Retraits frauduleux d’argent : quand les vraisemblances servent la banque ! – par Jean-Baptiste Lhuillier

La preuve en cas de fraude à la carte bancaire avec composition du code secret est tout sauf évidente. Pour remédier à ces difficultés et permettre de résoudre les conflits entres les banques et leurs clients, la justice allemande fait preuve, dans son usage du droit processuel, d’une flexibilité et d’une ingéniosité auxquelles le juge français de cassation se refuse.

Le succès de la carte bancaire s’accompagne d’une sombre réalité. En Allemagne comme en France, la fraude à la « carte plastifiée » fait disparaître chaque année des dizaines de millions d’euros, et les chiffres augmentent de manière inquiétante (En Allemagne : « Missbrauch-boom beim Plastikgeld », Der Spiegel, 24 août 2004 ; « Debit-Schadensstatitisk 1. Quartal 2007 », EURO Kartensysteme GmbH, 24 avril 2007 ; En France : « Statistiques de fraude pour 2007 », Rapport annuel de la Banque de France.). Seuls les consommateurs les plus chanceux bénéficiant de la confiance de leur banquier ne subissent pas unilatéralement l’intégralité des pertes subies. En effet, à supposer qu’une assurance ait été contractée, celle-ci l’a été le plus souvent avec la banque elle-même. Or cette assurance indemnisera uniquement les dommages que la loi n’oblige pas déjà à réparer. Ironie – voire hypocrisie – de la situation, si la banque estime que le retrait n’est pas frauduleux, l’indemnisation n’aura pas lieu. Les autres consommateurs se retrouvent, quant à eux, démunis face à un géant économique mettant catégoriquement en doute leur parole. Les deux affaires faisant l’objet de notre comparaison relèvent ainsi presque du fait divers. Côté allemand, une personne constate que lors d’un voyage à l’étranger, une importante somme d’argent a été retirée sur son compte à un distributeur de billets. Cette personne prétend ne pas être à l’origine de ce retrait et affirme avoir laissé sa carte dans une pièce fermée durant le voyage, la carte n’ayant pas disparu. Côté français, une dame assure que la somme d’argent retirée sur son compte à un distributeur l’a été entre le moment du vol de sa carte et celui de l’opposition. Ces deux personnes ont assigné leurs banques respectives en restitution des sommes portées au débit de leur compte. Finalement, le client allemand voit sa demande rejetée en première instance puis en appel (Oberlandesgericht – OLG – Karlsruhe, décision n° 17 U 170/07 du 6 mai 2008, WM 33/2008, p. 1549 ; MDR 19/2008, p. 1112), le client français voit sa demande acceptée en première instance puis le pourvoi en cassation de la banque est rejeté (Cour de cassation, Chambre commerciale, arrêt n° 1050 du 2 oct. 2007). Il est vrai que les droits allemand et français distinguent tous deux entre les fraudes consécutives au vol de la carte bancaire et celles opérées sans dépossession de la carte. Mais, en l’espèce, ce fait ne vient cependant pas altérer notre comparaison dont le sujet concerne les preuves. En outre, nous pourrions nous demander si une banque a l’obligation d’adopter un comportement conciliant envers ses clients. Le concept de position de faiblesse du client n’est-il pas trop facilement utilisé par les associations de protections des consommateurs, voire par les tribunaux, pour faire « payer la banque » ? Cependant, il ne nous appartient pas non plus de répondre à ces problèmes de société que nous laisserons aux sagesses cumulées du législateur et du juge. L’intérêt de la comparaison proposée est d’illustrer l’influence en matière civile du jeu de la répartition de la charge de la preuve, de l’établissement de présomptions et de leur renversement, des apparences, et des vraisemblances. Comment, en effet, caractériser le régime probatoire mis en œuvre par le droit allemand et le droit français ? Sommes-nous en présence d’un bricolage procédural pour bâtir le résultat auquel la société aspire ? D’une boîte à outils pour construire une vérité juridique, à défaut de pouvoir exploiter la vérité matérielle ? Ou s’agit-il simplement d’un moyen d’appliquer ou de créer le droit de manière réaliste et efficiente ? Pour répondre à ces interrogations, il faudra premièrement s’intéresser à la répartition de la charge de la preuve en matière de fraude à la carte de retrait. Une réflexion sur le rôle de la vraisemblance dans les mécanismes probatoires de droit français et allemand permettra d’ouvrir la comparaison des instruments utilisés par les juridictions d’une rive à l’autre du Rhin.

