Viabilité du fœtus et limite constitutionnelle au droit à l’avortement aux Etats Unis. A propos de la décision Isaacson v. Horne, Cour d’Appel des Etats-Unis, 9th District, 2013

En janvier 2012, la Chambre des députés de l’Etat de Virginie a voté un projet de loi qui, s’il n’avait pas été rejeté par le Sénat de Virginie, aurait prévu l’application du droit à la vie d’un enfant dès sa conception, ce qui aurait dans les faits rendu l’avortement totalement illégal. Pourtant, depuis 1973, le droit de la femme à avorter au cours des trois premiers mois de grossesse est reconnu comme un droit constitutionnel au niveau fédéral. C’est dans l’affaire Roe v.Wade que la Cour Suprême a reconnu l’existence de ce droit, estimant qu’il découle du droit au respect de la vie privée, lui-même garanti par le quatorzième amendement. La Cour avait , en substance, déclaré dans Roe que toute loi tendant à interdire ou à limiter l’accès à l’avortement durant le premier trimestre de la grossesse est inconstitutionnelle.

Ce droit n’est cependant pas absolu. Il a été premièrement limité par des arrêts postérieurs de la Cour Suprême, à la période précédant le moment où le fœtus est déterminé comme étant viable. Deuxièmement, il peut être encadré par l’Etat si celui-ci démontre d’un intérêt supérieur à protéger la vie, la santé publique ou les standards médicaux. Ainsi, il appartient aux Etats de réguler, et d’encadrer les conditions dans lesquelles un IVG peut être pratiqué, sans pouvoir cependant interdire l’accès à l’IVG, ni adopter de loi ayant pour but ou pour effet l’interdiction de l’IVG. Aux Etats Unis, l’essence de ce droit de la femme est de la protéger contre une intervention excessive de l’Etat, et c’est pourquoi la Cour Suprême estime qu’il découle du droit au respect de la vie privée.

Si la jurisprudence de la Cour Suprême est constante lorsqu’il s’agit de confirmer ce droit, certains Etats fédérés tentent encore d’affirmer leur souveraineté en réduisant son champ d’application par le biais de lois censées réguler la pratique de l’IVG dans leur Etats, mais ayant pour but ultime ou pour effet de le limiter. Le cas Isaacson v. Hornes[1] mettant en cause une loi de l’Etat de l’Arizona, en est l’exemple le plus récent. En mai 2013, la Cour d’Appel des Etats-Unis pour le neuvième district (United States Court of Appeals for the 9th district) a rendu une décision intéressante en la matière. Plus intéressant encore, est le refus en janvier 2014, de la Cour Suprême des Etats-Unis de connaître de ce cas, respectant ainsi l’interprétation retenue par la cour inferieure.

En l’espèce, en avril 2012, l’organe législatif de l’Arizona a adopté une loi, la Arizona House Bill 2036 (ci-après la « Loi de la vingtième semaine ») prévoyant l’interdiction, de pratiquer, de provoquer,  de tenter de pratiquer ou de provoquer un IVG d’un fœtus de plus de vingt semaines, excepté en cas d’urgence médicale. La première instance fédérale pour le district de l’Arizona (United States district Court for the District of Arizona), devant laquelle trois médecins ont contesté la conformité de cette loi à la Constitution Américaine, a rejeté leur demande et confirmé la validité de cette loi. La Cour a considéré que cette loi avait pour but d’encadrer, et non d’interdire, l’avortement dans la mesure où l’exception médicale prévue par la loi autorise certains avortements entre la vingtième semaine et la date de viabilité du fœtus (principalement lorsque la poursuite de la grossesse risque d’entrainer la mort de la femme). La Cour a considéré que la loi n’avait pas pour effet d’empêcher la femme d’avorter dans la mesure où ce choix lui était offert jusqu'à vingt semaines de gestation.

La question à laquelle les juges de la Cour d’Appel ont eu a répondre est donc la suivante : une loi interdisant l’avortement après la vingtième semaine de gestation, mais avant viabilité établie du fœtus, sauf en cas d’urgence médicale extrême, est elle conforme au droit constitutionnel de la femme de décider seule de mettre un terme à sa grossesse ?

L’Arizona considère le critère du stade de viabilité du fœtus comme secondaire, et non comme établi dans Roe v. Wade (1973), puis dans Planned Parenthood v. Casey (1992) et dans Gonzales v. Cahart (2007), comme un précédent obligatoire. D’après les représentants de l’Etat d’Arizona, la loi de la vingtième semaine n’est pas contraire au droit constitutionnel dans la mesure où elle n’élimine pas les possibilités de choisir l’IVG, mais les limite dans le temps à la vingtième semaine de gestation.

