Quelle responsabilité pour les moteurs de recherche américains concernant le « position squatting » ? par Sarah TAIEB

Brett August, l’auteur de l’article commenté (« Plus Ça Change. . . . How a French Court May Have Changed Internet Advertising Forever: Google France Fined for Selling Trademarked “Keywords” »), est spécialiste des questions de droit des marques et de concurrence déloyale sur Internet dans un cabinet à Chicago dont il est l’un des associés. Il commenta en 2004 une décision française selon laquelle les moteurs de recherche portent atteinte au droit des marques lorsqu’ils vendent aux enchères des mots-clés contenant des noms de marque. Selon lui, cette décision avait la capacité de bouleverser le monde de la publicité sur Internet et les tribunaux américains devraient aussi déclarer les moteurs de recherche responsables lors de la vente de tels mots-clés. Il semblerait qu’une telle vision puisse être critiquée eu égard aux spécificités du droit des marques américain.

Les moteurs de recherche sont au cœur du débat actuel pour savoir à qui incombe la responsabilité de chaque nouvelle violation de la loi sur Internet. La réglementation des responsabilités a un impact sur le droit des nouvelles technologies en général, mais aussi sur la liberté d’expression, le droit d’auteur et le droit des marques. C’est ce dernier domaine que nous étudierons dans ce commentaire. En effet, si le « position squatting » (l'achat de mots-clés représentant une marque dont on ne détient pas les droits, dans le seul but d'apparaître en bonne position dans les résultats de recherche) vu sous l’angle du moteur de recherche a été traité pour la première fois en France en 2003, il n’y a toujours aucun consensus parmi les tribunaux américains à ce sujet. Des lors, l’on ne peut que se demander quel régime devrait être applicable au vu du droit des marques traditionnel américain. Il est intéressant d’établir une comparaison de la résolution de ce problème dans deux systèmes ayant un droit des marques si différent, ce qu’avait entrepris de faire Brett August. Vous ne parlez pas de l’auteur de l’art en intro… il faut le faire et expliquer un peu plus longuement l’objet du pb

I. Google condamné en France dans l’arrêt Viaticum

Dans l’arrêt Société Viaticum et Société Luteciel contre Société Google France (T.G.I. Nanterre, 2e chambre, 13 octobre 2003, disponible sur http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=367) auquel fait référence Brett August, le Tribunal de Grande Instance de Nanterre a condamné Google France à payer 70.000 euros à deux sociétés françaises en réparation du préjudice causé par l’usage illicite de leurs marques. Par le biais de son programme AdWords (un système de référencement payant), Google avait vendu aux enchères les mots-clés « La Bourse des Vols » et « La Bourse des Voyages », a des annonceurs concurrents des sociétés titulaires des marques associées aux mots-clés. Ainsi lorsque les noms des vrais sites Internet étaient recherchés, des liens sponsorisés apparaissaient avec les résultats de la recherche et menant a des sites et concurrents de façon plus évidente que les propres liens des annonceurs titulaires des marques.

Selon l’auteur, le tribunal français a raison et sa décision devrait être appliquée aux Etats-Unis car elle est conforme aux objectifs promus par le droit des marques américains. Il explique ainsi que le contrôle des moteurs de recherche est plus aise a effectuer que celui des annonceurs au vu de leur nombre respectif (il n’existe qu’une vingtaine de moteurs de recherche aux Etats-Unis) et ce, principalement pour des raisons de compétence juridictionnelle. De plus, les moteurs de recherche obtiennent un revenu important de la vente des mots-clés et ils ne demandent pas aux annonceurs de s’identifier, alors qu’une telle mesure éviterait la confusion des consommateurs. Les moteurs de recherche sont donc, selon M. August, ceux qu’il faut sanctionner, ou du moins contrôler. L’article ayant été écrit au printemps 2004, l’auteur n’a pu commenter ni la décision de la Cour d’appel de Versailles de mars 2005 qui a confirmé la décision précédente (disponible sur http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=670) ni les décisions postérieures (Google France c/ Louis Vuitton Malletier allant dans le même sens (CA Paris, 4e chambre, Section A, 28 juin 2006 par exemple). Mais surtout, l’auteur n’a pu considérer les décisions américaines car elles sont toutes postérieures à son article.

II. La perspective américaine

L’objectif de cette étude est de se demander si le droit américain peut effectivement adopter une solution voisine de celle retenue par la décision française. Selon le droit fédéral, pour prouver une atteinte au droit des marques, il faut que soit rapportée la preuve que le défendeur a utilisé la marque en cause dans une activité commerciale, notamment la vente, distribution, ou publicité de tout bien ou service (15 U.S.C. §1125 (a)(1)).

