A propos du statut de l’agent commercial agissant pour des mandants en concurrence: Commentaire de l’arrêt Rossetti Marketing Ltd v Diamond Sofa Co Ltd rendu par la High Court of Justice Queen’s Bench Division, le 3 octobre 2011 – Dinusha Galappaththy

Cette analyse comparative entre le droit anglais, français et de l’Union Européenne du statut de l’agent commercial émane de la décision surprenante de la High Court en Angleterre dans l’arrêt Marketing Ltd v Diamond Sofa Ltd (Queen’s Bench Division- [2011] EWHC 2482 (QB). Dans cet arrêt, il est question de savoir si un mandataire agissant pour des mandants en concurrence perdrait son statut d’ « agent commercial » du fait que ces actions constitueraient une violation de son obligation de bonne foi et de loyauté. Cette comparaison permet de voir l’importance que prêtent le droit anglais et l’union européenne à la protection du statut d’agent commercial.

Le statut de l'agent commercial en Angleterre a été examiné par la High Court, qui est la première juridiction anglaise à aborder la problématique suivante : Est-il possible pour un agent commercial d'oeuvrer simultanément  pour plusieurs fournisseurs concurrents en vertu de la « Commercial Agent’s Regulations » 1993? Le juge anglais répond qu'un agent commercial est libre dans le cadre d’un contrat d’agence d'agir comme agent commercial pour plusieurs fournisseurs . En France et dans l'Union européenne, l'activité d'agent commercial est réglementée, par des directives européennes et les droits nationaux. L'agent peut ainsi représenter plusieurs fournisseurs, à  condition qu’ils ne soient pas concurrents entre eux. Il est donc intéressant de comparer cet arrêt avec les dispositions du droit français et de l'Union européenne.
 
Le contexte de l’affaire
 
Solutions Marketing Ltd (SM) est une agence commerciale qui représente dans le Royaume-Uni des fabricants de meubles venus d’Asie. En 2004, SM est devenu agent pour la vente de meubles en cuir de la société Diamond Sofa Company (DSC) au Royaume-Uni. Lorsque ce contrat d’agence a été conclu SM agissait déjà en tant qu’agent pour deux autres fournisseurs qui n’étaient pas en concurrence avec DSC. Par la suite, et à  la connaissance de ce dernier, SM est devenu agent de deux autres fournisseurs de meubles qui par contre étaient en concurrence avec DSC. A la suite de contestations liées à des meubles défectueux venant de ses autres fournisseurs, SM a cédé son activité à Rossetti Marketing Limited (RM) en début 2008 en vue d’échapper à d’éventuelles demandes de dommages et intérêts venant de détaillants. Quelques mois plus tard, DSC résilie le contrat d’agence avec RM citant un certain nombre de raisons dont le fait que RM avait manqué à ses obligations en vertu du Commercial Agent’s Regulations (CAR ci-après) 1993 en arguant que ce dernier n’avait pas fourni suffisamment d’effort pour améliorer les parts de marché de DSC. Il fait valoir que son compte avait souffert du fait que RM représentait en parallèle deux de ses concurrents. De ce fait, RM a assigné DSC devant la High Court (Queen’s Bench Division- [2011] EWHC 2482 (QB); [2012] 1 All E.R. (Comm) 18 (QBD)) en dommages et intérêts pour les pertes subies résultant de la résiliation du contrat d’agence.  Dans cet arrêt, la question était de savoir si le fait que le mandataire ait agit pour des mandants en concurrence, le disqualifiait du statut d’ « agent commercial » du fait que cela constituerait une violation de l’obligation de bonne foi et de loyauté imposée par CAR 1993 (transposition de la Directive européenne du 18 décembre 1986). 
 