La charge de la preuve

Le droit processuel allemand ne contient pas de règle écrite correspondant à l’article 9 du Code de procédure civile français qui dispose qu’ « il incombe à chaque partie (…) de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Ce principe était inscrit à l’article 193 du premier projet de BGB (Code civil allemand de 1887.) mais n’est plus aujourd’hui qu’implicite (S. PANKOKE, « Beweis- und Substanziierungslast im Haftungsrecht », MMR 4/2004, p. 211.). Partant de cela, il devrait logiquement incomber à nos deux victimes supposées de prouver qu’elles ne sont pas à l’origine des retraits (Solution envisagée avec l’apparition des distributeurs de billets par M. Cabrillac et B. Teyssié, RTD. com. 1988, n° 11, p. 269 ; rapportée par E. A. CAPRIOLI, « Charge de la preuve et opposition sur la carte bancaire », Communication Commerce électronique, n° 11, novembre 2007, comm. 139.). Ainsi leurs banques respectives auraient injustement débité leurs comptes et devraient être contraintes de les rembourser. Or, dans les deux cas, les sommes d’argent ont été retirées à des distributeurs de billets, ce qui suppose la composition du code secret de la carte. Pour les banques, la composition du code secret vaut preuve de l’accord du client et donc ordre de procéder au retrait des sommes exigées à l’appareil. A ce titre, le client d’une banque est obligé contractuellement de veiller à ce qu’aucun tiers n’ait accès à son code. Si le client ne respecte pas cette obligation, il prend en charge les risques de retraits frauduleux. C’est pourquoi les banques opposent en règle générale à leur client se présentant comme victime d’une fraude à la carte bancaire l’alternative suivante : soit le client a retiré l’argent lui-même, soit le retrait à été possible par un tiers en raison de la négligence du client vis-à-vis du code secret, ce qui est une faute lourde.

Le BGB actuel ne dispose quasiment d’aucune règle relative à la charge de la preuve. Les présomptions (Vermutung) sont de même relativement rares. L’article L. 132-3 du code monétaire et financier français répartissant la charge des risques en cas de retraits frauduleux est aussi silencieux sur ce point. Les juges français comme allemands ont donc tranché entre appliquer la répartition de principe de la charge de la preuve que l’on vient d’énoncer – garant d’un principe fondateur du droit de la preuve – et un autre modèle qu’ils seraient chargés de créer. C’est cette deuxième solution qui a été adoptée. Inspiré par une tendance générale à la protection du consommateur ou simplement dicté par la conscience du juge, le choix s’est fait au profit du client. La Cour de cassation française, dans un arrêt du 8 octobre 1991 (Solution rapportée in, JO Sénat, 12 mars 1992, p. 616.), a en effet reproché à la banque de ne pas avoir démontré que sa cliente n’avait pas respecté son obligation de garder le secret. Cet arrêt laissait cependant envisager une solution différente si la banque avait invoqué une présomption de faute sa cliente (Cf. ci-dessous, conséquences d’une nouvelle présomption.). L’arrêt de 2007 de la même Cour, objet de notre comparaison (préc.), se contente de rappeler qu’ « il appartient à l’émetteur de la carte qui se prévaut d’une faute lourde de son titulaire (…) d’en apporter la preuve ». L’OLG Karlsruhe énonce de manière similaire, dans sa décision du 6 mai 2008 (préc.), que c’est la banque qui supporte la charge de la preuve. Ainsi est-il supposé, en France comme en Allemagne, si la banque ne parvient pas à apporter la preuve du contraire, que le client n’a pas retiré lui-même l’argent et que l’argent n’a pu être retiré en raison de sa négligence. Mais contrairement à la présomption légale qui « dispense de toute preuve celui au profit duquel elle existe » (Art. 1352 du code civil.), la force probante de la présomption de l’homme est soumise aux aléas du cas d’espèce, c'est-à-dire à la conviction du juge (Cf. art. 1353 du code civil.).