La première décision américaine sur le sujet est Rescuecom Corp. v. Google, Inc. (456 F.Supp.2d 393 (N.D.N.Y. 28 septembre 2006)). Dans cet arrêt, le deuxième circuit a donné aux moteurs de recherche la décision qu’ils attendaient : ils peuvent légalement vendre des mots-clés à des fins publicitaires. Le tribunal expliqua que l’utilisation interne par Google d’une marque entraînant des liens sponsorises n’est pas une utilisation de la marque à proprement parler car il n’y a pas de preuve que Google place la marque sur un objet, une affiche ou des publicités, ou que son usage interne soit visible au public.

Cependant, dans l’arrêt Buying For The Home, LLC v. Humble Abode, LLC (459 F.Supp.2d 310 (D.N.J. 20 octobre 2006)), impliquant deux concurrents, un tribunal du même circuit décida que le détenteur de la marque avait satisfait la condition d’usage requise par le statut. La Cour conclut ainsi pour deux raisons : (1) la vente du mot-clé était une opération commerciale sur la valeur de la marque et (2) l’utilisation de la marque était a la fois commerciale et en relation avec un bien ou un service qui renvoyait l’utilisateur aux produits du défendeur. Par conséquent, la marque était utilisée de deux façons : pour la lier a la promotion de produits et pour fournir un lien au site Internet du défendeur à partir duquel l’utilisateur pouvait effectuer des achats. La condition d’utilisation était donc remplie selon la Cour.

Rescuecom et Humble peuvent coexister. Il semble que l’on doive distinguer les deux décisions susmentionnées. Si la deuxième contredit la première, il ne faut pas oublier qu’aucun moteur de recherche n’était impliqué. Il est possible que la raison pour laquelle la Cour a décidé Rescuecom comme elle l’a fait était pour ne pas rendre les moteurs de recherche responsables alors qu’ils n’ont aucun contrôle de l’usage fait après la vente aux enchères. Il serait ainsi logique qu’une telle protection ne s’applique pas à un usage illégitime par un concurrent.

En France comme aux Etats-Unis, le problème vient plutôt du fait que les décisions postérieures se contredisent aussi. (c’est le cas en France également…) Du cote américain, l’arrêt Merck & Co. v. Mediplan Health Consulting, Inc. (434 F.Supp.2d 257, S.D.N.Y., 14 juin 2006) a répondu qu’il n’y avait pas atteinte au droit des marques, Edina Realty, Inc. v. TheMLSonline.com (Civil No. 04-4371, D. Minn., Mars 2006) alors que 1-800-JR Cigar, Inc. v. GoTo.com, Inc. (437 F.Supp.2d 273 (D.N.J 13 juillet 2006)) a décidé le contraire. Il semblerait qu’à chaque décision claire, la cour rendant la décision suivante veuille inverser la tendance. Le résultat en est qu’il n’y a pas de consensus et que les parties ne peuvent prédire l’issue d’un procès. Le plaignant ne peut donc savoir s’il est raisonnable d’intenter une action.

Une question s’est posée en filigrane dans l’affaire Humble. Le défendeur a fait remarquer que le plaignant avait acheté le mot-clé « Humble Abode » sur Google et avait mis en place une publicité avec un lien pour accéder à son site Internet. Ainsi, le plaignant poursuivait le défendeur en justice pour une chose qu’il avait aussi faite ! Si l’achat de mot-clé est un problème, cela devrait aussi en être un pour le plaignant et il devrait être rendu responsable dans la même mesure que le défendeur. Le juge dans Humble a évité de trancher en ignorant totalement la question de l’usage commercial. Il a toutefois fait référence à la possibilité que le plaignant soit protégé par la défense de “nominative use”, une défense a l’atteinte au droit des marques aux Etats-Unis, par laquelle une personne peut utiliser la marque d’un autre comme référence pour décrire le produit de cette marque ou pour comparer cette marque a la sienne.

Comme l’explique Brett August, l’objectif premier du droit des marques américain est de protéger les consommateurs d’une éventuelle confusion quant à l’origine de biens et services. La loi protège aussi les sociétés contre une concurrence déloyale et contre la « dilution » (définie a 15 U.S.C. §1125(c) des marques connues (la diminution de leur caractère unique). Le droit des marques n’a jamais prétendu accorder de monopole sur tous les usages d’un mot. Dans la même optique, les affaires américaines auxquelles il est fait référence dans ce commentaire présentent toutes une sorte de balance à effectuer entre le droit des publicitaires à informer les consommateurs et l’étendue des détenteurs de marques. Pour que les moteurs de recherche soient déclarés responsables, il faut qu’ils utilisent une marque d’une manière que le statut fédéral entendait interdire. Est-ce le cas ?

