Sur l’admissibilité d’une preuve illicite en droit du travail - par Olivier Javel

Le principe de loyauté reconnu, notamment, par la Cour européenne des droits de l’homme est utilisé pour écarter les preuves illicites du procès. Mais face aux inégalités entre employeurs et salariés la France et l’Espagne ont atténué l’application du dit principe. Les juridictions des deux pays se montrent ainsi plus sévères au moment d’admettre la preuve rapportée par l’employeur que celle présentée par l’employé.

Les questions de l’admissibilité et de l’appréciation des preuves illicites ont été largement débattues par la doctrine. En droit espagnol des positions très tranchées ont été soutenues. Une partie de la doctrine allant jusqu’à admettre tout type de preuve illicite comme valide en se basant ainsi sur le fait que le procès a pour objectif de révéler la vérité. Un autre mouvement doctrinal lui au contraire refuse tout mode de preuve illicite en se basant sur le fait que nul ne peut se prévaloir de sa malhonnêteté. Rappelons qu’en France le code du travail n’établit pas de régime spécifique relatif à la preuve. En effet, celui-ci renvoie au travers de ses articles L. 121-1 (selon lequel le contrat de travail est soumis aux règles de droit commun) et R. 516-0 (selon lequel la procédure devant les juridictions statuant en matière prud’homale est régie par les dispositions du livre Ier du nouveau Code de procédure civile) aux règles de droit commun en matière civile. Le juriste espagnol lui est confronté à une succession de normes légales sur le même sujet. Trois textes dont le but est de déterminer les preuves admissibles en droit du travail ont vocation à s’appliquer en Espagne, deux textes de droit commun et un texte spécial prévoyant notamment le déroulement du procès en droit social (art. 87, 90.1 de Ley Procesal Laboral, 11.1 de la Ley Organica del Poder Judicial et 287 de la Ley de Enjuiciamiento Civil). Loin de faciliter l’application du droit cette multiplicité de normes de part leur rédaction déficiente (les textes ne prévoyant pas la même liste de conditions pour l’admission d’une preuve) rend le droit positif difficile à appliquer (ex. le texte spécial mettait en avant le principe d’oralité tandis que le droit commun lui faisait référence à un procès essentiellement écrit). La Ley de Procedimiento Laboral prévoit trois conditions pour la recevabilité d’une preuve (praticabilité, pertinence, licéité), la Ley de Enjuiciamiento Civil, elle, contient quatre critères (praticabilité, utilité, pertinence, licéité), la Ley Organica del Poder Judicial, elle, se contente de prohiber les preuves obtenues en violant un droit ou une liberté fondamentale ainsi que les procédures ne respectant pas la bonne foi. Si à première vue il semble évident que la preuve illicite n’est pas admise en droit espagnol l’ambigüité des textes a poussé la doctrine et la jurisprudence à s’interroger.

Le contexte particulier du droit du travail, c’est-à-dire dans la majorité des cas la fragilité du salarié face à l’employeur conséquence du lien de subordination (caractérisé par la jurisprudence comme étant « … l'exécution d'un travail sous l'autorité de l'employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné… »  : Cass. soc., 13 novembre 1996, Bull. civ., V, n° 386), pousse une partie de la jurisprudence française et espagnole à admettre une différence de traitement entre l’employé et l’employeur, afin de permettre à la partie faible de prouver ses prétentions.

Face à l’asymétrie entre les parties lors du procès devant le Conseil de prud’hommes, notamment au regard de la facilité d’accès à la preuve, comme le relève Jean-Yves Frouin (La preuve en droit du travail Première partie : les modes de preuve) le salarié est le plus souvent demandeur, mais il ne dispose pas forcement des moyens de preuves utiles. Comment les juges français et espagnols en utilisant la notion de preuve illicite ont-ils tenté de rétablir l’égalité des armes entre les parties ? Au travers de l’analyse du régime de l’employeur (I) et de celui de l’employé (II) nous verrons comment les tribunaux tentent de rétablir l’égalité des armes entre les parties.