Selon la High Court, le fait qu’un agent commercial puisse représenter plusieurs mandants est incontestable, de plus cette situation représente la réalité dans le marché. (Adrian Wood, Rossetti Marketing Ltd v Diamond Sofa Co Ltd: commercial agency - a tale of the tail not wagging the dog (Coventry Law Journal 2011)). Cependant cette décision récente, bouleverse tout de même les règles applicables à l’agent commercial car elle rend imprécises les limites de l’obligation fiduciaire imposée à l’agent sur chaque mandant. Notamment, l’obligation fiduciaire primordiale de l’agent commercial est celle de loyauté envers son mandant principal ; ceci implique de n’accepter aucune nouvelle obligation contradictoire avec les engagements pris envers le principal. 
 
Eléments constitutifs du statut d’agent commercial
 
Afin de pouvoir obtenir des dommages et intérêts pour la résiliation d’un contrat d’agence en vertu du « CAR » 1993 (reg 17(1)) il faut tout d’abord démontrer que le demandeur est bien un agent commercial.
 
En vertu de la Regulation 2(1) du « Commercial Agents (Council Directive) Regulations 1993 (SI 1993/053) » (dispositions de droit anglais régissant les contrats d’agence commerciale) tout intermédiaire indépendant chargé de façon permanente de négocier la vente ou l’achat de marchandises pour le compte d’une autre personne (le mandant), est un agent commercial. Une société peut donc être un agent commercial. (Bell Electrical Ltd v Aweco Appliance Systems GmbH & Co KG [2002] EWHC 872 (QB), [2002] CLC 1246 at [50], Elias J.) Un mandataire qui correspond à cette définition est donc un agent commercial et bénéficie de la protection de la Directive 86/653. (Jones A. et Sufrin B. : « EU Competition Law », 4e ed. 2010)
 
En France, le statut des agents commerciaux, les conditions et les effets du contrat d’agence commerciale sont régis par les articles L. 134-1 du Code de commerce et par le décret no 58-1345 du 23 décembre 1958 relatif aux agents commerciaux. L’activité est déterminante de la qualification et c’est également le cas en droit anglais. (Jones A. et Sufrin B. : « EU Competition Law », 4e ed. 2010). 
 
Ainsi, dans une optique comparative entre le droit anglais, le droit français et le droit de l’Union européenne, il convient d’étudier les règles applicables au contrat d’agence et à l’agent commercial ; en voyant dans un premier temps, l’enjeu de représenter des mandants concurrents sur les droits et obligations d’un agent commercial, puis dans un second temps les conséquences de la cessation des relations avec le mandant.
 
  1.  Droits et obligations de l’agent commercial
 
Les « Commercial Agent’s Regulations » 1993 régissent les relations entre les agents commerciaux et leurs mandants en ce qui concerne les activités des agents commerciaux en Grande Bretagne (Reg 1(2), (3)), à moins que les parties conviennent que la loi d’un autre Etat membre régisse le contrat d’agence. Ce texte est la transposition de la Directive européenne 86/653 dont l’objectif est d’offrir plus de protection aux agents commerciaux contre leurs mandants. (Page v Combined Shipping and Trading Co Ltd [1997] 3 All ER 656, 660, Staughton LJ) Le droit anglais n’a pas distingué une catégorie particulière d’agent pour une protection spéciale car les règles de common law quant à la relation entre mandant et agent est basé sur la liberté contractuelle.
 
Les agents sont normalement soumis à des obligations fiduciaires parce qu’ils ont le pouvoir de modifier les rapports juridiques du mandant et car ce dernier fait confiance à l’agent à l’égard de ce pouvoir. Les obligations de bases sont celle de loyauté et de fidélité. On retrouve ces règles en droit français également. La plus importante est de ne pas se mettre dans une position où les fonctions de l’agent soient en conflit avec les intérêts du mandant ou ses intérêts propres. ("No conflict rule ») Néanmoins ce « no conflict rule » peut être exclu explicitement ou implicitement. (Kelly v Cooper [1993] AC 205) Cette règle permet d’éviter également des situations où l’agent aurait des obligations envers une personne qui seraient incompatible avec les devoirs qu’il a envers son mandant. (North and South Trust Co v Berkeley [1971 1 WRL 470 à 484-485, per Donaldson J). 
 