III. Le rôle réel et potentiel des moteurs de recherche en général et de Google en particulier

Google met en place des liens publicitaires en tant que « liens sponsorisés » situés à droite de ses résultats objectifs dans son moteur de recherche. Les publicités n’apparaissent donc que lorsqu’un utilisateur entre ces termes sur le moteur de recherche. Cela signifie aussi que Google reçoit un paiement direct pour lier les concurrents d’une marque au nom de cette marque. Le programme AdWord de Google est inséré dans son moteur de recherche ; les utilisateurs sont donc forcés de tolérer les publicités s’ils veulent utiliser le moteur de recherche. Bien qu’une partie des bénéfices engrangés par les concurrents dérive sûrement de la réputation des marques telle que construite par des sociétés, il n’est pas nécessairement illégal de gagner de l’argent en utilisant une marque. Google devrait-il être condamné seulement à cause d’un annonceur peu scrupuleux qui abuserait du système de publicité de mots-clés en causant une confusion ? Probablement pas. Le statut fédéral fournit aux titulaires de marques un autre recours ; ils peuvent poursuivre l’annonceur qui crée la confusion. Mais est-il possible que les moteurs de recherche profitent eux-mêmes de la confusion de l’utilisateur ? L’affaire Playboy v. Netscape montre qu’il est possible pour un moteur de recherche de profiter de la confusion créée dans l’esprit de l’utilisateur (354 F.3d 1020 (9thCir. 2004)). Netscape demandait à tous les sites pour adultes d’établir un lien entre les termes « playboy » et « playmate ». Quand un utilisateur entrait ces termes dans le moteur de recherche, des publicités présentant les concurrents de Playboy apparaissaient. Plus les utilisateurs cliquaient sur ces publicités, plus le moteur de recherche engrangeait de profits. Si les mots-clés sont employés pour promouvoir la publicité comparative, des utilisateurs ont probablement été pièges en cliquant sur des publicités, pensant qu’ils seraient redirigés vers le site Internet de Playboy. En conséquence, bien que l’utilisation de mots-clés contenant des noms de marque n’est pas une utilisation de marque dans le sens traditionnel, les moteurs de recherche ont tout de même la capacité d’employer la publicité de mots-clés de façon à créer une confusion dans l’esprit des utilisateurs. Si un tribunal décidait que l’emploi de marques comme mots-clés publicitaires n’est pas un usage commercial, un détenteur de marque n’aurait aucun recours contre ceux qui créent une telle confusion concernant la source de leurs produits. Le Congrès n’aurait pas pu vouloir un tel résultat. Le but principal du statut est, rappelons-le, de prévenir la confusion du consommateur. Si une utilisation nouvelle des marques crée une confusion, la définition de l’utilisation commerciale devrait être interprétée de façon suffisamment flexible pour prévenir une telle utilisation. Vers quelle interprétation de la loi américaine ? Savoir si l’utilisation de termes contenant des noms de marques dans les programmes publicitaires constitue un usage commercial selon le statut fédéral dépend de la manière dont on interprète le statut. Certains tribunaux américains ont décidé qu’il n’y avait rien d’illégal tant que l’utilisation de la marque n’identifie pas les produits et services du défendeur (Wells Fargo & Co. v. WhenU.com, Inc., 293 F. Supp. 2d 734, 757 (E.D. Mich., 2003)). Les sociétés essayant de protéger leurs marques favorisent une lecture bien plus large de ce que constitue un usage commercial. Ils tentent de prouver que les moteurs de recherches utilisent les marques comme un produit lorsqu’ils vendent les mots-clés. Le problème de cette vision est qu’elle ne prend pas en compte la manière dont les utilisateurs naviguent sur Internet. Internet n’est pas un monde physique ; c’est une mer d’informations à laquelle on accède par des chiffres et des mots que l’on tape. Les sites Internet des sociétés s’identifient par leur nom et plus généralement par leur marque. Par conséquent, pour que des concurrents puissent vendre leurs produits, il faut que les utilisateurs aient l’opportunité de comparer. Lors de la révision de la loi sur les marques de 1998, le Congrès a ajouté que l’usage d’une marque est commercial s’il s’effectue dans le cours ordinaire d’une relation commerciale et non uniquement pour obtenir un droit sur la marque (voir The United States Trademark Association Trademark Review Commission Report and Recommendations to USTA President and Board of Directors, 77 Trademark Rep. 375, 395 (1987)). Les débats législatifs indiquent que le Congrès avait pour intention de permettre une interprétation flexible afin de traiter des problèmes que pose la modernité (Neel Chatterjee & Connie E. Merritt, Casenote: U-Haul Int’l, Inc. v. WhenU.com, Inc., Wells Fargo Co. v. WhenU.com, Inc., and 1-800 Contacts Inc. v. WhenU.com, Inc.: Pop-Up Advertising as “Use in Commerce” Under the Lanham Act: A Case Analysis, 20 Santa Clara Computer & High Tech. L.J. 1113, 1114 (Mai 2004)). Même si la révision a été opérée avant l’arrivée du commerce sur Internet, Internet est le problème posé par la modernité par excellence et devrait donc être considéré comme ayant été dans l’esprit du Congrès. Cependant, utiliser une marque dans le commerce n’est pas un acte illégal en soi; il faut aussi une confusion potentielle en droit américain. Les utilisateurs ne perçoivent pas l’usage fait des marques par Google, c’est l’utilisateur qui entre le mot dans le moteur de recherche et qui, par ce biais, demande des informations. Google prend aussi des précautions pour éviter toute confusion : il sépare les liens sponsorisés des résultats originaux de son moteur de recherche. Google pourrait peut-être aller plus loin en nommant les publicités « liens sponsorises par Google » au lieu de « liens sponsorises » voire en incluant un texte précisant la différence entre les résultats de recherche et les fameux liens, mais il ne semble pas que les moteurs de recherche puissent être coupables de position squatting selon le droit américain.