I- Limitation du droit à la preuve : L’employeur et la preuve illicite

L’assertion selon laquelle la preuve est libre en droit du travail a été nuancée par le juge et le législateur français afin de contrebalancer la position dominante de l’employeur. Certains modes de preuves lui sont ainsi interdits. La doctrine distingue deux groupes de droits défendus par la jurisprudence qui limite le recours à certains modes de preuves par l‘employeur : les droits substantiels et les droits processuels selon la formulation de Philippe Waquet (« Halte aux stratagèmes », Sem. soc. Lamy). Les premiers regroupent un certain nombre de droits et libertés tels que la liberté d’expression du salarié (Cass. soc., 28 avril. 1988, no 87-41.804, Bull. civ. V, no 257, Dr. soc. 1988, p. 428, concl. Ecoutin et note G. Couturier) ou la reconnaissance du droit à l’intimité du salarié « découvert » dans le célèbre arrêt Nikon où la Cour a reconnu que l‘employeur ne pouvait utiliser comme preuve le courrier personnel d‘un employé (Cour de cassation, chambre sociale, 2 octobre 2001 n° de pourvoi : 99-42942). Ces « droits substantiels » ne sont pas susceptibles de limitation unilatérale et injustifiée par l’employeur. Le second groupe, celui des droits processuels, a notamment été reconnu par la décision du 20 novembre 1991 de la chambre sociale de la Cour de cassation plus connue sous le nom « Néocel ». Cet arrêt qualifie les enregistrements réalisés par l’employeur à l’insu des employés de preuve illicite et ce quel qu’en soit le motif. En 1992 le législateur consacre cette protection en la généralisant à tout mode de surveillance secrète. En effet le comité d’entreprise devra être préalablement informé (C. trav., art. L. 121-8) tout comme le ou les salariés susceptibles d’être visés par la mesure (C. trav., art. L. 121-7 et L. 121-8) cette information dont le salarié est le destinataire trouve un autre fondement en l‘article 1134 qui impose un devoir de loyauté entre cocontractants. La loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978 (n° 78-17) créait le CNIL Commission nationale de l’informatique et des libertés. Cette commission est notamment chargée de recueillir les déclarations d’existence des systèmes de surveillance avant leur mise en œuvre, si cette déclaration préalable n’est pas respectée, l’employeur ne peut se prévaloir des enregistrements en tant que preuve. Les deux groupes de droits mis en valeur ne sont pas totalement étanches, une surveillance par des moyens cachés peut en effet violer le droit à l’intimité du salarié. La jurisprudence et le législateur ont donc veillé à non seulement protéger les droits substantiels du salarié lors de l’exécution du contrat de travail mais, peut-être plus important encore, ils ont veillé à ce que les preuves obtenues illicitement par l’employeur ne puisse être utilisées par celui-ci, notamment lors des procès en licenciement pour faute grave.

En s’inspirant de l’arrêt 114/1984 du Tribunal Constitutionnel (29 novembre 1984), l’article 11 de la « Ley Organica del Poder Judicial » rappelle que la bonne foi doit être respectée dans toutes les procédures et ajoute que les preuves obtenues en violation d’un droit fondamental ne pourront être admises. La jurisprudence et la doctrine espagnoles distinguent entre deux types de preuves illicites, celles qui transgressent un droit fondamental reconnu comme inviolable par l’article 10 alinéa premier de la Constitution espagnole et les preuves qui, malgré leur illicéité, n’enfreignent pas une norme fondamentale. Le Tribunal Constitutionnel espagnol justifie cette différenciation de régime en arguant que les preuves obtenues en violation des articles 10 et suivants de la Constitution nuisent aux garanties procédurales offertes par cette même constitution et altèrent la nécessaire égalité des parties devant le juge. En pratique, la jurisprudence n’est pas totalement unifiée et des faits très similaires peuvent aboutir à des solutions différentes suivant le tribunal compétent (voir à cet effet la STSJ de Madrid nº 432/2003 pour une admission du mode de preuve présenter par l’employeur et la STSJ de Cataluña nº 6390/2004 en sens contraire). Les juges espagnols semblent néanmoins se plier au contrôle de proportionnalité et de stricte nécessité (la mesure prise par l’employeur pouvait elle être substitué par une autre plus « douce ») opéré par le « Tribunal Constitucional » dans son arrêt 186/2000, ainsi les enregistrements de l’activité du salarié sur son lieu de travail sont justifiés quand il existe de graves soupçons d’irrégularité, si la mesure est adéquate au regard du but poursuivi, s’il n’existe pas de mesure alternative moins préjudiciable. Il faut aussi, précise le tribunal, que cette mesure soit limitée en temps et au lieu nécessaires à la découverte de la vérité.

Ainsi selon le doyen Carbonnier « si les coups bas sont interdits, les simples ruses de guerre ne le sont pas » (Droit civil, Introduction", PUF, Thémis, 26° éd., 1999, n° 188, p. 363.), la frontière entre ruse et coups bas étant laissé à la discrétion des juges. Si la jurisprudence espagnol est plus tolérante que celle développée en France, toutes les deux se montrent relativement sévère au moment d’accueillir les modes preuves présenter par l’employeur et les écarte, le cas échéant, en les qualifiant de preuve illicite.

