Repères doctrinaux et jurisprudentiels des libertés et droits fondamentaux au Chili

I / Droits de l’Homme, droits fondamentaux en droit chilien

A) La Constitution

La Constitution chilienne de 1980 établit différents types de droits et libertés. Plus concrètement, elle fait référence à des garanties, aux « droits essentiels émanant de la nature humaine », aux droits des personnes, aux droits de l’homme, aux droits constitutionnels et enfin aux droits fondamentaux. Précision toutefois qu’il n’existe pas de définition concrète de ces notions au sein de la Constitution chilienne.

L’article 1er de la Constitution énonce des droits ( les personnes naissent libres et égales en dignité et en droits), et instaure différentes garanties que l’Etat doit apporter aux citoyens. Parmi ces garanties sont notamment prévus la reconnaissance et la protection des « groupes intermédiaires » (organisations de la société civile tels que les associations, les syndicats ou les clubs sportifs),  la prise en considération des besoins publics comprenant le « bien commun » (mettre en place des conditions sociales qui permettent la réalisation spirituelle et matérielle de tous les citoyens, tout en assurant le respect des droits et garanties établies par la Constitution), ainsi que le devoir d’assurer  un « droit à l’égalité des chances ».

Des « droits essentiels émanant de la nature humaine » sont protégés par l’article 5 de la Constitution chilienne qui que les organes de l’Etat ont le devoir de respecter et de promouvoir de tels droits. De plus, cet article dispose que ces droits sont garantis aussi bien par la Constitution que par les traités internationaux en vigueur ratifiés par le Chili.

S’agissant des notions de  droits de l’homme et de droits fondamentaux, la Constitution chilienne n’y fait référence que dans 2 articles. Le premier est m’article 9 qui se réfère aux actes de terrorisme. Ceux-ci seraient ainsi, par essence et quelle que soit leur forme, contraires aux droits de l’homme. Le second est l’article 93 paragraphe 2, qui dispose que toute personne  dont les droits fondamentaux sont affectés pourra recourir au Tribunal Constitutionnel afin que celui-ci se prononce sur la « constitutionnalité » des arrêts de la Cour Suprême, des Cours d’appel et des tribunaux chargés du suivi des élections.

Par ailleurs, la Constitution chilienne consacre une importance particulière aux « droits constitutionnels ». En effet, l’article 19 assure à toutes les personnes une série de 25 droits et libertés. On y retrouve aussi bien des droits civils et politiques (tels que l’égalité devant la loi ou la liberté d’association), des droits économiques, sociaux et culturels (droit à l’éducation ou droit à la sécurité sociale), mais aussi des droits dits de « 3ème et 4ème générations » (droit à vivre dans un environnement libre de contamination). L’article 19 forme avec l’article 13 (droit de suffrage) un véritable « catalogue constitutionnel » de droits et libertés.

On peut également faire mention de l’article 8 de la Constitution qui porte, entre autres, sur la publicité des actes adoptés par les organes de l’Etat. Il est notamment prévu que ceux-ci puissent demeurer confidentiels (par le biais d’une loi de « quorum qualifié » : loi traitant d’éléments évoquées dans la Constitution qui ne peuvent être abrogés, modifiés ou révoqués que par une majorité absolue des parlementaires) si leur publication affecte notamment les droits des personnes.

 

B) Positions doctrinales

La doctrine chilienne interprète les notions de « droits fondamentaux », de « droits de l’homme » et de « droits constitutionnels » de différentes manières. D’un côté, selon une doctrine minoritaire représentée par Humberto Nogueira Alcala[1] ces notions sont particulièrement liées, voire identiques. Elles sont traitées comme étant des termes synonymes. Selon cet auteur, les droits de l’homme (ou droits fondamentaux ou droits constitutionnels) sont issus de la décision même du constituant, à travers laquelle les valeurs éthiques et politiques essentielles de la société atteignent une expression juridique Cette partie de la doctrine considère alors qu’il est nécessaire d’avoir une interprétation extensive des droits de l’homme : il faut, pour les protéger, prendre en compte l’intégralité du système juridique, des normes constitutionnelles jusqu’aux simples actes administratifs.

Toutefois, d’un autre côté, une grande partie de la doctrine se fonde sur une interprétation plus restrictive des notions de droits fondamentaux et de droits de l’homme. Selon des auteurs tels que Manuel Nuñez[2], il existe une différence entre droits de l’homme et droits fondamentaux d’une part, et droits constitutionnels de l’autre. D’après cet auteur, les droits fondamentaux correspondraient aux droits protégés par l’ « action en protection » (développé dans le point II). Ainsi, ces droits, qui bénéficient d’un mécanisme de garantie particulier, auraient une valeur distincte de celle conférée aux autres droits prévus par la Constitution, les droits constitutionnels. Ces droits renverraient à une dimension nationale tandis que les droits de l’homme, correspondraient davantage à une sphère internationale. 