Bibliographie

Articles

• Brett August, « Plus Ça Change. . . . How a French Court May Have Changed Internet Advertising Forever: Google France Fined for Selling Trademarked ‘Keywords’», Northwestern Journal of Technology and Intellectual Property, Volume 2, Issue 2, 2 Nw. J. Tech. & Intell. Prop. 5, printemps 2004. • Marc Bartholomew, « Making a Mark in the Internet Economy: a Trademark Analysis of Search Engine Advertising », 58 Okla. L. Rev. 179, été 2005. • Neel Chatterjee & Connie E. Merritt, «U-Haul Int’l, Inc. v. WhenU.com, Inc., Wells Fargo Co. v. WhenU.com, Inc., and 1-800 Contacts Inc. v. WhenU.com, Inc.: Pop-Up Advertising as “Use in Commerce” Under the Lanham Act: A Case Analysis», 20 Santa Clara Computer & High Tech. L.J. 1113, 1114, Mai 2004) • Stacey L. Dogan, & Mark A. Lemley, «Institute for Intellectual Property & Information Law Symposium: Trademarks and Consumer Search Costs on the Internet», 41 Hous. L. Rev. 777, 2004. • Sarah J. Givan, «Using Trademarks as Location Tools on the Internet: Use in Commerce?» 2005 UCLA J. L. & Tech. 4, 2005. • International Trademark Association, The Trademark Reporter, «The Twelfth Annual International Review of Trademark Jurisprudence», 95 Trademark Rep. 267, mars 2005. • Terrance J. Keenan, «American and French Perspectives on Trademark Keying: the Courts Leave Businesses Searching for Answers», 2 Shidler J. L. Com. & Tech.14, automne 2005. • The United States Trademark Association, «Trademark Review Commission Report and Recommendations to USTA President and Board of Directors», 77 Trademark Rep. 375, 395, 1987.

Textes officiels

• 15 U.S.C. §1125 (a)(1) • 15 U.S.C. §1125(c)

Décisions des Tribunaux de District

• Wells Fargo & Co. v. WhenU.com, Inc., 293 F. Supp. 2d 734, 757 (E.D. Mich., 2003). • Edina Realty, Inc. v. TheMLSonline.com, Civil No. 04-4371 (D. Minn., mars 2006). • Merck & Co. v. Mediplan Health Consulting, Inc. 434 F.Supp.2d 257, (S.D.N.Y., 14 juin 2006). • 1-800-JR Cigar, Inc. v. GoTo.com, Inc. 437 F.Supp.2d 273 (D.N.J 13 juillet 2006). • Rescuecom Corp. v. Google, Inc., 456 F.Supp.2d 393 (N.D.N.Y. 28 septembre 2006). • Buying For The Home, LLC v. Humble Abode, LLC, 459 F.Supp.2d 310 (D.N.J. 20 octobre 2006). • Playboy v. Netscape, 354 F.3d 1020 (9th Cir. 14 janvier 2004).

Décisions des Tribunaux de Grande Instance

T.G.I. Nanterre, 2e chambre, 13 octobre 2003, disponible sur http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=367.

Décisions des Cours d’appel

• Google France c/ Viaticum et Luteciel, Cour d’appel de Versailles, 10 mars 2005, disponible sur http://www.juriscom.net/jpt/visu.php?ID=670. • Google c/ Louis Vuitton Malletier, CA Paris, 4e chambre, Section A, 28 juin 2006.