Refus de la nullité totale du licenciement collectif prononcé en violation du Droit de grève par l'employeur : Commentaire de l’arrêt du Tribunal Supremo du 20 septembre 2013 (STS 11/2013), par Fanny Pierson

Résumé: Le Tribunal Supremo dans un arrêt du 20 septembre 2013[1] casse l'arrêt  du Tribunal Superior de Justicia del País Vasco[2] en établissant que la nullité de la décision de licenciement, prise par l’employeur en violation du droit de grève, n’affecte pas de manière rétroactive les licenciements annoncés au cours de la première période de consultation de la Procédure de Régulation de l’emploi (ERE).

Propos introductifs :

Le 13 Novembre 2013, le site « juritravail.com » publiait un article faisant état de la « période de difficultés inégalée » que les entreprises françaises traversaient ainsi que de la « destruction des emplois favorisée par la conjoncture économique actuelle ». La situation décrite n’est pas différente de celle connue par les entreprises et les salariés espagnols. Les difficultés économiques sont d’ailleurs reconnues dans les deux systèmes comme étant une cause justifiant la mise en œuvre de licenciements économiques. À cet égard, le Tribunal Supremo dans un arrêt 11/2013 du 20 septembre vient s’interroger sur la remise en cause d’une décision d’augmenter le nombre de salariés licenciés au cours d’un licenciement collectif. Les faits étant les suivants :

Entre 2009 et 2011, une entreprise espagnole du secteur métallurgique « CELSA ATLANTIC, S.L.» rencontre de sérieuses difficultés économiques. Afin d’y faire face, elle entame des Procédures de Régulation de l’Emploi (ERE) visant à la suspension de contrats de travail sur une période déterminée. La dernière Procédure, à l’origine du présent litige, débute le 20 avril 2012, par une période de consultations avec le Comité Intercentros dans le but de procéder à un licenciement économique affectant 91 contrats de travail. Cette période de consultation arrive à son terme le 3 mai 2012, sans qu’un quelconque accord ne soit trouvé.

Aux vues de la situation, le 8 mai 2012 le Comité Intercentros  déclare une grève à durée indéterminée. Le jour suivant, l’organe de direction de l’entreprise, invoquant des raisons productives et économiques, réplique en établissant une deuxième période de consultations afin, cette fois-ci, de « mener à bien l’extinction des contrats de travail de la totalité du personnel », c’est-à-dire 358 salariés. La direction de l’entreprise informe le 18 Juin 2012 l’Administration du travail (Autoridad Laboral) et le Comité Intercentros  de la décision de fermeture définitive des deux établissements et de l’extinction de tous les contrats de travail pour motifs économiques.

Les représentants légaux et syndicaux des salariés (le Comité Intercentros  et le syndicat ELA-STV) assignent « CELSA ATLANTIC, S.L. »  et saisissent le Tribunal Superior de Justicia del País Vasco (ci-après « Tribunal Basque »). Le Tribunal Basque statue dans l’arrêt du 9 octobre 2012, en faveur de la nullité totale du licenciement consécutif à l’exercice du droit de grève et le qualifie de « représailles patronales ». Suite au pourvoi en cassation de l’entreprise, le Tribunal Supremo par l’arrêt du 20 septembre 2013 (STS 11/2013) revient sur la précédente décision en confirmant l’atteinte au droit de grève des salariés par l’employeur sans toutefois prononcer la nullité totale du licenciement. En effet, le Tribunal Supremo accorde une nullité partielle n’affectant pas les 91 licenciements envisagés avant le début de la grève.