Etablissement de la vérité juridique et influence de la vraisemblance des faits

L’établissement de la vérité matérielle en matière de retraits de liquidités, sauf à mettre un banquier dans le dos de chaque client, est très difficile. Si pour être sensée et efficace, la charge de la preuve se doit certes d’être unilatérale, il ne doit pas en résulter d’injustice flagrante. « Estimant qu’une supposition discutable est moins pernicieuse qu’une injustice flagrante » (P. LOUIS-LUCAS, « Vérité matérielle et vérité juridique », in Mélanges offerts à René Savatier, Paris, Dalloz, 1965, p. 588.), la Cour fédérale allemande (Ci-après : BGH.) a accueilli en cette matière un instrument particulier, l’Anscheinsbeweis, posant ainsi certaines limites à la protection du consommateur. La Cour de cassation française s’est prononcée, quant à elle, strictement en faveur du consommateur, malgré les risques évidents « d’effets pervers pour les émetteurs de carte bancaire » (E. A. CAPRIOLI, op. cit.), tout en refusant au juge du fond de prendre appui uniquement sur des vraisemblances pour se prononcer sur l’issue d’un conflit. Construction jurisprudentielle, l’Anscheinsbeweis n’entre en considération qu’après que le juge a constaté que l’apport des preuves normalement exigées n’a pas eu lieu. La terminologie permet déjà une première approche du concept. La notion Anscheinsbeweis est composée des mots Anschein (apparences) et Beweis (preuve). A cette notion est assimilée l’expression Beweis des ersten Anscheins signifiant littéralement « la preuve par les premières apparences ». Dans un souci de pragmatisme et de justice, le juge se contentera de fonder sa conviction sur les apparences du cas d’espèce, à défaut de posséder des preuves irréfutables et a fortiori de connaître la vérité matérielle. Cette interprétation littérale n’est cependant pas suffisante. La traduction juridique de la notion d’Anscheinsbeweis est la « preuve par vraisemblance » (Expression empruntée à D. MOUGENOT, in « La preuve », Larcier, 2002, p. 80.). Suivant une jurisprudence constante du BGH (BGH, arrêt XI ZR 210/03 du 5 oct. 2004, NJW 50/2004, p. 3623 ; BGH, arrêt XI ZR 294/05 du 14 no. 2006, NJW 9/2007, p. 593.) l’OLG Karlsruhe rappelle dans la décision étudiée que l’utilisation de la preuve par vraisemblance suppose le « déroulement typique d’évènements » (Typicität). Cet outil ne s’applique effectivement que dans des cas « dans lesquels une cause particulière ou le déroulement particuliers d’évènements se révèlent, d’après l’expérience générale (allgemeine Lebenserfahrung), déterminants pour l’apparition d’un résultat particulier ». Il ne s’agit pas ici d’exclure tout résultat qui ne semble pas logique ou courant, chaque vraisemblance pouvant être contredite (Cf. ci-dessous.), mais bien d’introduire le jeu de la probabilité dans la détermination de la vérité juridique. On reconnaît ici la « méthode du juge anglais » (X. LAGARDE, « Finalités et principes du droit de la preuve. Ce qui change », JCP éd. G, 2005, I, 133, p. 777.). Usant de cette méthode, le juge allemand tire les conséquences des probabilités. On aperçoit aisément les limites d’une telle méthode. Le juge ne disposant en la matière d’aucunes statistiques scientifiques, on est forcé de croire qu’il se contente – au pire – d’interpréter et d’entrecroiser les différents faits d’actualité présentant une relative similitude avec l’affaire, ou – au mieux – qu’il fonde son jugement sur l’analyse de sa propre expérience et de celle de ses confrères, en d’autres termes sur l’étude de la jurisprudence. Ainsi le BGH en est-il arrivé à estimer qu’en cas de retrait d’argent avec composition du code secret, et ce peu de temps après le vol de la carte bancaire, la vraisemblance amène à penser que le titulaire a noté ce code sur la carte ou l’a laissé proche de la carte (BGH, 5 oct. 2004, op. cit.). Une supposition opposée aurait tout aussi bien pu être retenue, à savoir celle estimant que le cryptage par la banque du code de la carte n’était pas assez sophistiqué, ce qui permet trop aisément aux fraudeurs la création d’une copie de la carte ou plus simplement le déchiffrage du code secret. Cet argument fut très tôt – et depuis constamment – rejeté, à l’époque même où le cryptage était beaucoup moins évolué qu’aujourd’hui (par ex. : OLG Hamm, NJW 1997, p. 1711 ; OLG Frankfurt a. M., WM 2002, p. 2101 ; BGH, 5 oct. 2004, op. cit. ; OLG Karlsruhe, 6 mai 2008, op. cit.): ce n’est donc pas cette idée qui justifia le choix fait dans la répartition de la charge de la preuve. Sans pour autant l’accueillir, le juge français ne semble pas non plus réellement hostile à cette technique venue d’Outre-Manche de balancement des probabilités menant à « retenir in fine les propositions qui présenteront le meilleur degré de vraisemblance » (X. LAGARDE, op. cit.). Ainsi que le rapporte le second moyen du pourvoi étudié, le tribunal d’instance (Roanne, 5 juillet 2005, en dernier ressort.) a en partie motivé sa décision en « relevant que l'actualité récente faisait état de plusieurs cas » similaires dans lesquels les clients étaient incontestablement les victimes de retraits frauduleux sans qu’on ait pu leur imputer une quelconque faute. Le juge de cassation s’est contenté de qualifier ce motif de « surabondant » et d’en faire abstraction lors de sa décision de rejet du pourvoi. Ainsi met-il en garde le juge du fond de se fonder seulement sur des vraisemblances pour en fin de compte justifier sa décision par un motif qui ne serait que général et abstrait. Cette décision serait alors privée de base légale et promise à la cassation.

