Vie privée, réseaux sociaux et licenciement en droit du travail français et allemand

 

Introduction

 

Le développement des réseaux sociaux comme Facebook conduit à brouiller un peu plus encore les frontières entre vie personnelle et vie professionnelle. Sans en avoir toujours parfaitement conscience, l'utilisateur perd la maîtrise des informations parfois très personnelles qui le concernent (Revue de droit du travail  2011 p. 39, M. Kocher). Les informations diffusées peuvent circuler d'« amis en amis », entre les « amis d'amis » jusqu'à être portées à la connaissance de son employeur. La question se pose ainsi de savoir dans quelle mesure l'employeur peut-il se servir du contenu des informations ainsi diffusées par le salarié sur ces réseaux sociaux pour le sanctionner.

Le Tribunal allemand de grande instance de Hamm du 10 octobre 2012 a confirmé la validité d’un licenciement pour faute grave d’un salarié qui a tenu des propos électroniques portant atteinte à l'image de son employeur sur le réseau social Facebook.

Facebook est une interface qui permet à ses utilisateurs de créer un profil susceptible d'être relié à d'autres utilisateurs par le biais d'une « requête d'ami ». En contrepartie de l'acceptation d'être l'« ami » d'un utilisateur, l'accès au contenu entier du profil, qui comprend la possibilité de publier de courts messages, est offert (Dalloz actualité 2010, A. Astaix ). Afin de coller au modèle sociétal réel, Facebook a développé son réseau de manière à ce qu'il existe plusieurs degrés de contacts. Ainsi, en fonction des paramètres gérés par l'utilisateur, non seulement les « amis », mais également les « amis » des « amis », peuvent accéder aux données publiées par chacun.

L'enjeu était de savoir si les messages dénigrants publiés sur l'interface du salarié et accessible par ses « amis » relevaient de la correspondance privée qui est protégée d’une éventuelle intrusion de l'employeur. Le salarié n’avait en l’espèce, programmé qu'une protection minimale de ses écrits, ceux-ci ne relevaient pas d'une correspondance privée dès lors qu'ils étaient accessibles à la fois à d'autres salariés de la société et à des personnes extérieures à l'entreprise (LG Hamm 10 oct. 2012).

 

En matière de droit du travail, la question se pose donc de savoir où débute et s'arrête la vie privée des salariés. Il apparait donc nécessaire de s’intéresser à l’étendue de la protection de la vie privée du salarié (I) avant d’en étudier ses limites (II).

 

I. L’étendue de la protection de la vie personnelle du salarié

 

A/ La reconnaissance du droit au respect de la vie personnelle du salarié

 

Selon l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». L'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne énonce la même règle pour les « communications ». Pendant qu’il travaille dans l’entreprise, le salarié est sous la subordination de son employeur. Il doit respecter le règlement intérieur et exécuter les consignes de ses supérieurs hiérarchiques. Mais l’employeur ne peut donc, en principe, imposer aucune contrainte en dehors du lieu ou des horaires de travail. Ainsi, un salarié ne peut être sanctionné pour des motifs liés à sa vie personnelle.

En droit français, la notion de vie personnelle du salarié va plus loin que la simple vie privée. Elle englobe non seulement la vie privée, mais aussi toutes les activités publiques que l’intéressé peut entreprendre à titre personnel. La vie personnelle concerne donc tous les faits et gestes du salarié accomplis en dehors de sa vie professionnel. La vie professionnelle relève, en principe, de la vie publique (TGI Bayonne, 29 mai 1976). Mais la vie privée ne se réduit pas à l'intimité du foyer et aux seules activités poursuivies dans un lieu privé, la notion de vie privée recouvrant les activités étrangères à la vie publique qui sont poursuivies aussi bien dans un lieu public que dans un lieu privé (CA Paris, 27 févr. 1981).