Cet arrêt constitue la troisième décision prononcée en matière de licenciement collectif par le biais d’une Procédure de Régulation de l’Emploi depuis que celle-ci a été réformée par le «Real Decreto-ley 3/2012, du 10 février, de mesures urgentes pour la réforme du marché du travail». Depuis la réforme, la Sala General de lo Social tente de formuler une nouvelle jurisprudence relative à ces procédures. Cependant, force est de constater que cet arrêt, très critiqué par la doctrine, compte deux opinions dissidentes[3]. L’un d’entre elles, signée par 5 des 13 juges votants, s’oppose aux arguments et à la conclusion de l’arrêt, notamment en ce qui concerne la qualification des faits ayant mené à la décision de nullité partielle du licenciement et ayant permis la validation du licenciement d’une partie des salariés.

L’intérêt d’étudier l’arrêt 11/2013 du Tribunal Supremo est de pouvoir mettre la solution de droit espagnol en parallèle avec les conclusions que le droit français apporte en matière de licenciement économique et de violation des droit fondamentaux, tout en étayant la décision controversée par l’opinion dissidente formulée par les juges. Pour cela, il convient de répondre à la problématique centrale suivante : « Comment est appréciée au regard du droit espagnol une décision de licenciement collectif pour motif économique prononcée en violation d’un droit ou d’une liberté fondamentale ? Ce raisonnement du Tribunal Supremo pourrait-il trouver à s’appliquer en droit français ? »

 

  1. L’exercice licite du droit de grève au cours d’une procédure de licenciement collectif : la protection d’un droit fondamental par le Tribunal Supremo

Le 12 Juillet 2012, L’Inspection du Travail et de la Sécurité Sociale concluait dans un rapport que les causes économiques alléguées par l’entreprise « en aucun cas ne pourraient justifier la fermeture définitive et l’extinction des contrats de tout le personnel ». Afin de comprendre le raisonnement du Tribunal Supremo aboutissant au constat d’une violation de l’exercice du droit de grève au cours d’un « despido colectivo[4] », il faut s’attacher à la décision de l’employeur d’une part, de procéder au licenciement de la totalité du personnel et d’autre part, de procéder à la fermeture définitive des centres de travail.

 

  1. « L’augmentation du nombre de salariés licenciés »  au cours d’une procédure de licenciement économique : symbole d’une atteinte au droit de grève

                L’arrêt du Tribunal Supremo 11/2013 concerne un licenciement économique collectif opéré par le biais d’une Procédure de Régulation de l’Emploi (ERE). Selon l’article 51 de la Ley del Estatuto de los Trabajadores, le licenciement économique (« despido colectivo ») en droit espagnol, consiste en l’extinction des contrats de travail fondée sur des causes économiques, techniques, pour des motifs d’organisation ou de production, lorsqu’au cours d’une période de 90 jours, l’extinction affecte un nombre déterminé de salariés. Selon cet article des seuils sont imposés, ainsi un minimum de 10 salariés concernés par le licenciement sera exigé pour que celui-ci soit considéré comme étant « collectif ». Cependant, lorsqu'il s'agira d'une cessation d'activité, le seuil permettant de qualifier le licenciement de « collectif » sera minoré à 6 salariés.

Le droit français, à l’instar du droit espagnol, reconnaît le licenciement économique collectif. En droit français on distingue le licenciement collectif de moins de 10 salariés et celui de 10 salariés et plus sur une période de 30 jours. Aussi, le licenciement pour motif économique est défini dans l’article L-1233.3 du Code du travail. À la différence du licenciement économique établi en droit français, le licenciement économique espagnol est matérialisé par une « Procédure de Régulation de l’Emploi » (« Expediente de Regulación de Empleo » ou « ERE »). Cette procédure est utilisée par les entreprises connaissant des difficultés économiques aux fins de solliciter auprès de l'Autoridad Laboral la suspension des contrats de travail des salariés ou de procéder à des licenciements, tout en garantissant les droits des travailleurs.

