Sur l'arrêt du 28 mai 2008 de la Cour Constitutionnelle colombienne (traitement préférentiel des femmes en matière de retraite), par Violette Van Gaver

Dans les régimes de retraite, certaines mesures ont été adoptées pour permettre la prise en compte de la situation particulière de la femme dans la société : son double rôle de femme au foyer et de femme au travail. Ces mesures sont aujourd’hui remises en cause, le seul critère du sexe n’étant apparemment plus suffisant pour justifier une telle différence de traitement entre hommes et femmes. La grande diversité des solutions légales et jurisprudentielles montrent qu’une réforme du système de retraite est nécessaire.

La réforme du système de retraite est un problème d’actualité aussi bien au niveau national qu’au niveau européen. En effet, suite aux générations «baby boom» et à l’allongement de l’espérance de vie, les nouvelles générations ont bien du mal à assurer les retraites de leurs ainés.

L’émancipation de la femme a bouleversé le schéma traditionnel: en passant de la femme au foyer à la femme au travail sans pour autant renier ce premier rôle, les femmes assurent désormais un double rôle. D’après le Conseil d’orientation des retraites (COR), bien que le partage des rôles évolue lentement vers une participation accrue des hommes, le partage traditionnel des tâches au sein du couple se maintient et les femmes continuent de prendre en charge majoritairement le travail domestique et familial.

De l’inégalité abstraite à l’inégalité concrète: la création d’avantages particuliers pour les femmes en matière de pension de retraite

Partant du constat de l’inégalité de fait entre hommes et femmes, une évolution juridique était donc nécessaire à travers la création de discriminations positives. Les termes discrimination positive et égalité peuvent sembler contradictoires ou complémentaires selon les cas. En effet si elles contredisent le principe d’égalité formelle en créant une différence de traitement volontaire, les discriminations positives permettent également sa mise en œuvre effective (égalité concrète) en corrigeant des différences de fait à travers l’adoption de mesures par le législateur. Selon Maria Amparo Ballester Pastor : « Le principe d’égalité a une fonction protectrice, compensatrice ou correctrice. » (Diferencia y discriminación normativa por razón de sexo en el orden laboral, 1994). D’après le juge constitutionnel colombien: « si les individus sont égaux devant la loi, ils ne le sont pas dans la réalité. Ainsi le caractère général et universel de la loi doit parfois faire place à des mesures concrètes destinées à une catégorie spécifique de personnes» (Décision C-1039/03 du 5 novembre 2003) et souligne que le principe de non discrimination dans la constitution colombienne est étroitement lié à l’égalité substantielle comme le montre l’article 13 qui dispose que «l’Etat doit assurer les conditions pour que l’égalité soit réelle et effective» et adopter des «mesures a faveur de groupes discriminés et marginalisés».

Les pays de l’Union européenne s’accordent sur la nécessité d’une réelle égalité de traitement entre hommes et femmes mais pas sur le moyen le plus adéquate pour y arriver. En France par exemple, la mesure principale, prévue par l’article 351-4 du Code de la sécurité sociale, consiste pour les femmes assurées en une « majoration de leur durée d’assurance d’un trimestre pour toute année durant laquelle elles ont élevé un enfant, dans des conditions fixées par décret, dans la limite de huit trimestres par enfant ».

En Colombie, plusieurs mesures coexistent. Tout d’abord la Loi 790 de 2002 prévoit une protection spéciale pour les femmes en disposant que « Les femmes chefs de famille sans alternative économique (…) pourront bénéficier d’une pension de vieillesse ou de retraite dans les trois (3) ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi » De même, la Loi 797 de 2003 prévoit, pour les femmes assurées ayant un enfant handicapé physique ou mental dans une situation de dépendance vis-à-vis de sa mère, une pension spéciale de vieillesse. La décision C-294/07 du 25 avril 2007 de la Cour constitutionnelle colombienne déclare la recevabilité de l’action visant à étendre ce régime de retraite au père chef de famille ayant un enfant handicapé à sa charge. En effet, d’après le juge constitutionnel colombien « à travers ces mesures en faveur des mères d’enfants handicapés- actions positives- le législateur cherche à protéger les enfants handicapés qui sont économiquement à leur charge dans le respect de la primauté des droits des sujets de protection spéciale reconnue par la Constitution- dans le cas présent, les personnes handicapées-, d’après le principe d’égalité il n’existe aucune raison valable qui justifie la différenciation entre les enfants handicapés à la charge de la mère et ceux à la charge du père se trouvant dans des situations de faits identiques ».