 

C) Les interprétations jurisprudentielles

Le système juridique chilien se caractérise par la coexistence d’un Tribunal Constitutionnel et d’une Cour Suprême. Le premier fut réintroduit par la Constitution de 1980 comme organe constitutionnel autonome. Composé de 10 membres, le Tribunal Constitutionnel chilien a principalement pour compétence de s’assurer de la constitutionnalité des lois, décrets, lois organiques, réformes constitutionnelles, traités internationaux, ainsi que des arrêts rendus par les Tribunaux Supérieurs de Justice (Cour Suprême et Cours d’appels). La Cour Suprême chilienne, pour sa part, est la plus haute juridiction chilienne, composée de 21 membres. Elle est la juridiction d’ultime instance à l’égard de tous les tribunaux nationaux (à l’exception du Tribunal Constitutionnel, du Tribunal en charge du suivi des élections et des Tribunaux Electoraux Régionaux).

Tout comme les juges de la Cour Suprême, les juges constitutionnels  font majoritairement référence aux « droits fondamentaux » et aux « droits essentiels émanant de la nature humaine ». A titre d’exemple, dans un arrêt du Tribunal Constitutionnel du 23 janvier 2013[3], celui-ci estime que la seule lecture de l’article 5 de la Constitution (lequel se réfère notamment aux traités internationaux) est suffisante pour conclure que ladite Constitution ne contient aucune mention explicite au rang normatif des traités internationaux, y compris lorsque ceux-ci traitent des « droits essentiels émanant de la nature humaine ». Le Tribunal Constitutionnel fait également directement référence à la notion de « droits fondamentaux ». Dans un arrêt du 26 juin 2008[4], celui-ci affirme que les droits sociaux, découlant de la dignité de l’homme, constituent des droits en tant que tels, et non pas de simples déclarations dont l’application dépendrait des moyens budgétaires de l’Etat. Par conséquent, un droit comme le droit à la santé doit être considéré comme étant un « droit fondamental ». Dans un arrêt du 13 décembre 2006[5], la Cour Suprême a également fait référence aux « droits essentiels émanant de la nature humaine » en rappelant la continuité de sa jurisprudence quant au fait que la souveraineté de l’Etat chilien a comme limite le respect de ces droits. La Cour ajoute que ces droits sont des « valeurs supérieures à toute norme venant de l’Etat ».

Quant à la notion de « droits de l’homme », il semblerait qu’elle corresponde, selon les juges suprême et constitutionnel, à des valeurs internationales présentes dans les traités, mais elle est très peu évoquée dans la jurisprudence.

Enfin, le juge constitutionnel a également pu faire également référence à un droit non expressément écrit dans la Constitution chilienne : le droit à l’identité propre. Dans un arrêt du 29 septembre 2009[6], le Tribunal considère que la notion de dignité humaine (article 1er de la Constitution) et le droit à une identité propre sont fondamentalement liés. En effet, la dignité ne s’affirme que lorsque la personne jouit de la sécurité de connaître ses origines. Par conséquent, ce droit (notamment prévu à l’article 24§ 2 du Pacte International pour les Droits Civils et Politiques) pourrait aussi être compris comme l’un des « droits essentiels émanant de la nature humaine » prévus à l’article 5 de la Constitution chilienne.

 

II/ Mécanismes de garanties

Il existe au Chili deux types d’actions juridictionnelles de protection des droits et libertés : des recours directs et des recours indirects.

1.     Les recours directs

Les deux principaux recours directs sont l’action en protection (prévu à l’article 20 de la Constitution) et l’action d’ « habeas corpus » (prévu à l’article 21 de la Constitution). Le premier permet à toute personne physique, morale ou groupe de personnes de présenter un recours contre un acte (en vue de le faire annuler) ou une omission arbitraire ou illégale, qui menace ses ou leurs droits et libertés constitutionnels. Les droits pour lesquels un tel recours peut être effectué correspondent à ceux prévus à l’article 19 (tels que le droit à la vie, l’égalité devant la loi ou le droit de propriété). Toute personne pourra former ce recours auprès de la Cour d’appel de la juridiction dans laquelle a été commise la violation, dans un délai de 30 jours suivant l’acte,  sous une forme écrite et argumentée. Selon Claudio Nash et Paz Irarrazabal[7] ce recours marque une évolution démocratique car il n’était pas prévu par les précédentes constitutions. Néanmoins, toujours selon ces auteurs, le fait qu’il ne puisse être émis que pour un nombre précis de droits représente une importante limite.