Solution adoptée par la Cour d’Appel des Etats Unis : cette loi, en ce qu’elle prive les femmes de la décision ultime de mettre fin ou non d’avorter avant d’avoir atteint le stade de viabilité du fœtus, est inconstitutionnelle, conformément à une jurisprudence constante de la Cour Suprême en la matière depuis Roe v. Wade.

La Cour d’Appel réaffirme ainsi l’importance, et même la primauté du critère de la viabilité du fœtus dans l’encadrement de l’avortement (I), de même qu’elle rappelle et précise l’interdiction d’une intervention excessive de l’Etat (II).

 

I.               Le critère prédominant de la viabilité du fœtus comme limite de l’accès à l’IVG

 

  • L’éloignement continu du système trimestriel établi par Roe v. Wade

La décision initiale de 1973 avait mis en place un système trimestriel encadrant l’IVG. Un Etat ne pouvait sous aucune condition interdire l’IVG durant le premier trimestre de la grossesse. Durant le deuxième, il devait démontrer un intérêt essentiel dans la protection de la vie du fœtus ou la santé de la femme enceinte, (strict scrutiny exercée par la Cour dans le contrôle de constitutionnalité de la Loi). Durant le troisième trimestre, l’IVG est totalement interdit, sauf exception médicale extrême. Déjà, l’arrêt Planned Parenthood v. Casey de 1992, qui avait confirmé la liberté fondamentale de la femme de décider d’avorter, s’était légèrement éloigné du système trimestriel prévu par l’arrêt Roe v. Wade,  se concentrant plutôt sur le critère de viabilité du fœtus.

 

  • Préférence pour l’utilisation unique du standard de la viabilité du fœtus

 La Cour d’Appel ici a fondé sa décision entièrement sur le critère du stade de viabilité du fœtus. Ce critère permet d’établir une limite à partir de laquelle l’Etat peut interdire l’accès à l’IVG. La Cour d’Appel parle d’un « moment critique » à partir duquel l’intérêt étatique de protéger la vie prime sur le droit de la femme à disposer de son corps : « Viability is the critical fact that controls constitutionality ».[2]

Ce critère quoique bien établi, puisque suivi depuis plusieurs décennies par d’autres cours fédérales, pose certains problèmes, comme l’illustre le cas présent. D’un côté, il convient de noter que la détermination du stade de viabilité d’un fœtus étant une question purement médicale, elle est laissée à la discrétion totale du médecin, et peut donc varier non seulement d’un Etat à l’autre, mais surtout aussi, et de façon considérable, dans le temps, au grès des avancées scientifiques qui permettent une détermination de plus en plus précise à ce sujet. En 1973, le stade de viabilité était fixé plus ou moins à vingt-huit semaines, il est aujourd’hui déterminé approximativement à la vingt-troisième semaine. De même, le fait que cette détermination ne soit pas fixée par la loi, mais laissée à la discrétion du médecin, met en relief une sorte de paradoxe quant à l’argumentation qui tend à dire que ce choix n’appartient qu’à la femme, libre de décider seule. Dans les faits, la situation est telle que la femme est effectivement libre de décider d’avorter, jusqu'à ce que son médecin déclare le fœtus viable, et c’est là que le droit à l’IVG trouve une application qui varie drastiquement d’un Etat à l’autre. Le critère n’étant pas objectivement établi, certains médecins plus conservateurs auront tendance à déclarer le moment de viabilité plus tôt que d’autres. D’un autre côté, si ce critère peut être perçu comme flexible, car évolutif, il a le mérite d’être constant, dans le sens où les cours suivent ce standard de manière continue.

En l’espèce, les parties sont d’accord sur le fait qu’au vu des connaissances scientifiques actuelles, un fœtus ne peut pas être déclaré viable à la vingtième semaine de gestation. La loi de l’Arizona, dans la mesure où elle fait fi du critère de viabilité, est donc inconstitutionnelle.

 

A travers cette décision, et notamment l’opinion concurrente rendue par le juge Kleinfeld, la Cour d’Appel apporte des précisions concernant les pouvoirs de l’Etat dans l’encadrement de l’IVG. La « loi de la vingtième semaine » est inconstitutionnelle en ce qu’elle prévoit une intervention excessive de l’Etat.

