A propos du contrôle de constitutionnalité des actes communautaires dérivés par Johann Bermann

La Communauté européenne tire son existence du transfert de compétences opéré par les Etats membres. Ainsi concernant la législation communautaire, le juge du droit communautaire est le seul juge à être investi du pouvoir de contrôler les actes de droit dérivé de la Communauté. Pourtant, les Hautes juridictions allemandes et françaises semblent redonner à leur Constitution nationale son rang de norme suprême dans la mesure où elles affirment détenir une compétence en l’espèce si le non-respect du niveau obligatoire des droits fondamentaux, pour les unes, et la violation d’une disposition constitutionnelle expresse, pour les autres, par l’acte communautaire en question venaient à se présenter.

Depuis l’existence du droit communautaire, les Etats membres subissent un conflit d’identité permanent. Ils prônent cette idée d’harmonie économique, sociale et juridique au sein d’une Europe qu’ils veulent unie. Pourtant, les Etats membres de l’Union européenne semblent avoir des difficultés à faire des concessions. En effet, pour des entités qui se veulent « souveraines par dessus tout », cela n’est pas toujours concevable de se voir restreint dans sa liberté d’action. Dans le cas présent, la question se pose de savoir si les actes communautaires dérivés sont contrôlables par les juridictions nationales alors même que les Etats membres ont transféré certaines de leurs compétences à la Communauté européenne déclarant ainsi tacitement le juge communautaire comme seul juge du droit communautaire. La jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes est donc sans ambiguïté : elle détient le monopole du contrôle de la légalité des actes dérivés. Le juge interne est incompétent pour contrôler leur conformité à l'égard des dispositions de sa propre Constitution nationale (C.J.C.E., 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft). Ce qui est vrai d’un acte de la Communauté l’est a fortiori des traités constitutifs (C.J.C.E., 22 octobre 1987, Foto-Frost). Ainsi toute procédure de droit interne portant atteinte à l'autonomie de l'ordre juridique communautaire, doté de ses propres organes juridictionnels de contrôle, est condamnable. Du point de vue national, ce sentiment d’impuissance est mal vécu. Alors qu’aucune Constitution d'un Etat membre de l'Union européenne ne prévoit de procédure permettant expressément à un organe juridictionnel interne d'exercer un contrôle, direct ou indirect, préventif ou a posteriori, sur les actes communautaires dérivés, les Hautes juridictions nationales semblent élargir le champ de compétence qui leur a été conféré en invoquant la protection de la Constitution comme légitimation de leur existence. Afin de mettre en exergue cette problématique, l’analyse se fera à la lumière d’une comparaison entre l’Allemagne et la France. Deux critères justifiant ce choix doivent être apportés et précisés. Tout d’abord, ces pays voisins sont considérés comme les piliers de l’Union européenne. Ensuite il est possible de constater une évolution intéressante des comportements de l’Allemagne et de la France vis-à-vis du contrôle de constitutionalité des actes communautaires dérivés avant et après la naissance de l’Union européenne. Ainsi avant la création de l’Union européenne en 1993, la jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande affirmait avoir un contrôle potentiel pour préserver son cadre constitutionnel alors que la jurisprudence du Conseil constitutionnel restait muette à ce sujet, et laissait ainsi penser à une éventuelle immunité constitutionnelle des textes communautaires. Pourtant, depuis la formation de l’Union européenne, l’Allemagne et la France semblent adopter une position commune en soulignant qu’elle détiennent une compétence en la matière lorsque certaines normes constitutionnelles sont violées. Tout d’abord, il est nécessaire d’examiner la situation en Allemagne et en France avant la création de l’Union européenne.