Le deuxième mécanisme est le recours d’ « habeas corpus ». Il permet à toute personne détenue en violation de la Constitution ou de la loi, ou qui voit son droit à la liberté personnelle affecté, de se présenter devant un juge. Cette action peut être effectuée par une personne physique devant le tribunal de la juridiction dans laquelle elle est détenue ou devant la Cour d’appel de son domicile lorsque qu’elle souhaite agir de manière préventive à une menace contre sa liberté personnelle. Ce recours a pour avantage de ne pas prévoir de conditions particulières (excepté celle de ne pas avoir recouru à une autre action légale), ni de délai (tant que persiste la détention arbitraire ou la menace en question).

Signalons qu’il  existe d’autres types de recours directs : l’action pour non reconnaissance par l’Administration de la nationalité d’une personne (prévue à l’article 12 de la Constitution) devant la Cour Suprême, et l’action pour erreur dans la procédure pénale (prévue à l’article 19§7.i) également présentée devant la Cour Suprême.

 

2.     Les recours indirects

Le contrôle de constitutionnalité (article 93 de la Constitution) constitue un mécanisme juridictionnel indirect de protection des droits et libertés. Comme évoqué précédemment, il s’agit de contrôler la constitutionnalité des lois, décrets, lois organiques, réformes constitutionnelles, traités internationaux, ainsi que des arrêts rendus par la Cour Suprême et les Cours d’appels. Dans ce dernier cas, il s’agit d’un « recours en inapplicabilité » émis par un particulier qui s’exerce lorsque les droits fondamentaux d’une personne sont affectés par une telle décision judiciaire.

Il existe deux types de contrôles de constitutionnalité : le contrôle « a priori » et le contrôle « a posteriori ». Le premier s’effectue avant que la norme examinée n’entre en vigueur et peut être obligatoire (lorsque son contrôle préalable est prévu par la Constitution) ou facultatif (lorsque requis par une personne légitimée à agir). Le second s’effectue une fois que la norme est en vigueur.

Le mécanisme de protection des droits et libertés le plus utilisé est le recours en protection. L. Rios Alvarez[8] affirme que la mise en place d’un tel procédé (par une modification de la Constitution datant du 3 septembre 1976) représente une protection sans précédent des droits fondamentaux, comblant un vide très important dans ce domaine. En effet, l’auteur souligne qu’avant la mise en place de ce recours, la défense des droits se cantonnait à des voies procédurales ordinaires ou spéciales souvent trop lentes ou insuffisantes pour en assurer une protection complète. Cette action serait alors la plus utilisée en raison de ses nombreux avantages procéduraux : forme écrite,  unilatéralité (au bénéfice du titulaire de l’action et nécessitant peu d’informations sur la personne ou l’entité responsable), rapidité (une fois le recours présenté et considéré comme admissible, la juridiction saisie dispose de cinq jours pour rendre sa décision). Ce recours devrait cependant faire l’objet de nécessaires réformes  de fond. En effet, selon L. Rios Alvarez, l’action en protection devrait notamment pouvoir protéger davantage de droits, et plus particulièrement, le droit à l’éducation et le droit à un travail.

Par ailleurs, la réforme constitutionnelle de 2005 a fait du contrôle de constitutionnalité un mécanisme de plus en plus sollicité. Cette  réforme a donné au Tribunal Constitutionnel la possibilité de contrôler la constitutionnalité des lois postérieurement à leur entrée en vigueur. En d’autres termes, ce Tribunal a désormais la compétence exclusive du contrôle de  constitutionnalité de toutes les lois.

 

III. La protection des droits au Chili et les normes internationales

Les juges chiliens (aussi bien ordinaires, suprêmes ou constitutionnels) ne font pas ou très peu référence aux documents européens que ce soit la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne ou la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Les juges chiliens font en revanche, et on le comprend d’un point de vue géographique, nettement plus référence à la Convention Interaméricaine des Droits de l’Homme, même si ces références varient en fonction des autorités juridictionnelles.

D’un côté en effet, le Tribunal Constitutionnel cherche à se fonder avant tout sur la Constitution. Ce n’est que si elle n’apparait pas  suffisante qu’il se fonde sur la doctrine, puis sur la CIADH qui apparait finalement comme à un outil subsidiaire et résiduel.