En droit allemand, la vie personnelle dépasse aussi la seule vie domestique (Tribunal constitutionnel fédéral, 14 sept. 1989). La vie personnelle comprend tous les actes que le salarié décide librement d’entreprendre pour s’épanouir, lorsqu’il ne s’agit pas de la vie professionnelle (Tribunal constitutionnel fédéral 15 déc. 1999). Cette notion de vie personnelle est donc aussi large que la notion développée par les tribunaux français.

Cela permet de définir une nécessaire sphère privée qui devrait idéalement être comme un sanctuaire aux yeux de l'employeur, qui ne devrait normalement ni l'envahir, ni la bouleverser, ni en tirer une conséquence professionnelle (Droit de la responsabilité et des contrats, Philippe Le Tourneau/ André Guidicelli). Ainsi le principe qui se retrouve aussi bien en droit allemand qu’en droit français, est celui selon lequel il ne peut normalement pas être procédé au licenciement d'un salarié pour une cause tirée de la vie personnelle du salarié, c'est-à-dire pour un fait tiré de sa vie privée.

 

B/ Le principe de loyauté de la preuve opposable à l’employeur

 

Facebook est un site communautaire en principe « fermé », où la plupart des informations sont en principe destinées à ses propres « amis ». Il s’agit donc de savoir si Facebook constitue juridiquement une communauté d’intérêts de sorte que les propos diffusés soient privés et couverts par le secret des correspondances et éventuellement par le droit au respect de la vie privée, ou si les propos tenus sur les profils sont par nature publics de sorte que les employeurs puissent s’en prévaloir contre leurs salariés pour justifier leur licenciement pour faute. En effet, si les propos sont privés, les employeurs ne peuvent obtenir valablement la preuve de la faute car les propos auront alors été obtenus par un moyen frauduleux ou déloyal. La question se pose notamment de la recevabilité d'une page personnelle Facebook comme moyen de preuve.

 

Dans la jurisprudence française, s'il paraît difficile d'éviter la circulation effective de l'information, le salarié peut néanmoins choisir de limiter ses propos à un cercle restreint d'amis. La recevabilité de l'information diffusée sur Facebook comme moyen de preuve est alors nécessairement conditionnée par son caractère public originel (Revue de droit du travail  2011 p. 39, M. Kocher). Ainsi, selon la Cour d’appel de Rouen, le réseau Facebook peut être considéré soit comme un espace privé, soit comme un espace public, en fonction des paramétrages effectués par son utilisateur (CA Rouen 15 nov. 2011). Une telle solution permet d’empêcher toute tentative de l'employeur d'utiliser un stratagème déloyal consistant à se faire passer pour un « ami » ou à faire appel à un de ses cadres pour piéger un salarié. Ainsi, les Conseils de prudhommes ont estimé que des commentaires portant atteinte au droit à l’image de l’entreprise peuvent, justifier un licenciement, notamment si ces commentaires sont accessibles au public, et pas seulement aux amis du salarié (Conseil de prud'hommes de Boulogne-Billancourt 19 novembre 2010). L’employeur doit alors démontrer le caractère public des propos tenus, et mettre en lumière les paramètres de confidentialité choisis par le salarié sur son profil Facebook. Ainsi, la Cour d’appel de Douai, dans une décision du 16 décembre 2011, a pu considérer que le licenciement, à la suite de propos injurieux postés sur la page privée Facebook à l’encontre d’un employeur, est abusif.

Dans la jurisprudence allemande, les injures graves tenues par un salarié sur les réseaux sociaux comme Facebook ne peuvent être comparées à des propos tenus entre collègues, puisque les messages publiés peuvent être lus et relus tant qu’ils n’ont pas été effacés. Cela constitue une atteinte si grave à l’intégrité de l’employeur, qu’il importe peu de savoir si le message a pu être lu et relu seulement pas les « amis » du salarié ou si tout un chacun a pu y avoir accès. La recevabilité d’une publication Facebook comme moyen de preuve par l’employeur n’est donc pas comme en droit français, liée à son caractère originellement public. Ainsi, en Allemagne, le tribunal du travail de Duisburg a au contraire jugé que les paramètres de confidentialité n’avaient pas d’incidence dans une espèce où un certain nombre de collègues, qui étaient pourtant « amis » avec le salarié sur Facebook, avaient eu accès aux commentaires insultants sur sa page Facebook (Tribunal du travail de Duisburg 26 sept. 2012).