Dans l’arrêt étudié, les juges du Tribunal Supremo vont s’interroger tout d’abord sur le bien fondé de la décision d’augmenter le nombre de salariés licenciés au cours d’une procédure de licenciement économique collectif. Le Tribunal Supremo admet en premier lieu « l’absence de changements significatifs dans la situation économique et productive de l’entreprise » ayant pu justifier l’augmentation des licenciements, entre le commencement de la période de consultation et la notification de la décision à l’administration du travail. Ce constat, qui avait été fait par le Tribunal Basque, est essentiel dans la reconnaissance de l’atteinte au droit de grève, car il exclut l’application d’une cause économique justifiant la décision d’augmenter le nombre de licenciements.

En second lieu, rappelons que la direction de l’entreprise avait initié une deuxième période de consultations afin, selon l’ordre du jour, de « mener à bien l’extinction des contrats de travail de la totalité du personnel ». Cependant, tel que le souligne le Tribunal Supremo,  conformément à l’article 51.2 de l’Estatuto de los Trabajadores, la phase initiale du licenciement collectif, c’est-à-dire la phase de négociations d’une durée de 30 jours maximum pour une entreprise de plus de 50 salariés (art.51§4 del Estatuto de los Trabajadores), doit permettre d’ouvrir les négociations[5] « sur les possibilités d’éviter ou de réduire les licenciements collectifs et d’atténuer leurs conséquences ». Les juges sanctionnent donc, conformément à la loi, la conduite de l’employeur visant, non pas à éviter ou réduire mais plutôt, à augmenter le nombre de salariés licenciés.

En droit français, cette conduite aurait pu être sanctionnée. En effet, sur la base de l’article L.1233-30 du Code du travail, l’employeur doit réunir et consulter le Comité d’Entreprise sur le projet de licenciement collectif et notamment sur le nombre de suppressions d’emploi ainsi que sur le calendrier prévisionnel des licenciements. Bien qu’en apparence, cette disposition n’impose pas une tentative d’amélioration de la situation des salariés licenciés, il convient de rappeler qu’en droit français, ce type de licenciement économique est accompagné d’un Plan de Sauvegarde de l’Emploi ayant pour objet d’éviter ou de réduire le nombre de licenciement. Ainsi, on peut aisément conclure que les juges français auraient pu sanctionner une consultation du Comité d’Entreprise ayant été ouverte dans le cadre d’un PSE afin, expressément, de mener à bien les licenciements en augmentant leur nombre.

En partant de l’absence de changements significatifs dans la situation économique et productive de l’entreprise ainsi que de la décision d’augmenter les licenciements prise en violation de l’article 51§4 de l’ Estatuto de los Trabajadores, les juges reconnaissent l’évidence du lien de causalité entre la grève initiée par le comité inter-établissements et la réaction patronale d’étendre le licenciement à l’ensemble du personnel, caractérisant ainsi une atteinte au droit de grève. Cependant, en plus de procéder au licenciement de la totalité des salariés, l’entreprise va procéder à la fermeture des établissements concernés. Cette conduite sanctionnée par le Tribunal Supremo, qui l’a par ailleurs qualifiée de « mesure de rétorsion », va venir renforcer l’atteinte à l’exercice du droit de grève.

 

  1. La fermeture des centres de travail, mesure  qualifiée de « rétorsion portant atteinte  au droit de grève » 

Dans l’arrêt étudié, le Tribunal Supremo vient sanctionner par la suite la fermeture des centres de travail. Telle que la loi espagnole le permet, cette décision aurait dû concerner une « fermeture temporelle défensive » et non une «  fermeture définitive » des centres.