En revanche, d’un autre côté, le juge de la Cour Suprême et le juge ordinaire font plus fréquemment référence à cette convention internationale, notamment lorsqu’ils effectuent un « contrôle de conventionalité » d’un acte ou d’une loi nationale. A titre d’exemple, dans un arrêt du 9 mai 2005[9], la Cour Suprême s’appuie sur l’article 7§7 de la CIADH (qui dispose l’interdiction d’être emprisonné pour ses dettes) pour confirmer la décision de la Cour d’appel qui considérait comme abusif et sans effet l’ordre d’arrestation de la victime alléguée. Ce contrôle de conventionalité permet au juge chilien d’interpréter les droits fondamentaux à travers la perspective du droit international des droits de l’homme, et plus concrètement en fonction  de la CIADH.

 

Bibliographie

Doctrine

-       H. Nogueira Alcala, « Teoria y dogmatica de los derechos fundamentales », Universidad Nacional Autonoma de México, 2003, Série Doctrine Juridique, N°156

-       M. Nuñez Poblete, « Introduccion al concepto de identidad constitucional y a su funcion frente al derecho supranacional e internacional de los derechos de la persona », Revue « Ius et Pratis », année 14, n°2

-       C. Nash et P. Irarrazabal, « Justicia constitucional en Chile y protección de los derechos fundamentales » in « Justicia constitucional y derechos fundamentales », Ed. C. Nash et V. Bazan, 2009

-       L. Rios Alvarez, « La acción constitucional de protección en el ordenamiento jurídico chileno », Centro de Estudios Constitucionales de Chile, Universidad de Talca, N°2, 2007, pp. 37-60

 

Jurisprudence

-       Arrêt de la Cour Suprême, Cas « Atilef Sanhueza », 9 mai 2005
http://www.poderjudicial.cl/juris_pjud/jurisprudencia.php

-       Arrêt de la Cour Suprême, 13 décembre 2006, Rol n° 559-2004 (attendu n°22)
http://www.elmostrador.cl/media/2011/12/Estudios-Constitucionales-533-SENTENCIA-CASO-MOLCO.pdf

-       Arrêt du Tribunal Constitutionnel, Rol n° 976-07 (attendu n°24), 26 juin 2008
http://www.tribunalconstitucional.cl/wp/ver.php?id=957

-       Arrêt du Tribunal Constitutionnel, Rol n° 1340-2009 (attendu n°10), 29 septembre 2009
http://www.tribunalconstitucional.cl/wp/expedientes

-       Arrêt du Tribunal Constitutionnel, 23  janvier 2013
http://www.camara.cl/camara/media/docs/fallos/rol2387.pdf

 

Liens internet

-       Constitution chilienne de 1980
http://www.oas.org/dil/esp/Constitucion_Chile.pdf

-       Définition « groupes intermédiaires »
http://construyendounasociedadlibre.blogspot.com/2008/06/grupos-intermed...

-       http://www.leychile.cl/Navegar?idNorma=242302

Blog constitutionnel de Tortora Aravena 
http://constitucionalchile.blogspot.com/2010/07/03-justicia-constitucional-el-control.html




[1] H. Nogueira Alcala, « Teoria y dogmatica de los derechos fundamentales », Universidad Nacional Autonoma de México, 2003, Série Doctrine Juridique, N°156

[2] M. Nuñez Poblete, « Introduccion al concepto de identidad constitucional y a su funcion frente al derecho supranacional e internacional de los derechos de la persona », Revue « Ius et Pratis », année 14, n°2

[3] Arrêt du Tribunal Constitutionnel (attendu n°12), 23  janvier 2013
http://www.camara.cl/camara/media/docs/fallos/rol2387.pdf

[4] Arrêt du Tribunal Constitutionnel (attendu n°24), 26 juin 2008, Rol n° 976-07
http://www.tribunalconstitucional.cl/wp/ver.php?id=957

[5] Arrêt de la Cour Suprême (attendu n°22), 13 décembre 2006, Rol n° 559-2004
http://www.elmostrador.cl/media/2011/12/Estudios-Constitucionales-533-SENTENCIA-CASO-MOLCO.pdf

[6]Arrêt du Tribunal Constitutionnel (attendu n°10), 29 septembre 2009, Rol n° 1340-2009
http://www.tribunalconstitucional.cl/wp/expedientes

[7] C. Nash et P. Irarrazabal, « Justicia constitucional en Chile y protección de los derechos fundamentales » in « Justicia constitucional y derechos fundamentales », Ed. C. Nash et V. Bazan, 2009

[8] L. Rios Alvarez, « La acción constitucional de protección en el ordenamiento jurídico chileno », Centro de Estudios Constitucionales de Chile, Universidad de Talca, N°2, 2007, pp. 37-60

[9] Arrêt de la Cour Suprême, Cas « Atilef Sanhueza », 9 mai 2005
http://www.poderjudicial.cl/juris_pjud/jurisprudencia.php