La perspective allemande : l’affirmation d’un contrôle potentiel comme garant constitutionnel

Le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire dérivé est l'une des singularités de l'insertion de l'Allemagne dans l'Union européenne. Depuis l’arrêt « Solange I » du 29 mai 1974 l’existence de la compétence de la Cour constitutionnelle pour exercer ce contrôle n’a jamais été mise en doute. Cette compétence est légitimée par le niveau supérieur de garantie des droits fondamentaux assuré par la Loi fondamentale. La Cour allemande a affirmé que la protection des droits fondamentaux accordée par la Communauté européenne n'était pas à la hauteur de celle qu'accordait la Constitution allemande. Elle a conclu que tant que cela durerait, « les garanties des droits fondamentaux assurées par la Loi fondamentale » prévaudraient sur le droit communautaire en territoire allemand. Cependant, la Cour a également précisé que sa réserve n'était que provisoire du fait du processus d'intégration de la Communauté, processus qui était alors en cours; la Cour avait laissé entendre que cette réserve pourrait disparaître après une phase de transition. Depuis lors, la Cour constitutionnelle fédérale d'Allemagne n'a jamais modifié sa position. Pourtant, dans son jugement « Solange II » du 22 octobre 1986, elle déclarait que la protection des droits fondamentaux communautaires s'était suffisamment développée pour atteindre le niveau exigé par la Constitution allemande. La période de transition, qui avait rendu nécessaire l’arrêt de 1974, fut déclarée terminée. Bien qu'il puisse y avoir incompatibilité entre le droit communautaire et les droits fondamentaux nationaux, la garantie des droits fondamentaux apportée par la Loi fondamentale ne prévaut plus. La Cour constitutionnelle a ainsi pu préciser que la protection des droits fondamentaux était en général assurée au niveau communautaire de façon effective et adéquate. Considérant que la protection des droits fondamentaux dans la Communauté était en substance semblable à la protection accordée par la Constitution allemande, la Cour a conclu qu'une vérification de sa part n'était plus nécessaire et a déclaré que tant que cette situation durerait elle « n'exercerait plus sa compétence de décision quant à la validité de la législation communautaire dérivée ». Depuis lors, la Cour n'a pas contrôlé la législation communautaire selon les critères des droits fondamentaux figurant dans la Loi fondamentale; les renvois à la Cour en ce sens provenant de juridictions inférieures sont déclarés irrecevables . Cependant, une telle évolution de la situation ne signifie pas que la Cour constitutionnelle d'Allemagne a renoncé à sa compétence d'examen approfondi de la législation communautaire. Elle signifie simplement que la Cour constitutionnelle allemande n'exerce plus une compétence qu'elle détient encore. A l’inverse, avant le passage à l’Union européenne, le Conseil constitutionnel n’a jamais envisagé de contrôler les actes communautaires dérivés, tout du moins, aucune jurisprudence explicite n’y faisait allusion.

La perspective française : l’absence de contrôle possible conformément aux engagements de l’Etat français vis-à-vis de la Communauté européenne

En France, le contrôle direct par le Conseil constitutionnel des actes dérivés n'est pas concevable. Saisi au titre de l'article 61, alinéa 2 de la Constitution, le Conseil n'a pas pour autant décliné sa compétence pour contrôler des dispositions législatives transposant un acte dérivé. Les décisions n°77-89 et 77-90 D.C. soulignent toutefois le refus du Conseil de contrôler les effets juridiques d'un règlement communautaire. Ils ne sont que « la conséquence d'engagements internationaux souscrits par la France qui sont entrés dans le champ de l'article 55 de la Constitution » ; cet article conférant aux engagements internationaux une autorité supérieure à celle des lois. En outre, le contrôle de constitutionnalité des lois prévu par l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, a été conçu de manière non restrictive par le Conseil constitutionnel selon les sources du droit prises en considération, en particulier les lois organiques, et les techniques utilisées, en particulier les réserves d'interprétation. Cela étant, le Conseil constitutionnel a tenu à souligner que l'article 61 de la Constitution ne lui confère pas « un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement » et ne peut par conséquent étendre la mission qui lui a été confiée. Ainsi, il ne lui donne qu’une compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. De plus, même si, conformément à l’article 88-1 de la Constitution, la transposition d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle, se demander si la loi de transposition dépasse ou non le cadre des obligations imposées par la directive revient à vérifier indirectement la compatibilité de la loi avec la directive. Dans son arrêt IVG de 1975, le Conseil constitutionnel s’était refusé à considérer la conformité d’une loi aux stipulations d’un traité déclarant que cela n’était pas de son ressort. Néanmoins, jusqu’à tout récemment sa jurisprudence à toujours été muette quant à sa compétence à l’égard du contrôle des actes communautaires dérivés. Cette absence de prise de partie a de fait souvent laissé penser qu’ils bénéficiaient d’une immunité constitutionnelle.