La fermeture défensive (« cierre patronal como medida defensiva ») telle que prônée par le Tribunal Supremo fait partie des mesures de conflits collectifs reconnues par la Constitution espagnole (article 37.2) pouvant être adoptées par les employeurs. L’article 37.2 ne prévoyant pas expressément des mesures, la fermeture défensive sera consacrée comme telle par le RD 17/1977 du 4 mars 1977, interprété par la jurisprudence constitutionnelle (STC 11/1981 du 8 avril 1981 : «la Constitution espagnole inclut la fermeture défensive parmi les mesures générales de conflit collectif ») et la jurisprudence du Tribunal Supremo. Ce dernier, dans un arrêt STS du 31 mars 2000 définit la fermeture défensive comme étant celle qui n’est pas réalisée avec l’intention d’empêcher, d’interférer ou de sanctionner le déroulement de la grève, mais qui vise exclusivement à préserver les personnes, les biens des conséquences excessivement onéreuses et disproportionnées pouvant dériver de l’exercice dudit droit. La fermeture défensive est donc licite tant qu’elle n’a pour but que la protection ou la préservation.

Cette procédure de fermeture défensive, ne trouve pas à s’appliquer en droit français. En effet, le droit français considère comme étant illicite le lock-out effectué pendant la grève (arrêt Cass. soc.  27 mai 1998 : « le lock-out est illicite s'il a pour but de faire obstacle à l'exercice du droit de grève ou d'entraver la liberté de travail ») et le qualifie « d’inexécution contractuelle de l’employeur » à l’égard des salariés non-grévistes qui verraient alors injustement leur contrat de travail suspendu[6].

Dans l’arrêt étudié STS 11/2013, les juges soulignent le fait que cette décision patronale est intervenue immédiatement après le début de la grève. Cette décision de fermer définitivement les centres de travail est donc qualifiée de « mesure de rétorsion qui dépasse ou excède le droit constitutionnel accordé aux employeurs de pouvoir adopter des mesures de conflit collectif (art. 37.2 CE)» et de ce fait est considérée comme une violation de l’exercice du droit de grève par l’entreprise.

Il convient de rappeler que le droit de grève est un droit fondamental reconnu en droit français et en droit espagnol. Ces deux droits lui consacrent une place essentielle : dans le préambule de la Constitution de 1946 (« al.7. Le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent »), lui-même intégré dans la Constitution française actuellement en vigueur (4 octobre 1958), ainsi que dans l’article 28.2 de la Constitution espagnole (« Le droit de grève est reconnu aux travailleurs pour la défense de leurs intérêts »). En droit espagnol, le droit de grève en tant que droit subjectif fondamental des salariés est régulé par le Real Decreto 17/1977 sur les relations de travail, du 4 mars 1977, qui prévoit dans son article 6.1 que « le droit de grève n’éteint pas la relation de travail, ni ne peut donner lieu à aucune sanction, à moins qu’au cours de celle-ci le salarié ne commette une faute professionnelle »[7]. Quant au droit français, le Code du travail dans son article L-2511-1 ainsi que la Cour de cassation (Cass. chambre sociale, 8 juillet 2009, 08-40139), reconnaissent et établissent que « l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié ». En droit espagnol et en droit français le droit de grève est un droit constitutionnel, auquel on ne pourrait porter atteinte qu’en raison d’une faute lourde ou professionnelle. Pour cela, le licenciement, tel que celui effectué dans l’arrêt STS 11/2013, fondé uniquement sur l’exercice licite du droit de grève ne saurait être justifié.

Aux vues de la chronologie des faits et de l’absence de cause économique, les juges concluent en reconnaissant que les décisions de l’employeur portent atteinte au droit de grève. Cependant, contre toute attente le Tribunal Supremo prononce la nullité partielle du licenciement économique, soumettant ainsi les licenciements annoncés lors de la première période de consultation à son contrôle.

 

  1. L’atténuation de la sanction de l’atteinte à un droit fondamental : nullité partielle et contrôle par les juges des premiers licenciements

Alors que le droit espagnol reconnaît expressément que l’exercice licite du droit de grève ne peut à lui seul constituer un motif de licenciement, le Tribunal Supremo n’accorde qu’une nullité partielle, remettant ainsi à l’appréciation et au contrôle des juges, la décision de licenciement antérieure à l’exercice du droit de grève.

 

  1. La limite des juges quant au contrôle des causes du licenciement collectif : contrôle d’adéquation ou de proportionnalité ?