Preuve par vraisemblance, présomptions de droit allemand et de droit français

Il apparaît nécessaire, pour mieux en saisir sa fonction dans l’affaire allemande, de qualifier et de classer cette « preuve par vraisemblance » qui pourrait un jour inspirer les juridictions françaises. Il s’agit par cette dernière réflexion de comparer la preuve par vraisemblance (Anscheinsbeweis) avec la présomption judiciaire (tatsächliche Vermutung). S’agit-il de notions synonymes ? Peut-on, en l’espèce, assimiler la preuve par vraisemblance à une nouvelle présomption ? En droit français comme en droit allemand, la présomption judiciaire a pour finalité de tirer d’un fait connu une conséquence quant à un fait inconnu (Cf. Article 1349 du code civil ; absence de règle écrite en droit allemand). C’est en d’autres termes un procédé permettant « d’établir un fait en démontrant la réalité d’un fait voisin » (F. FERRAND, « Le juge et les présomptions », Répertoire de procédure civile, Dalloz, janvier 2006, n° 634.). La preuve par vraisemblance a un but identique (Cf. ci-dessus.). Les présomptions judiciaires de droit français sont « abandonnées aux lumières et à la prudence du magistrat ». Pour autant, elles doivent être « graves, précises et concordantes » (Article 1353 du code civil.). Ces exigences peuvent être assimilées – non certes par leur contenu, mais par la forme – aux conditions posées par le juge allemand pour l’acceptation de la preuve par vraisemblance (Cf. ci-dessus.). La mise en place d’une présomption par le juge allemand est quant à elle libre, en raison notamment de l’absence de texte en la matière. Si la présomption française semble jusqu’à présent voisine de la preuve par vraisemblance, les différentes exigences relatives aux seules présomptions en droit français et en droit allemand annoncent la complexité de la comparaison. Ce sont les subtilités dans la classification théorique de l’Anscheinsbeweis et de la tatsächliche Vermutung qui enrichissent le plus l’étude. Cette classification ne bénéficie pas du soutien unanime de la doctrine allemande et un courant dominant de pensée (herrschende Meinung) ne se dégage pas clairement. Le droit allemand procède à une distinction entre l’appréciation de la preuve (à entendre par évaluation discrétionnaire par le juge de la force probante d’un fait allégué : Beweiswürdigung) et le degré d’exigence imposé – par la loi ou par le juge – pour reconnaître un fait allégué comme preuve suffisante (Beweismaß). Une partie de la doctrine (S. SCHLAURI, Chapitre : « Anscheinsbeweis », in Elektronische Signaturen, 2002, p. 157.) classe la présomption parmi les questions d’appréciation de la preuve, alors que la preuve par vraisemblance est présentée comme un procédé d’ajustement de l’objet de la preuve. Il s’agit pour le juge allemand en matière de présomption d’acquérir une « pleine conviction » (volle Überzeugung) en se fondant sur des indices et sur son expérience. La pleine conviction du juge est évidemment nécessaire pour la résolution de la majorité des procès civils. Or dans l’affaire évoquée, ni les apports des parties, ni la mise en place d’une présomption ne permettent au juge de constituer une telle conviction. La preuve par vraisemblance se charge simplement à ce stade de rendre crédible certains faits. Pour arriver à ce résultat, le juge réduira ses exigences relatives à l’apport de preuves. Par