II- La protection de la partie faible : le salarié et la preuve illicite

La chambre criminelle de la Cour de Cassation, dans son arrêt Logabax du 8 janvier 1979 (N° de pourvoi : 77-93038), qualifie de vol la soustraction de document, même momentanée, réalisée par un employé à des fins personnelles, même si le but de la soustraction frauduleuse était la pré-constitution d'une preuve. La chambre criminelle refuse ici de prendre en compte la situation personnelle de l’employé ou tout du moins lui préfère le principe de loyauté processuel. Le 2 décembre 1998, la chambre sociale de la Cour de Cassation marque son désaccord avec la jurisprudence Logabax en admettant que le salarié puisse présenter comme preuve des documents soutirés à l’entreprise (le salarié « peut produire en justice, pour assurer sa défense dans le procès qui l’oppose à son employeur, les documents dont il a la connaissance à l’occasion de l’exercice de ses fonctions » (Cass. soc., 2 déc. 1998, no 96-44.258, Bull. no 535)). Pendant près de 10 ans les deux chambres de la Cour de Cassation ont maintenu une jurisprudence distincte, provoquant par la même une insécurité juridique, qui d’après Alban DEBERDT (« Quelques remarques sur la preuve en droit du travail » La nouvelle lettre de L’I.S.T mai 2004 n 2) a incitée les employeurs à qualifier les faits pénalement. La chambre criminelle par un arrêt du 11 mai 2004 (N° de pourvoi 03-85521) confirmé notamment en 2006 (26 avril 2006, N°de pourvoi 05-83564) est revenue sur sa jurisprudence Logabax et accepte désormais que l’employé puisse produire des documents dont il a eu connaissance lors de ses fonctions et qui sont strictement nécessaires à l’exercice de sa défense lors du procès. Le 30 juin 2004 la chambre sociale (Cour de cassation chambre sociale 30 juin 2004 N° de pourvoi : 02-41720) reprend la motivation de la chambre criminelle en adoptant les deux conditions cumulatives. L’employé doit avoir eu connaissance des documents dans le cadre de ses fonctions et les documents doivent être nécessaires à sa défense. La Cour de Cassation reconnait ainsi que le fait justificatif de la défense puisse s’opposer sous certaines conditions au principe de loyauté.

Comme il a été vu le droit espagnol distingue deux catégories de preuves illicites, celles contraires aux droits reconnus comme fondamentaux par la Constitution qui ne peuvent en aucun cas être admissibles et celles violant une norme de rang inférieur, qui peuvent être acceptées sous certaines conditions. La preuve illicite est-elle donc admissible en droit espagnol et plus précisément en droit du travail ? Oui, l’arrêt 24/84 du TC espagnol affirme que la recherche de la vérité est l’objectif principal « del proceso laboral », cette recherche de vérité combinée avec la prohibition « de indefension » (être dans l’impossibilité de se défendre ou de revendiquer un droit) permet au juge d’accepter les preuves illicites. Mais il n’existe pas de critère absolu garantissant l’acceptation d’une preuve illicite, dans tous les cas le juge devra motiver sa décision d’écarter un moyen de preuve. Si on s’attache au cas plus particulier du vol réalisé par l’employé afin d’assurer sa défense face à l’employeur la jurisprudence est encore indécise, la preuve peut être admise comme se voir qualifiée d’abus de confiance ou de vol, tout dépend du cas d‘espèce. Ici encore la jurisprudence n’est pas unifiée.

Propos conclusifs L’admissibilité de la preuve illicite en droit peut paraitre contestable. La loyauté, la bonne foi, sont des principes qui ont été redécouverts récemment et dont l’influence a été grandissante, l’article 1135 du code civil n’est qu’un exemple. Pourquoi alors admettre une preuve qui limite la portée du fair play ? Les réponses sont diverses et discutables pour certaines, mais elles apportent des éléments de réflexion. La recherche de la vérité, la protection de la partie faible, la nécessaire recherche d’une « bonne justice » doivent au même titre que la loyauté être placée au centre du procès et elles plaident toutes pour que la preuve illicite ne soit pas écartée d’office.

Abréviations utilisées: Sentencia del Tribunal Superior de Justicia - STSJ Sentencia del Tribunal Constitutional - STC Sentencia del Tribunal Supremo - STS Consitution Espagnol - CE Tribunal Constitutionnel - TC Ley Enjuiciamiento Civil -LEC

Bibliographie:

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