Après avoir invalidé la décision de l’employeur d’augmenter le licenciement collectif et de fermer les centres de travail, les juges estiment devoir procéder à la justification des causes économiques. L’appréciation des premiers licenciements économiques envisagés est très controversée dans cet arrêt. En effet, les juges du Tribunal Supremo ayant formulé une opinion dissidente affirment que cela n’est rendu possible que dans la mesure où l’on considère que le licenciement des 91 salariés, envisagé lors de la période de consultation et n’ayant pas abouti à un accord, constitue une décision effective de l’employeur.

Partant du principe que l’employeur entendait procéder à ces licenciements, les juges vont apprécier  cette décision, n’étant plus soumise à autorisation administrative[8], en essayant de limiter le contrôle opéré par les juges du fond. Le contrôle s’effectue conformément à l’article 124.2 de la Ley 36/2011, du 10 octobre, visant à réguler la juridiction sociale, en appréciant l’existence des causes légales justifiant le  licenciement collectif, et notamment en appréciant la nature économique de la cause. À  cet égard, le Tribunal Supremo renvoie expressément l’article 51.1§2 de l’Estatuto de los Trabajadores « il existe des causes économiques [justifiant le licenciement] lorsqu’à partir des résultats de l’entreprise se dégage une situation économique négative, notamment par l’existence de pertes actuelles […] ». En l’espèce, cette situation économique négative se retrouve dans les bilans d’exercice négatifs en 2009 (-91.742.000.-€)  et en 2011 (-56.069.000.-€) de l’entreprise et permettent d’établir l’existence d’une cause économique justifiant le licenciement.

Après avoir contrôlé la nature économique de la cause, il conviendra de la caractériser. Dans cet arrêt, le Tribunal Supremo tente d’imposer une nouvelle jurisprudence et limite le contrôle des juges du fond. Le Tribunal souligne que dans l’exposition des motifs de la Loi 3/2012 selon le législateur, ils « devront limiter leur contrôle à vérifier que les causes économiques alléguées existent, qu’elles sont suffisamment sérieuses pour justifier une restructuration des objectifs et des ressources productives de l’entreprise […] ». En droit français, une solution identique a été consacrée par l’article 1233-2 du Code du travail qui impose une « cause réelle et sérieuse » du licenciement économique. Cependant, il convient de nuancer le propos car contrairement au droit espagnol qui n’exige qu’une cause « existante », la cause réelle alléguée en droit français est, selon la jurisprudence, une cause objective (Soc. 29 novembre 1990 ; Soc., 29 mai 2001), existante et matériellement vérifiable (Soc., 5 février 2002 ; Soc., 17 janvier 2001). Bien que l’appréciation de la cause par les juges du fond français nécessite un contrôle plus strict, la caractérisation de la cause économique dans les deux droits réside d’une part dans le fait de reconnaître son caractère réel et sérieux, et d’autre part dans le fait que le licenciement est nécessaire à la bonne marche de l’entreprise.

L’appréciation des causes économiques au regard de la situation de l’entreprise, tel que l’édicte le Tribunal Supremo dans cette nouvelle jurisprudence, sera effectuée par les organes juridictionnels. Ces derniers n’auront pas en charge de vérifier le caractère indispensable des causes de licenciement collectif et «  ne substitueront pas l’employeur dans le choix des mesures concrètes à adopter » (juicio de proporcionalidad) mais devront seulement en vérifier le caractère adéquat (juicio de adecuación). Ce contrôle des juges est similaire à celui instauré par la chambre sociale de la Cour de cassation qui prône le principe de non-immixtion dans les décisions de l’employeur depuis un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 14 septembre 2010[9]. En effet, en Droit français il appartient aux juges du fond de vérifier que la mesure de réorganisation de l’entreprise invoquée à l’appui des licenciements est « nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité », sans toutefois apprécier les différentes mesures existantes (Cass. Soc. arrêt du 27 juin 2007).