En tous les cas, la pertinence de la preuve produite par l’employeur reste, dans les deux systèmes juridiques, subordonnée à l'identification certaine de l'auteur des propos faisant grief, ce qui n'est pas toujours possible du fait de l’usage de pseudonyme ou encore de la possibilité d'usurpation d'identité, et à leur exactitude.

 

II. Une protection relative de la vie privée du salarié

 

Dans certains cas, la justice peut considérer que les faits et geste du salarié au cours de sa vie personnelle peuvent avoir une influence sur la vie de l’entreprise et peuvent ainsi être sanctionnés.

 

A/ Le principe de loyauté du salarié comme limite à la liberté d’expression

 

Le salarié est personnellement engagé dans l’entreprise. La question se pose donc de savoir quelle est la portée de cet engagement personnel et quelles restrictions cet engagement peut-il apporter aux libertés ou à la vie privée. En droit français, comme en droit allemand, même fondamentale, la liberté d'expression du salarié n'est pas absolue. Non seulement son exercice ne saurait porter atteinte à la dignité d'autrui, mais encore, dans le cadre de la relation de travail, elle doit se concilier avec la liberté d'entreprendre.

En droit français, le principe de loyauté ou de bonne foi du salarié envers son employeur peut constituer une importante limite à la protection de sa vie privée. En droit français, il n’est pas exigé une adhésion sans réserve aux valeurs de l’entreprise, ce qui serait attentatoire à la liberté individuelle (Contrat de travail (exécution),  § 3 Obligation de loyauté : premier aperçu, Nr. 48, 49, Antoine Mazeaud). Mais l’engagement personnel du salarié est légitimement renforcé selon ses responsabilités.

En droit allemand, il existe aussi un principe de loyauté, « Treuepflicht », obligeant le salarié à respecter les intérêts légitimes et les biens de l’employeur. Ce devoir de prise en considération des intérêts de l’employeur, qui découle directement du contrat, peut consister en un fait ou en une omission (p 71 Arbeitsrecht, Dütz/ Thüsing).  Ainsi, le salarié doit s’abstenir d’exprimer ses opinions lorsque que celles-ci pourraient nuire aux intérêts légitimes de son employeur. Il ne doit pas s’abstenir de toute prise d’opinion, mais il ne doit pas porter atteinte à la réputation de l’employeur. Le fait, pour un salarié malveillant, de diffuser des informations fausses qui pourraient résulter en une perte de crédit de l’employeur, Kreditgefährdung, est puni de dommages et intérêts selon le § 824 du Code civil allemand (p 178 Arbeitsrecht, Ulrich Pallasch).

En effet, d’une manière générale, en droit français comme en droit allemand, le salarié doit respecter une obligation de loyauté vis-à-vis de son employeur, y compris en dehors de sa vie professionnelle. Les exemples les plus communs concernent la confidentialité des informations stratégiques de l’entreprise dont peut disposer le salarié. Mais les tribunaux considèrent aussi que des critiques publiques à l’encontre de l’entreprise puissent être sanctionnées (p 178 Arbeitsrecht, Ulrich Pallasch).

Selon la jurisprudence française, l’abus de droit est la seule limite apportée à la liberté d’expression des salariés en dehors de l’entreprise (Cass. Soc. 4 fév. 1997). L’article L 120-1 du Code de travail français, affirme en effet que sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression. Ainsi, la Cour d’appel de Besançon a considéré que des propos « violents et excessifs » sur le réseau social Facebook, d’un salarié peuvent entraîner son licenciement (CA, Besançon, 15 novembre 2011). 