En France, à la différence des VRP (vendeur représentant placier), l’agent commercial n’est pas un salarié, il est indépendant et est rémunéré sur la base d’une commission ; cependant une obligation de loyauté importante s’impose aux deux. Le statut de l’agent commercial ne doit donc pas être confondu avec celui du VRP.
 
Le contrat d’agence commercial est expressément qualifié par l’article L. 134-4 du code de commerce de contrat d’intérêt commun. Il en résulte, suivant l’alinéa 2 de la même disposition, que « les rapports entre l’agent commercial et le mandant sont régis par une obligation de loyauté et un devoir réciproque d’information ». L’agent commercial ne peut représenter aucune entreprise concurrente sans autorisation du mandant. Ce dernier doit quant à lui mettre l’agent commercial en mesure d’exécuter son mandat. (Dimitri Houtcieff « Droit Commercial » 3e ed. N°1037, Page 433) Lorsque les entreprises ne sont pas concurrentes l’agent n’a pas besoin d’autorisation.
 
Ceci laisse comprendre qu’un agent ayant l’accord du mandant de représenter une entreprise concurrente garde tout de même son statut d’agent commercial. Ce raisonnement reflète la décision de la High Court dans l’affaire Rossetti Marketing Ltd. 
 
L'activité de l'agent commercial, et les règles applicables dans ses rapports avec son mandant, sont précisées par les articles L134-1 à L134-17 et R134-1 à R134-17 du code de commerce.
 
  a)  Non- concurrence
 
Les contrats d’agence commerciale contiennent fréquemment des « clauses d’avenir », qui organisent les relations des parties postérieurement à la cessation du contrat : les clauses de non-concurrence sont particulièrement fréquentes. Elles doivent être stipulées par écrit et concerner le secteur géographique et le cas échéant, le groupe de personnes confié à l’agent commercial ainsi que le type de biens ou de services pour lesquels il exerce la représentation aux termes du contrat. Elles ne sont valables que pour une période maximale de deux ans après la cessation d’un contrat. (Dimitri Houtcieff « Droit Commercial » 3e ed. N°1041, Page 435)
 
La clause de non-concurrence est une stipulation contractuelle par laquelle l’une des parties s’engage à ne pas exercer une activité concurrençant son contractant ou un tiers.
 
La clause de non-concurrence restreint moins la concurrence que la liberté d’entreprendre : elle interdit en effet d’entreprendre une activité particulière.  Le droit de la concurrence ne tolère les clauses de non-concurrence qu’à la condition qu’elles soient limitées dans le temps ou dans l’espace.
 
La High Court a statué sur la circonstance selon laquelle un agent commercial, agissant pour un ou plusieurs mandants concurrents, pourrait violer les obligations prévues dans « Regulation 3 » du CAR 1993. Sa réponse était claire mais le raisonnement manquait de profondeur.  En l’occurrence, le juge anglais a reconnu que le fait d’agir pour plusieurs mandants en concurrence ne constituait pas une violation du texte anglais. Il s’est basé sur l’arrêt Kelly v Cooper [1993] AC 205 du Privy Council pour déclarer que dans certaines situations commerciales, l’agent commercial est autorisé à agir pour des clients concurrents. Cependant, prétendre que tous éventuels conflits d’intérêts pourraient être réglementés seulement par une bonne rédaction du contrat pose problème; la Cour pourrait être accusée d’être trop optimiste quant à la capacité des agents commerciaux à jongler les demandes et intérêts des mandants concurrents objectivement et avec succès. (Adrian Wood, Case Commentary (Coventry Law Journal 2011)
 
D’autres commentateurs ont soulevé la question de la limitation de l’application de l’arrêt Kelly v Cooper aux situations spécifiques des agents immobiliers et par conséquent de ne pas étendre à d’autres secteurs commerciaux.  Quoi qu’il en soit la règle issue de cet arrêt illustre que la résiliation d’un contrat d’agence par un mandant du fait que son agent commercial représentait des mandants concurrents donne droit à des dommages et intérêts.
 
  2.  Le droit à une indemnité compensatrice
 
Rossetti Marketing Ltd qui agissait en tant qu’agent pour Diamond Sofa Company a assigné ce dernier en dommages et intérêts en vue de la résiliation du contrat d’agence qui existait entre eux en vertu du CAR 1993 (reg 17(1)).
 