Pourtant, depuis la création de l’Union européenne en 1993, qu’il s’agisse de l’Allemagne ou de la France, des valeurs constitutionnelles fondamentales peuvent être élevées au sommet de la hiérarchie des normes face à la législation communautaire redonnant ainsi toute sa force à la Constitution des Etats susvisés: la France ayant connu l’avènement d’une jurisprudence en l’espèce et l’Allemagne renforçant sa compétence dans son principe.

La volonté de la Cour constitutionnelle allemande de cristalliser l’existence de sa compétence pour le contrôle de la législation communautaire

L'affirmation par la Cour constitutionnelle de sa compétence pour contrôler a posteriori la constitutionnalité des actes dérivés - arrêts « Solange I » et « Solange II » - n’est pas restée sans conséquence. Certains auteurs ont en effet défendu la thèse selon laquelle la Cour devait aller jusqu'à assurer de façon préventive le respect par une proposition d'acte communautaire, des dispositions de la Loi fondamentale, notamment celles relatives aux droits fondamentaux. Cette perspective d'avènement d'une jurisprudence « Solange III » a été écartée par la Cour dans deux ordonnances rendues les 11 avril et 12 mai 1989. Elle a en effet refusé de contrôler deux propositions de directives communautaires, au motif, notamment, qu'il s'agissait d'actes juridiques inachevés. Ainsi un contrôle a priori des actes communautaires dérivés a été rejeté. Néanmoins, assouplie dans ses modalités, cette compétence de contrôle répressif donc a posteriori a été renforcée dans son principe. Ainsi, dans l’arrêt Brunner contre Traité sur l’Union européenne du 12 octobre 1993, communément appelé, « Décision Maastricht », la Cour constitutionnelle donne un second motif à l'exercice d'un contrôle sur les actes dérivés: la violation de la loi d'incorporation du traité, prise au titre des articles 23 et 24 de la Loi fondamentale. Depuis son arrêt « Kloppenburg » du 8 avril 1987, la Cour a développé une argumentation justifiant sa compétence pour vérifier l'étendue des attributions des institutions communautaires. La Cour peut ainsi vérifier si les actes dérivés interviennent bien dans le champ des compétences transférées par la loi d'incorporation. En cas de dépassement, la Cour a affirmé l'inapplicabilité en Allemagne de l'acte dérivé concerné. En outre, elle a souligné que l'adoption du Traité sur l'Union européenne ne portait pas manifestement atteinte au niveau allemand de protection des droits fondamentaux. De plus cette décision véhicule bien plus l’idée d’une "relation de coopération avec la C.J.C.E." que celle d’une position de défiance de la Cour constitutionnelle allemande. Le juge communautaire est compétent à titre principal pour les actes dérivés, le juge constitutionnel allemand n'intervenant qu'en cas de défaillance de celui-ci. Concernant la situation en France, les Hautes juridictions semblent aller dans la même direction que la Cour constitutionnelle allemande.