conséquent, la preuve par vraisemblance s’attaque à l’objet même de la preuve. Mais elle ne s’arrête pas là, et il faut le souligner. Fait plus surprenant et dont il est permis de mettre la légalité en doute, cet outil prétorien offre une relative mais certaine « dispense de preuve ». C’est entre autres pour légitimer cet acte que certains auteurs allemands considèrent la preuve par vraisemblance comme manifestation du pouvoir souverain du juge dans son appréciation de la preuve (H. M. ANZINGER, « Anscheinsbeweis und tatsächliche Vermutung im Ertragsteuerrecht », C. H. Beck, 2006, p. 69.). La doctrine française se refuse, à juste titre, à attribuer valeur de dispense à la présomption judiciaire, qui n’est qu’un procédé de preuve (F. FERRAND, op. cit., n° 640.). La complexité de la comparaison atteint son paroxysme lorsque l’on affirme que la présomption française est aussi une « modification ou un déplacement de l’objet de la preuve » (F. FERRAND, ibid., n° 634.). Cependant, le droit français ne connaissant pas la preuve par vraisemblance, il n’est pas choquant de constater que la présomption française possède certaines qualités que l’on retrouve d’un côté dans la preuve par vraisemblance et d’un autre dans la présomption allemande. En effet, les conséquences pratiques des présomptions française et allemande sont identiques. Elles s’opposent par contre clairement aux effets de la preuve par vraisemblance. Une présomption ayant pour effet d’attribuer la charge de la preuve à l’une des parties, la mise en place d’une présomption opposée renverse logiquement la charge de la preuve sur la partie à l’origine « protégée ». Or l’interprétation des décisions des juridictions allemandes ne permet pas d’approuver l’idée qu’il appartient au client de prouver la fraude et son absence de négligence. A défaut de devoir rapporter la preuve contraire, le client doit être en mesure « d’ébranler » (Erschüttern) la preuve par vraisemblance. Il lui suffit pour cela « d’exposer et de prouver des faits démontrant la sérieuse possibilité de l’existence d’une autre origine » que celle qui est déduite de l’expérience et des vraisemblances. La preuve par vraisemblance peut aussi être ébranlée s’il est incontestable ou prouvé par le client que « le dommage aurait pu être causé par deux séries d’évènements différentes, chaque série ayant pu être la cause unique » (BGH, 5 oct. 2004, op. cit. ; OLG Karlsruhe, 6 mai 2008, op. cit.). Force est d’admettre que la forte probabilité qu’un résultat particulier apparaisse suite au déroulement d’évènements particuliers n’empêche pas la possibilité que d’autres évènements soient la cause du même résultat. Prouver l’existence d’une telle possibilité est en théorie la nouvelle et unique charge imposée au client de la banque. Mais il ne lui suffit pas, en pratique, d’avoir de l’imagination. Bien qu’il ait invoqué en l’espèce la possibilité d’un emprunt frauduleux de la carte ainsi que la possibilité de la copie de cette carte, le juge allemand, dont l’appréciation de ces faits allégués est de nouveau souveraine (Cf. Beweiswürdigung), ne les a pas estimés suffisants pour ébranler la preuve par vraisemblance. Certes, nous ne sommes donc pas en présence d’un renversement de la charge de la preuve et a fortiori d’une nouvelle présomption, les exigences posées par le juge ne sont pour autant pas aussi légères qu’on pourrait le croire.