Le contrôle opéré par les juges français et espagnols ne consiste non pas à évaluer les différentes solutions étant offertes à l’employeur mais se limite à un contrôle de l’existence et du caractère sérieux de la mesure. Dans l’arrêt étudié STS 11/2013, ce contrôle n’a cependant été rendu possible qu’en admettant une nullité partielle du licenciement économique, permettant ainsi de valider une première décision de licenciement, et atténuant par la même occasion la sanction de l’atteinte au droit de grève des salariés.

 

  1. La portée de la nullité de la décision de licenciement collectif : nullité relative ou absolue ?

Dans l’arrêt du 20 septembre 2013, les juges reviennent sur la décision du Tribunal Basque ayant accordé la nullité totale du licenciement collectif pour violation du droit de grève. Le Tribunal Supremo casse cette décision qu’il considère déraisonnable au motif que la nullité prononcée ne peut être étendue au licenciement collectif partiel négocié lors de la période de consultation antérieure à l’exercice du droit de grève et à la décision d’augmenter le nombre de salariés licenciés.

En principe, selon l’article 124.11§4 de la Ley 36/2011, du 10 octobre, visant à réguler la juridiction sociale, la décision de licenciement collectif sera déclarée nulle lorsqu’elle aura été prise en violation des droits fondamentaux et des libertés publiques. Suite à une jurisprudence constante[10], le droit français consacre aussi la nullité de la rupture du contrat de travail en cas d’exercice licite du droit de grève dans l’article L.2511-1 du Code du travail. De même, l’article 122-45 al.2 du Code du travail ainsi que les arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation du 28 avril 1994 et du 2 février 2006 établissent qu’un salarié ne peut pas être licencié en raison de l’exercice normal du droit de grève, sous peine que le licenciement, alors privé de cause réelle et sérieuse, soit considéré nul de plein droit. Eu égard aux dispositions légales et à la jurisprudence relative au licenciement prononcé consécutivement à l’exercice du droit de grève, on pourrait parfaitement penser que la Cour de cassation pourrait trancher en faveur d’une nullité absolue si elle avait à juger un cas de violation de droit de grève au cours d’un licenciement collectif. La nullité envisagée en droit français et en droit espagnol est donc une nullité de plein droit, cependant, dans l’arrêt 11/2013, le Tribunal Supremo va venir nuancer cela.

Il faut comprendre que le raisonnement formulé dans cet arrêt est fondé sur la « fragmentation » du licenciement collectif. En effet, les juges ont admis dans cette procédure deux périodes de consultations aboutissant à deux décisions différentes. Pouvoir distinguer deux phases dans cette procédure, séparées par l’exercice du droit de grève, va avoir pour effet que la nullité accordée ne s’applique qu’à la décision d’augmenter le nombre de salariés affectés. Dans cet arrêt, la fragmentation du licenciement collectif s'avère très critiquée par l’opinion dissidente[11] qui souligne la prise en compte de la première période de consultation alors même que l'employeur n'avait pas procédé, conformément à l'article 11.4 du Real Decreto 801/2011 du 10 juin, à la communication de sa décision auprès de l'Autoridad Laboral dans les 5 jours suivant la fin de la période de 30 jours de consultations. Cette fragmentation constitue donc l’élément permettant au Tribunal Supremo de « contourner » la nullité totale du licenciement en cas d’atteinte à un droit fondamental. À cet égard, les juges reconnaissent un lien de cause à effet entre la convocation de la grève par le syndicat, et la réaction du patronat d’étendre le licenciement d’une partie des salariés à la totalité d’entre eux. Les juges retiennent donc que l’augmentation du nombre de salariés affectés par le licenciement ne signifie pas une renonciation à la première décision de licenciement mais une modification de cette décision. Ainsi, le Tribunal établit la nullité partielle du licenciement en concluant que la violation d’un droit fondamental est une conduite illicite concrète qui entache un acte d’infraction ainsi que ses conséquences, cependant cette violation n’affecte pas les conduites antérieures adoptées par l’employeur.

