sont les Etats qui peuvent se targuer d'avoir mené une guerre sans le moindre manquement aux règles impératives du droit international. La volonté de condamner à tout prix les Etats fautifs entraînerait alors une multitude de procédures de part et d'autre qui nuiraient à la réconciliation et au développement économique des Etats. A titre d'exemple, le Traité de Versailles signé en 1919 dont l'objectif était de condamner l'Allemagne à la suite de la Première Guerre Mondiale peut être tenu comme un des responsables de la Seconde Guerre Mondiale. C'est le sentiment d'humiliation et la détresse économique de ce pays qui ont résulté de ce traité qui ont permis au régime nazi de prendre le pouvoir. On constate alors que les bonnes relations entre les Etats à la suite de conflits armés, en favorisant la paix, protègent plus largement encore les individus que la poursuite des Etats responsables. La condamnation des violations des Droits de l'homme comporte une dimension dissuasive non négligeable. Ce n'est cependant pas en menaçant un Etat que la dissuasion opère. Il faut que les auteurs des comportements soient inquiétés individuellement pour qu'ils renoncent à leurs agissements. La justice pénale, interne comme internationale, joue ce rôle. La dissuasion par la menace d'une condamnation est donc présente sans qu'il soit nécessaire de pénaliser une population toute entière qui parfois a elle-même souffert des atrocités perpétrées. Il ne faut pas non plus oublier que l'intérêt des requérants n'est pas simplement la condamnation de l'Etat mais bien plus la réparation du dommage qu'ils ont subi. Or aucun moyen n'est mis à leur disposition pour s'assurer que l'Etat condamné donnera effet à la décision rendue. Plutôt que de satisfaire la volonté des individus la décision fera donc naître en eux la frustration de ne pas recevoir le dédommagement auquel la Cour leur a donné droit. Au regard de ce qui précède la condamnation de l'Allemagne par la CAA de Marseille aurait immanquablement été contre-productive. __

Bibliographie

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