Enfin, concernant le secteur public, l’âge de la retraite est fixé à 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes (Loi 33 de 1985)

Au niveau européen, la directive 79/7 du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale prévoit à l’article 7.1 une exception à l’égalité de traitement entre hommes et femmes en permettant aux Etats d’y déroger pour les pensions de vieillesse. C’est en prenant appui sur cette possibilité de dérogation que la Cour de cassation a refusé d’étendre à un homme ayant élevé deux enfants la majoration d’assurance de l’article L 351-4 du Code la sécurité sociale (Cass 2é civ, 15 juin 2004 n° 2-30.978).

La récente remise en cause des avantages accordés aux femmes en matière de pension de retraite

Le traitement de faveur accordé aux femmes est aujourd’hui remis en cause aussi bien au niveau national qu’au niveau international. En effet on assiste à une augmentation des contestations des pères de famille devant les tribunaux revendiquant l’application de ces mesures indépendamment du sexe de l’assuré car loin d’assurer l’égalité matérielle, elles contribueraient à créer une nouvelle discrimination à l’égard des hommes. La différence de traitement entre hommes et femmes en matière de retraite est-elle justifiée car considérée comme essentielle pour assurer l’égalité concrète entre hommes et femmes ou bien le législateur doit-il étendre aux hommes les avantages prévus pour les femmes dans le cadre des retraites pour assurer la pleine égalité de traitement entre hommes et femmes ?

Dans la décision du 28 mai 2008 de la Cour constitutionnelle colombienne, les demanderesses à l’action réclament la déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1 de la Loi 33 de 1985 qui dispose que « un fonctionnaire ayant servi vingt (20) ans de manière continue ou discontinue et arrivant à l’âge de cinquante-cinq ans (55) aura le droit à une pension de retraite mensuelle viagère équivalant à soixante-quinze pour cent du salaire moyen » en ce qu’elle n’établit aucune différence de traitement en faveur des femmes comme le fait par exemple la loi 100 de 1993 qui établit une nette différenciation concernant l’âge minimum pour accéder à la pension de retraite: 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes; différenciation qui répond au « devoir de l’Etat d’établir des mesures de différenciation positive concernant les conditions de travail en faveur des femmes, étant donné les spécificités de leur rôle dans la société » (décision C-410 de 1994 de la Cour constitutionnelle colombienne). Pour le Défenseur du Peuple, « si l’égalité matérielle est un objectif constitutionnel, les moyens pour y arriver ne sont pas impératifs, ainsi une mesure visant à imposer une différence d’âge de départ à la retraite entre hommes et femmes n’est pas constitutionnellement impérative ». Le procureur général de la Nation reconnaît la constitutionnalité de l’article 1 de la Loi 33 de 1985 : « Le législateur peut valablement prévoir des traitements différents fondés sur le sexe en matière de pension de retraite, dès lors que ces traitements gardent une relation proportionnée entre les faits qui leurs servent de cause et les objectifs poursuivis, cela n’implique pas qu’il soit constitutionnellement obligé de le faire dans tous les cas ». Il en conclut donc que « les demandeurs omettent de démontrer la discrimination concrète et inversent la logique d’argumentation de la Cour en déduisant que tout traitement identique est inconstitutionnel ». Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle colombienne refuse donc d’accorder des avantages particuliers aux femmes fondés sur le seul critère du sexe.