Le cas d’espèce (STS 11/2013) étant doté de la particularité de connaître deux périodes de consultations, il est difficile de savoir si la décision du refus de frapper de nullité les conduites antérieures à la violation d’un droit fondamental au sein d’une même procédure, trouveront à s’appliquer postérieurement. En effet, l’opinion dissidente tient à rappeler la place que Tribunal Supremo confère au droit de grève et, en citant la STS du 5 décembre 2012 (STS/IV– rco. nº265/2011), met en exergue la prééminence du droit de grève qui selon la Chambre sociale a pour effet, lors de son exercice, de « paralyser et d’anesthésier les autres droits […] tels que le pouvoir de direction de l’employeur […] et qui dans d’autres situations ne s’en trouveraient pas altérés ».

Par ailleurs, on pourrait aisément croire que des principes consacrés dans cette décision tels que celui de la limite du contrôle par les juges de la décision de licenciement économique, ayant par ailleurs été suggéré dans la loi 3/2012, puissent être érigés en tant que jurisprudence. Cependant selon le magazine « publico.es »[12], le mardi 28 janvier 2014 le FMI a adressé une recommandation à l’Espagne en suggérant aux tribunaux espagnols de ne pas adopter une interprétation si restrictive du contrôle du licenciement économique. L’association professionnelle des juges et magistrats « Jueces para la Democracia » s’est fermement opposée à cette intervention du FMI arguant qu’elle encourageait la suppression du pouvoir judiciaire en matière de droit du travail. Les juges espagnols ont expressément demandé au pouvoir exécutif dirigé par Mariano Rajoy de porter soutien au système judiciaire. La limite du contrôle par les juges du licenciement économique, sujet d’actualité, pourrait de ce fait subir d’autres modifications dans les mois à venir.

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

Arrêts et décisions de justice :

Droit espagnol :

  • Sentencia de la Sala de lo Social, Sala General, Tribunal Supremo, 20 septembre 2013, (rco.11/2013)
  • Sentencia de la Sala de lo Social, Tribunal Superior de Justicia del Pais Vasco Social, 9 octobre 2012 (autos n°13/2012)
  • Sentencia del Tribunal Superior de Justicia de Galicia 4389/2012 du 19 juillet 2012
  • Sentencia del Tribunal Constitucional 11/1981 du 8 avril 1981 
  • Sentencia de la Sala de lo Social, Tribunal Supremo du 31 mars 2000 (RJ  2000/7403)
  • Sentencia de la Sala Cuarta, Tribunal Supremo, du 17 juillet 2013 (rco. nº2350/2012)
  • Sentencia de la Sala Cuarta, Tribunal Supremo, du 5 décembre 2012 (rco. nº265/2011)

Droit français :

  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du  27 mai 1998 
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, 8 juillet 2009, n°08-40139
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 29 novembre 1990 
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 29 mai 2001
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 5 février 2002 
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 17 janvier 2001
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du arrêt du 27 juin 2007
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 14 septembre 2010, 09-66.657.
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 28 avril 1994
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 2 février 2006 (Bull. n° 53)
  • Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, du 13 mars 2001, nº99-45.735

 

Normes :

Droit espagnol :

  • Constitution Espagnole, 1978
  • Real Decreto Legislativo 1/1995, de 24 de marzo, adoptant la version consolidée de la Ley del Estatuto de los Trabajadores
  • Real Decreto-ley 3/2012, du 10 février, de mesures urgentes pour la réforme du marché du travail
  • Real Decreto 17/1977 sur les relations de travail, du 4 mars 1977
  • Real Decreto 801/2011 portant approbation du Règlement sur les procédures de régualtion de l'emploi et de démarches administratives en matière de transferts collectifs, du 10 juin
  • Ley 36/2011, visant à réguler la juridiction sociale, du 10 octobre 2011

Droit français :

  • Constitution de la Vème République, du 4 octobre 1958
  • Code du Travail, version consolidée au 14 octobre 2013.