 

 

II.             Interdiction de toute intervention excessive de l’Etat avant le stade de viabilité du fœtus – distinction entre encadrement et interdiction

 

  • Précision sur ce qui constitue une limite constitutionnelle et ce qui constitue une intervention de l’Etat inconstitutionnelle car excessive : Encadrement de l’IVG vs. intervention excessive de l’Etat

 

La Cour d’Appel commence par rejeter une série d’arguments avancée par l’Etat affirmant que puisque la loi n’atteint que très peu de femmes statistiquement parlant, celle-ci ne constitue pas une intervention excessive de l’Etat. La Cour rappelle que cette considération ne doit avoir aucun impact sur la décision de conformité de la loi. Ce qui compte, c’est l’intensité de l’impact sur la catégorie de personnes touchées, peu importe leur nombre. Pour être considérée excessive, l’intervention de l’Etat en question ne doit pas nécessairement toucher un très grand nombre de personnes. Ce qui est pris en considération, c’est simplement l’intensité de l’intervention et l’impact de la loi. Est considérée comme intervention excessive de l’Etat, une régulation qui a pour but ou pour effet d’imposer un « obstacle réel et conséquent »[3] à l’accès à l’IVG avant le stade de viabilité du fœtus. Les Etats restent cependant libres d’encadrer l’accès à l’IVG, encore une fois tout en veillant à ne pas imposer un obstacle trop important à l’accès à l’IVG. Le juge Kleinfeld dans son opinion concurrente nous donne un exemple éclairant de ce qui pourrait constituer un encadrement constitutionnel de l’IVG par l’Etat : il est du pouvoir de l’Etat par exemple d’imposer une période de réflexion (limitée elle aussi dans le temps, et non applicable aux cas d’urgences), ou même d’imposer que le fœtus soit anesthésié pour procéder à l’IVG.

A travers cette décision, la Cour rappelle l’essence de ce droit : le choix doit appartenir à la femme, qui doit être la seule à pouvoir prendre cette décision ; avant que le fœtus ne soit viable, l’Etat ne peut pas et ne doit pas prendre cette décision pour elle.

Ainsi, si l’Etat est libre d’encadrer la procédure d’IVG, il n’est pas libre de l’interdire.

 

  • L’exception d’urgence médicale, insuffisante pour sauver la loi.

 

En l’espèce, l’argument avancé par l’Arizona consiste à affirmer que l’exception médicale contenue dans la loi permet de sauver la loi, de la rendre constitutionnelle, dans la mesure où elle n’interdit pas totalement l’accès à l’IVG après vingt semaines. Les femmes pour qui poursuivre la grossesse constituerait un risque très important pourraient toujours accéder à cette procédure. La Cour d’Appel rejette cet argument. En effet, si cette exception d’urgence médicale permet d’atténuer le niveau d’interférence de l’Etat, en réduisant le champ d’application de l’interdiction, elle ne rend pas l’intervention de l’Etat raisonnable pour autant.

La Cour, ici utilisant les principes d’interprétation de la loi, envoie un message important aux Etats : une exception d’urgence médicale ne permet pas de « sauver » une loi qui serait autrement inconstitutionnelle[4] . Ce que les juges regardent, et ce que les législateurs des Etats fédérés doivent donc prendre en considération, c’est le but de la loi, ainsi que son effet. En l’espèce, les juges reconnaissent que le but ultime de ce type de loi est en fait d’avancer le stade de viabilité du fœtus, et ainsi d’avancer dans le temps l’interdiction de l’IVG, ce qui constitue une intervention excessive de l’Etat. Si tel est le but de la loi, aucune exception, si large soit elle, ne permettra de rendre la loi conforme à la Constitution.

En somme cette décision très récente permet de rappeler que le droit à l’accès à l’avortement, s’il est acquis juridiquement, fait encore polémique. En 2008, 35 % des femmes américaines vivaient dans un comté où aucun médecin ne pratique l’avortement. Ce chiffre est passé à 39% en 2011. De même, le coût financier qu’un avortement représente constitue une barrière importante puisque l’IVG n’est pas remboursé par la sécurité sociale.

 

 




[1] Isaacson v. Horne, 716 F.3d 1213, (9th Cir. 2013) cert. denied, accessible sur Westlaw, ou ici: http://cdn.ca9.uscourts.gov/datastore/opinions/2013/05/21/12-16670.pdf.

[2] Isaacson v. Horne, 716 F.3d 1213, 1233 (9th Cir. 2013), citation p.1233.

 

[3] La Cour d’Appel parle d’une “undue burden / substantial obstacle analysis” tout au long de l’arrêt, notamment § 3, p.1217

[4] “In sum, while a health exception is necessary to save an otherwise constitutional post-viability abortion ban from challenge, it cannot save an unconstitutional prohibition on the exercise of a woman’s right to choose to terminate her pregnancy before viability.” p. 1228

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

 

OBERDORFF, Henri. Droit de l’Homme et Libertés Fondamentales. LGDJ, 3ème éd. (2011).

 

Les institutions des Etats-Unis, documents réunis et commentes par Anne DEYSINE, Documents d’étude. La Documentation Française. éd. 2006.

 

Choper, Fallon et al., Leading Cases in Constitutional Law (2013 ed.)

 

Alan Guttmacher Institute, Facts on Induced Abortion in the United States (2011)