Concernant l’évolution de la jurisprudence française, il convient de citer l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 11 septembre 2008 (n°7-17.399) qui énonce que la bonification d’ancienneté pour le calcul de la pension vieillesse EDF ne peut pas être réservée aux femmes. La disposition du statut du personnel des industries électriques et gazières (article 3 annexe III) selon laquelle les agents mères de famille ayant eu trois enfants bénéficient d’une bonification d’âge et de service d’une année par enfant introduit une discrimination entre agents féminins et agents masculins qui n’est justifiée par aucune différence de situation relativement à l’octroi des avantages en cause et qui est donc incompatible avec les stipulations de l’article 141 du traité de la Communauté européenne (TCE).

Dans un arrêt du 5 juin 2008 (n° O6-841 18éme chambre), la Cour d’appel de Paris a jugé qu’un assuré peut bénéficier de la majoration de trimestres d’assurance pour enfant prévue par l’article L 351-4 du Code la sécurité sociale sans que la caisse d’assurance vieillesse puisse exiger de sa part la preuve qu’il a élevé seul ses enfants, dès lors qu’une telle preuve n’est pas exigée des femmes.

Saisie par un assuré masculin qui revendiquait cette majoration, la Cour de cassation avait dans un premier temps écarté catégoriquement cette possibilité (Cass 2é Civ 15 juin 2004 Bull civ II n° 300). Assouplissant sa position, elle avait ensuite jugé qu’en vertu des dispositions combinées de l’article 14 de la CEDH et de l’article 1er du protocole additionnel n°1, l’avantage résultant de l’article L 351-4 du Code de la sécurité sociale étant accordé aussi bien aux femmes qui ont poursuivi leur carrière sans interruption qu’à celles qui l’ont interrompue, il n’existe aucun motif de faire une discrimination entre une femme qui n’a pas interrompu sa carrière pour élever ses enfants et un homme qui apporte la preuve qu’il a élevé seul un enfant (Cass 2é Civ 21 décembre 2006 Bull. Civ. II n°364).

Dans sa décision du 5 juin 2008, la Cour d’Appel de Paris considère que cette majoration ne vise pas à compenser les désavantages liés au congé de maternité ou à l’éloignement du service après l’accouchement mais au contraire qu’elle est subordonnée à deux conditions étrangères à la maternité et caractérisant la charge effective de l’enfant : - l’accomplissement des responsabilités parentales relatives au droit de garde, de surveillance et d’éducation. - La charge pécuniaire dudit enfant correspondant aux dépenses d’entretien. Aucune raison objective ne parait ainsi justifier que la majoration litigieuse soit accordée à une femme qui n’a pas élevé seule ses enfants alors qu’elle serait refusée à un homme dans la même situation.

Une délibération de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité (HALDE) 2007-237 du 27 octobre 2008 relève le caractère discriminatoire de l'article 351-4 du Code de la sécurité sociale en ce qu'il ne réserve qu'aux mères le bénéfice de majorations de durée d'assurances dans le calcul des pensions de retraite. La HALDE précise que « les avantages accordées aux femmes ne visent pas a compenser les désavantages lies au congé de maternité ou a l'éloignement du service après l'accouchement, ni a les aider a mener leur vie professionnelle sur un pied d'égalité avec les hommes mais uniquement a leur offrir au moment de leur départ en retraite, certains avantages en lien avec la période consacrée a l'éducation des enfants ». Le traitement différencié des hommes et des femmes n'apparaît donc pas justifié au regard de l'objectif de la mesure qui est de prendre en compte une période d'inactivité liée a l'éducation de ses enfants. En conséquence la HALDE recommande au gouvernement de modifier l'article précité qui demeure incompatible avec les stipulations de l'article 14 de la CEDH et l'article 1er du protocole additionnel n°1.