En résumé, la preuve par vraisemblance est l’outil le plus direct mais aussi le plus dangereux en raison de la dispense de preuve qu’il autorise. La présomption judiciaire allemande est certes totalement libre, elle ne peut cependant répondre à toutes les situations tout en restant juste et prévisible. Enfin, la présomption française, offrant au juge la possibilité d’ajuster au cas d’espèce l’objet de la preuve et d’en répartir la charge, garantit une bonne application de la justice en raison de son contrôle a priori par les conditions légales de sa mise en place. Il s’impose donc de différencier ces trois instruments.

Conclusion

L’utilisation par le juge allemand d’une palette diversifiée d’outils procéduraux lui offre une certaine souplesse dans ses jugements qui mériterait d’être considérée par les juridictions françaises. Mais n’utilise-t-on pas justement des outils considérés comme appropriés pour arriver à un résultat précis et surtout prédéfini ? En effet, l’impression est donnée de l’utilisation d’une méthode pour parvenir à la décision souhaitée. De ce point de vue, on ne peut qu’approuver le juge français de préférer la stabilité juridique et une certaine prévisibilité.

Références

- OLG Karlsruhe, décision n° 17 U 170/07 du 6 mai 2008, WM 33/2008, p. 1549 ; « Beweislast beim Missbrauch einer EC-Karte », MDR 19/2008, p. 1112. - Cour de cassation, Chambre commerciale, arrêt n° 1050 du 2 octobre 2007, 05-19.899, X. c/ La Banque postale : Juris-Data n° 2007-040638, commentaire CAPRIOLI Eric A., « Charge de la preuve et opposition sur la carte bancaire », Communication Commerce électronique, n° 11, novembre 2007, comm. 139 ; BOUJEKA A., "la charge du risque d'utilisation illicite d'une carte bancaire", Recueil Dalloz, 2008, p. 454. - BGH, arrêt n° XI ZR 210/03 du 5 octobre 2004, NJW 50/2004, p. 3623. - BGH, arrêt n° XI ZR 294/05 du 14 novembre 2006, NJW 9/2007, p. 593. - JO Sénat, « Responsabilités respectives en cas de vol de cartes de crédit », 12 mars 1992, p. 616.

Eléments bibliographiques

- ANZINGER Heribert M., « Anscheinsbeweis und tatsächliche Vermutung im Ertragsteuerrecht », Nomos, C. H. Beck, 2006. - FERRAND Frédérique, « Le juge et les présomptions », Répertoire de procédure civile, Dalloz, janvier 2006, n° 633 à 649. - LAGARDE Xavier, « Finalités et principes du droit de la preuve. Ce qui change », JCP éd. G, 2005, I, 133, pp. 771-777. - LOUIS-LUCAS Pierre, « Vérité matérielle et vérité juridique », in Mélanges offerts à René Savatier, Paris, Dalloz, 1965, pp. 583-601. - PANKOKE Stefan L., « Beweis- und Substanziierungslast im Haftungsrecht », MMR 4/2004, pp. 211-235. - SCHLAURI Simon, « Elektronische Signaturen », Publikationen aus dem Zentrum für Informations- und Kommunikationsrecht der Universität Zürich, Thèse, 2002, 269 pages.