 

Ouvrages:

P. LOKIEC, Droit du travail, Tome II, les relations collectives de travail, coll. Thémis, ed. P.U.F, 2011

Emploi et Compétences,  Lamy, étude n°100-54

 

Ouvrages spécialisés :

  • revues juridiques

Droit français:

Cahiers du Conseil constitutionnel, « Contributions au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles », François LACHAIRE, 2000, n°8, p.111

Droit espagnol :

Revista del Ministerio de Trabajo y Asuntos Sociales, “El derecho de huelga en la doctrina del Tribunal Constitucional: propuestas para una Ley Orgánica”, Raquel Yolanda QUINTANILLA NAVARRO, n°73, pp.337-367

  • Sites internet :

Droit français:

Droit espagnol :




[1] Sentencia 11/2013, Sala de lo Social, Sala General, Tribunal Supremo, du 20 septembre 2013.

 

[2] Sentencia de la Sala de lo Social, STSJ Pais Vasco Social, 9 octobre 2012 (autos n°13/2012)

 

[3]  Les « votos particulares » ou « opinions dissidentes » sont reconnues au niveau international (Cour de Justice Internationale) et en droit espagnol. Bien qu’elles permettent aux magistrats d’exprimer de manière motivée leur désaccord sur la décision finale adoptée par la majorité et de faire évoluer la jurisprudence à long terme, elles n’ont en principe aucune valeur. Cet instrument reste inconnu de la tradition juridique française qui, basée sur le principe du secret du délibéré, voit en lui un moyen d’affaiblissement de l’autorité de la chose jugée, portant atteinte à la crédibilité et l’indépendance des juges ainsi qu’à l’efficacité des juridictions - VOIR François LACHAIRE, « Contributions au débat sur les opinions dissidentes dans les juridictions constitutionnelles », Cahiers du Conseil constitutionnel, 2000, n°8, p.111

 

[4] Licenciement collectif (trad.)

 

[5] Si la loi n’oblige pas à trouver un accord au cours de la période de consultation en cas de licenciement économique, elle oblige cependant à ce que les parties négocient – STSJ Galicia 4389/2012 du 19 juillet.

 

[6] Lokiec, Droit du travail, Tome II, les relations collectives de travail, coll. Thémis, ed. P.U.F, 2011. p.407.

 

[7] Le Real Decreto 17/1977, a été interprété et corrigé, conformément à la Constitution de 1978, par le Tribunal Constitucional qui à l’occasion de divers arrêts a défini les contours du droit de grève. À cet égard, un arrêt STC 11/1981 du 8 Avril du Tribunal Constitucional érige en tant que principe le fait que « le droit de grève ne rompt pas le contrat de travail ».

 

[8] L’Administration du Travail espagnole a supprimé l’autorisation administrative en matière de licenciement collectif, par le biais du Real Decreto-Ley 3/2012 de du 10 février, de mesures urgentes pour la réforme du marché du travail, et ont été instaurées simultanément de nouvelles dispositions procédurales introduites dans la Ley 36/2011, du 10 octobre, visant à réguler la juridiction sociale.

 

[9] Cour de cassation, civile, Chambre sociale, 14 septembre 2010, 09-66.657.- « il n'appartient pas au juge de contrôler les choix effectués par l'employeur entre les différentes solutions possibles pour pallier les difficultés économiques rencontrées ».

 

[10] Le licenciement ne peut être déclaré nul que si la loi le prévoit ou en cas de violation d’une liberté fondamentale (Cass. Soc., 13 mars 2001, nº99-45.735)

 

[11] Selon l’opinion dissidente n°1, le tribunal valide ici une décision annoncée mais n’ayant jamais été prise