Enfin, dans un arrêt du 19 février 2009, la Cour de cassation se fonde sur la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CDEDH) pour accorder le bénéfice de l’avantage retraite à un père de famille ayant élevé six enfants : « une différence de traitement entre hommes et femmes ayant élevé des enfants dans les mêmes circonstances ne peut être admise qu’en présence d’une justification objective et raisonnable » (Cass, civ. 2, n° 07-20.668 du 19 février 2009). Cet arrêt devrait avoir des conséquences sur les conditions d’attribution de la majoration d’assurance pour enfants élevés. Selon les termes de la décision, tous les hommes peuvent en bénéficier. L’article L. 351- 4 du CSS, qui réserve cet avantage aux femmes, devrait être modifié. À la Caisse Nationale d’assurance vieillesse, on indique que, compte tenu de l’enjeu financier pour l’assurance vieillesse, la durée de la majoration d’assurance pour enfants et les conditions d’ouverture du droit devraient être modifiées.

Dans la Décision C-1039/03 du 5 novembre 2003 de la Cour constitutionnelle colombienne à propos d’une demande d’extension de la protection spéciale prévue pour les femmes aux hommes de l’article 12 de la loi 790 de 2002 disposant que « les femmes chefs de famille sans alternative économique (…) pourront bénéficier d’une pension de retraite dans les trois (3) ans à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi », le juge colombien tente également de faire abstraction du critère du sexe et de soumettre le bénéfice de mesures à d’autres conditions. En effet pour le procureur Général de la Nation, « la seule condition pour bénéficier de la mesure n’est pas une condition de sexe mais le fait qu’un seul des deux parents se trouve seul confronté à l’éducation et à la charge de ses enfants sans l’aide de l’autre conjoint. »

La tendance jurisprudentielle actuelle consiste donc en la remise en cause des avantages accordés exclusivement aux femmes en matière de pension de retraite en l’absence de justification objective.

Il convient cependant de rappeler la mise en garde du Conseil d’orientation des retraites « en condamnant tout avantage accordé aux femmes automatiquement à seule raison de leur sexe, le juge remet en cause l’équilibre que réalisent des dispositions diverses qui, au total, compensent des inégalités de situation persistantes entre hommes et femmes. »

Dès lors une nouvelle problématique apparaît : existe-t-il une réelle égalité dans les faits entre hommes et femmes (égalité concrète) justifiant un retour vers un traitement identique hommes-femmes dans les lois en matière de pension de retraite ou la femme doit-elle continuer à être considérée comme un sujet de droit spécial bénéficiant de ce fait d’avantages particuliers ?

La recherche de l’égalité hommes femmes devrait conduire à de nouvelles évolutions des règles des régimes de retraite dans le sens d’une harmonisation entre les régimes. Pour le Conseil d'orientation des retraites, il faut " intégrer de façon systématique la dimension de l'égalité entre hommes et femmes dans les réformes des systèmes de retraite" (colloque du 15 décembre 2005).

BIBLIOGRAPHIE

- Discriminacion en el empleo – Legislacion comparada Jurisprudencia y doctrina Augusto Conti – Ediciones juridicas Gustavo Ibañez - Diferencia y discriminacion normativa por razon de sexo en el orden laboral Maria Amparo Ballester Pastor - Los derechos de la mujer en la jurisprudencia cnstitucional comparada- Defensoria del Pueblo - Discriminacion positiva en favor de la mujer en el derecho comunitario Joaquin Brage Camazano – Instituto de estudios constitucionales Carlos Restrepo Pedrahita - JS Bergé et S Robin-Olivier, Introduction au droit de l’Union européenne, PUF, 2008 - J. Pélissier, A. Supiot ey A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 2006 - Carlos Bernal Pulido, El derecho de los derechos, Universidad el externado de Colombia. - Manuel Cepeda, Los derechos fundamentales en la Constitucion de 1991, TEMIS - Legislacion laboral en seis paises latinoamericanos. Avances y omisiones para una mayor equidad. Laura Pautassi, Eleonor Faur, Natalia Gherardi - lexique des termes juridique, Dalloz 14éme édition - Liaisons sociales Nº 15316 du jeudi 5 mars 2009

- Site internet de la Cour constitutionnelle colombienne: http://www.corteconstitucional.gov.co/ - Site internet du Conseil d'orientation des retraites (COR) : http://www.cor-retraites.fr - Site internet de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité: http://www.halde.fr/ - Site internet de la Cour de cassation: http://www.courdecassation.fr/