Les « Commercial Agent’s Regulations » 1993 contiennent des dispositions détaillées et nouvelles traitant la résiliation du contrat d’agence. 
En vertu de la « Regulation 17(1) », la rupture d’un contrat d’agence donne à l’agent commercial le droit d’être indemnisé ou que le préjudice subi soit réparé. Ce droit existe afin d’éviter l’hypothèse qu’un agent dépenserai de l’argent, du temps et de l’effort pour établir un marché pour son mandant qui alors priverait l’agent du bénéfice de son investissement en mettant fin à son autorité pour continuer lui même les démarches ou employer un autre agent pour le faire. 
 
Les concepts d’indemnisation et de compensation trouvent leurs origines dans le droit allemand et français respectivement. Ils sont nouveaux en droit anglais, qui n’a jusqu'à présent seulement accordé de dommages et intérêts à un agent commercial, à la rupture d’un contrat, que lorsqu’il y a eu violation du contrat d’agence par le mandant.  La possibilité de recevoir une indemnité ou une compensation en vertu de CAR n’est pas fondée sur la faute. (« Commercial Law: Text, cases and materials », Sealy LS and Hooley RJA, 4th edition.)
 
En France, le Code de commerce a intégré dans le droit français la directive européenne de 1986, consacrant le droit existant, et développe la protection des agents en leur donnant par exemple droit à des indemnités (C. com. Art. L 134-12). (Malaurie Ph., Aynès L. et Gautier P-Y. : Les contrats spéciaux, Defrénois, 3e éd. 2011)
 
En cas de cessation de ses relations avec le mandant, l’agent commercial a droit à une indemnité compensatrice du préjudice subi. La résiliation du contrat ouvre droit à l’indemnité quel que soit son motif. (Dimitri Houtcieff « Droit Commercial » 3e ed. N°1039, Page 434)
 
Dans un arrêt du 8 décembre 2009, similaire à l’affaire Rossetti Marketing Ltd, la chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé une décision de cour d'appel qui avait refusé le bénéfice d'une indemnité de rupture à un agent auquel il était reproché une baisse de chiffre d'affaires depuis plus de deux ans. Le mandant invoquait une activité insuffisante qu'il imputait à l'exercice d'une activité parallèle avec un concurrent. L'agent avait été débouté au motif qu'il avait manqué à son obligation de loyauté en dissimulant à son mandant ses activités avec un concurrent, ce qui constituait une faute grave. La Cour a estimé que la faute grave ne pouvait pas être retenue dans la mesure où les juges du fond n'avaient pas recherché si le mandant n'avait pas en réalité toléré les manquements reprochés à son agent puisqu'il avait connaissance de ce comportement depuis plusieurs années. (N° de pourvoi: 08-17749)(Isabelle Voisin pour LEntreprise.com, publié le 08/10/2010)
 
Pour conclure, l’arrêt Rossetti Marketing Ltd est intéressant car il est le premier à statuer qu’un agent agissant pour plusieurs mandants concurrents bénéficie de la protection de la « Commercial Agent’s Regulations ». Il confirme l’importance que prêtent le droit anglais et l’union européenne à la protection du statut d’agent commercial.
 
 
Bibliographie :
 
Case Comment: Rossetti Marketing Ltd v Diamond Sofa Co Ltd: commercial agency - a tale of the tail not wagging the dog, Adrian Wood (Coventry Law Journal 2011)
Malaurie Ph., Aynès L. et Gautier P-Y. : « Les contrats spéciaux », Defrénois, 3e éd. 2011
Bénabent A. : « Les contrats spéciaux civils et commerciaux », Précis Domat Montchrestien, 7e éd. 2011
Houtcieff D. : « Droit commercial », Armand Colin, 3e éd. 2011 
Jones A. et Sufrin B. : « EU Competition Law », 4e ed. 2010
Sealy LS and Hooley RJA : “Commercial Law : Text, cases and materials” , Oxford University Press 4th edition. 
 
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