Le refus de l’immunité constitutionnelle des textes communautaires par les Hautes instances françaises

C'est dans sa décision du 10 juin 2004, relative à la loi pour la confiance dans l'économie numérique, que le Conseil constitutionnel a pris, pour la première fois, position sur la question du contrôle de la législation communautaire. Le Conseil constitutionnel a déclaré quelques dispositions d'un article de la loi contraires à la Constitution mais s'agissant des dispositions qui découlaient directement de la directive, il a considéré que ces celles-ci se bornaient à « tirer les conséquences nécessaires des dispositions inconditionnelles et précises du 1 de l'article 14 de la directive sur lesquelles il n'appartient pas au Conseil constitutionnel de se prononcer ». Cela ressemble à une application de la théorie de la « directive-écran ». En effet, le Conseil rappelle que se reconnaître compétent pour contrôler un texte « décalqué » d’une directive européenne, équivaudraient indirectement à se reconnaître compétent pour juger de la validité de celle-ci. Or, il est du seul ressort de la C.J.C.E. de statuer sur un recours mettant directement ou indirectement en cause un acte de droit communautaire. Pourtant, il apparaît que la directive ne fera pas toujours écran au contrôle dans la mesure où le Conseil constitutionnel réserve le cas dans lequel il pourrait être fait obstacle à l'exigence constitutionnelle de transposition d'une directive « en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ». Cette réserve relativise la portée du principe de primauté du droit communautaire en ce sens que si ce cas advenait, alors le Conseil constitutionnel retrouverait sa compétence et pourrait censurer la loi de transposition pour non conformité à la Constitution. Une telle prise de position va à l'encontre d'une jurisprudence constante de la Cour de justice qui s'est efforcée de préserver l'unité du droit communautaire en veillant à ce que, d'une part, d'autres instances ne déclarent l'invalidité de ce droit, issu d'un ordre juridique propre, sans le consentement de la C.J.C.E., et que, d'autre part, la validité du droit communautaire ne puisse pas être appréciée par rapport au droit national. Très récemment, dans l’arrêt « Société Arcelor Atlantique et Lorraine et autres » du 8 février 2007, le Conseil d’Etat a suivi la même logique que le Conseil constitutionnel. Ainsi, « s’il n’existe pas de règle ou de principe général du droit communautaire garantissant l’effectivité du respect de la disposition ou du principe constitutionnel invoqué, il revient au juge administratif d’examiner directement la constitutionnalité des dispositions réglementaires contestées ». Le Conseil d’Etat part du principe que le droit communautaire assure, en ce qui concerne à tout le moins le principe d’égalité, une protection équivalente à celle de la Constitution elle-même. Or, la C.J.C.E. a le monopole de l’interprétation des actes communautaires. Donc si survient une difficulté sérieuse, le Conseil d’Etat est obligé de lui renvoyer la question préjudicielle et doit par conséquent surseoir à statuer. Mais si la disposition constitutionnelle ne trouve aucune correspondance dans le droit communautaire, le Conseil d’Etat s’autorise à confronter directement le décret à la Constitution sans passer par l’écran du traité ou des principes généraux du droit communautaire. Le Conseil d’Etat n’hésiterait pas à annuler l’acte administratif en cause s’il s’avérait contraire à la Constitution, assurant par là même la suprématie dans l’ordre interne de la Constitution.

Ainsi la jurisprudence française semble rejoindre la jurisprudence Outre-Rhin dans la mesure où consacrant dans leurs décisions l’existence de leur compétence pour le contrôle des actes communautaires dérivés, les Hautes juridictions de ces pays voisins recherchent une relation de coopération avec la C.J.C.E. tout en rendant a leur Constitution son rang de norme suprême; le but n’étant pas de s’effacer derrière la justice européenne, mais d’assurer avec elle une garantie des droits la plus élevée.

Bibliographie :

- P. Dailler et A. Pellet, Droit international public, L.G.D.J, 7ème édition, pp.277-292 - R. Geiger, Grundgesetz und Völkerrecht, Beck, 2ème édition, pp.182-192 - J. Gundel, Die Einordnung des Gemeinschaftsrechts in die französische Rechtsordnung, Duncker & Humblot 1994, pp.54-66, 165-208 et 406-425 - http://www.conseil-etat.fr/ce/jurispd/index_ac_ld0706.shtml - http://www.oefre.unibe.ch/law/dfr/bv037271.html - http://www.oefre.unibe.ch/law/dfr/bv073339.html - http://www.legifrance.gouv.fr/WAspad/UnTexteDeJorf?numjo=ECOX0200175L