En Allemagne également, comme le montre l’apport de l’arrêt en question du Landgericht Hamm de 2012, des propos ne peuvent justifier un licenciement qu’en cas d’abus. Ainsi, l’équilibre entre la liberté d’expression reconnue par l’article 5 de la Constitution allemande et le droit fondamental du libre exercice d’une activité économique de l’employeur reconnu par l’article 12 de la Constitution allemande, est rompu lorsque comme en l’espèce, les propos sont constitutifs d’injures (p 178 Arbeitsrecht, Ulrich Pallasch).

Tant la liberté d'expression du salarié que le secret des correspondances ne sauraient, ni en droit allemand ni en droit français, être des garde-fous suffisants contre l'indélicatesse du salarié (Dalloz actualité 2010, A. Astaix).

 

B/ Le trouble objectif apporté au bon fonctionnement de l’entreprise

 

Le licenciement pour un motif relevant de la vie personnelle du salarié nécessite un trouble objectif au bon fonctionnement de l’entreprise.

En droit français, il ne peut être procédé à un licenciement pour un motif tiré de la vie privée du salarié que lorsque le comportement du salarié, compte tenu de ses fonctions et de la finalité propre de l'entreprise, a causé un trouble caractérisé au sein de cette dernière (Cass. Soc. 25 janv. 2006). Pour retenir la faute grave, il faut se fonder sur l'abus par le salarié de son droit d'expression visé à l'article L. 1121-1 du Code du travail. L’enjeu est donc la qualification de faute grave permettant de prononcer un licenciement sans préavis ni indemnité compensatrice.

En droit allemand, la faute grave permet aussi de procéder à un licenciement sans préavis, alors même que le contrat de travail est à durée indéterminée, lorsque la continuation de la relation de travail ne peut être exigée d’une des parties. La faute doit rendre insupportable le respect d’un préavis. Le § 626 I du Code civil allemand requiert une faute grave qui doit être appréciée par les juges du fond en fonction des circonstances concrètes de l’espèce et en évaluant les intérêts réciproques des deux parties à la continuation du contrat (p 236 Arbeitsrecht, Dütz/ Thüsing). Toutefois, il existe un principe de proportionnalité, Ultima-ratio Prinzip, selon lequel le salarié est protégé d’un licenciement lorsque le trouble du fonctionnement de l’entreprise peut être résolu autrement et d’une manière moins brutale. Le licenciement doit donc être la seule solution possible (p 181 Arbeitsrecht, Löwisch/ Caspers/ Klumpp).

En droit français, on retrouve aussi cette idée d’un principe de proportionnalité du licenciement. En effet, selon l'article L. 1121-1 du Code du travail, « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». L’employeur qui entend sanctionner un salarié pour un fait commis au cours de sa vie personnelle, doit prouver le préjudice subi par l’entreprise.

En l’espèce, le Tribunal fédéral de Hamm a décidé que le salarié ne pouvait, sans nuire à l’image de l’entreprise et de l’employeur, publier de tels propos. Le salarié ne pouvait pas partir du principe que l’entreprise accepterait un tel comportement. L’atteinte portée à l’autorité de l’employeur, qui ne pouvait pas rester indifférent, sous peine de voir se développer de telles pratiques, était telle que la continuation de la relation de travail ne pouvait pas être imposée à l’employeur et que le licenciement pour faute était donc justifié. Le fait relevant pourtant de la vie personnelle a donc été sanctionné du fait qu’il troublait le fonctionnement de l’entreprise.

 

 

Bibliographie

 

Arbeitsrecht, Dütz/ Thüsing, Verlag C.H. Beck, 2012

Arbeitsrecht, Ulrich Pallasch, Verlag Franz Vahlen München, 2010

Arbeitsrecht, Löwisch/ Caspers/ Klumpp, Vahlen, 2012

 

Contrat de travail (exécution), Antoine Mazeaud, Dalloz.fr, janvier 2013

Revue de droit du travail 2011, p. 39 Méfiez-vous de vos @amis !, M. Kocher

Dalloz Actualité 26 novembre 2010, Facebook : le salarié indélicat ne bénéficie que d’une protection relative, A. Astaix

Droit de la responsabilité et des contrats 2010/2011, Dalloz Action, P. Le Tourneau