La musique de Prokofiev dans "Alexandre Nevski"


    Alexandre Nevski est un film épique de propagande contre l’expansionnisme nazi qui retrace un événement phare de l'histoire russe du XIIIème siècle : l'opposition du prince Alexandre Nevski à l'invasion des chevaliers teutoniques et notamment la bataille du lac Peïpous qui mit fin à leur expansion orientale. Prokofiev a écrit l‘accompagnement musical de ce film.
    Pour créer la musique du film Prokofiev a travaillé en fonction de ce que réalisait Eisenstein, il visionnait dans l’après-midi un passage du film monté et revenait le lendemain avec la partition de ce passage. Prokofiev a adapté sa musique pour le film tout en composant une œuvre à part entière. Fierté, vigueur et phrases de tendresse se côtoient dans un traitement de l'orchestre (de grande dimension avec exploitation des registres extrêmes) et des voix (épaisseur du chœur, nombreuses divisions de pupitres) au service de l'argument politique de propagande d'Eisenstein.

    Prokofiev utilise des moyens divers pour accompagner, décrire chaque camp, comme les batteries des cordes (battement répété sur un même intervalle), l'utilisation du cor anglais (instrument à vent à anche double de registre inférieur d'une quinte à celui du hautbois), l’ostinato (formule d'accompagnement répétée qui peut être un motif rythmique ou un motif mélodique), des alternances de tempo en mêlant par exemple des accelerando (principe d'accélération progressif du tempo), des tremolo (répétition rapide d'une même note), des affretando (accélération du rythme), des decrescendo (diminution progressive du tempo), et des amplifications orchestrales (l'orchestre s'épaissit par ajouts successifs de timbres). Il utilise également beaucoup le jeu des cloches qui sont très importantes dans cette composition et représentent un écho omniprésent de la civilisation russe.
    Des leitmotiv (motifs musicaux), sous formes de thèmes et de motifs, reviennent souvent, étant associés à des idées, sentiments, personnages, objets de chacun des deux camps. Prokofiev reprend ainsi une tournure musicale initiée par Wagner qui en avait besoin pour ne pas se perdre dans ses longues œuvres musicales.

    La musique du camp russe est le moyen pour Prokofiev de composer des mélodies et d’utiliser les musiques populaires russes.
    Deux séries de thèmes peuvent se détacher de cette composition : les thèmes savants au caractère nationaliste et les thèmes hymniques qui illustrent et renforcent le patriotisme russe.
    Dans les thèmes savants, on distingue deux motifs musicaux et un chant : la domination des Mongols, le paysage de désolation et le chant à l’adresse des morts.
    La domination des Mongols se caractérise par une musique pesante, tragique et dépouillée, un caractère immobile, terrifiant qui se prolonge lors des premières images du champ de bataille jonché de squelettes et de débris d’armures. On remarque aussi les dissonances, des instruments jouant à l’unisson avec des extrêmes de tessitures et en trémolos. Le rythme du début valorise les valeurs longues. On constate, dans ce passage, une répétition du motif initial symbolisant la domination.
    Le paysage de désolation accentue le dépouillement de l’extrait musical marqué par un thème plaintif énoncé à découvert. De cet extrait ressortent des aspects savants dans la maîtrise de la dissonance et dans les choix particuliers d’orchestration comme l’utilisation de la modalité qui avec le timbre du cor anglais symbolise la couleur russe. Ce passage musical est exécuté en mode mineur sur une nuance piano.
    Le chant des morts, qui est un leitmotiv, se situe au moment où, dans Pskov, le vieillard qui avait osé élevé la voix est entraîné pour être mis à mort, mais on le retrouve aussi dans le tableau final, après le son des cloches, après la bataille finale, quand des traîneaux ramènent des corps dans les mains desquels on a mis un cierge, selon le rituel funéraire orthodoxe. Une atmosphère funèbre se dégage de cet extrait vocal et instrumental par le tempo lent, la nuance piano (faible intensité sonore), l’importance donnée aux cordes graves, l’introduction par les cordes aiguës jouant des notes en valeurs longues et régulières. Le thème de la mort est en mode mineur. Il est proche d’une cantate religieuse avec son solo de mezzo-soprano (voix aigüe, son entrée des voix en imitation en style fugué de l’aigu au grave.
    Les thèmes hymniques sont des extraits musicaux d’allure populaire facilement mémorisables. Le chant sur Alexandre Nevski au début du film, sur le lac de Plestcheevo, en est un exemple. Ce sont des thèmes chantés à l’unisson, répétitifs, basés sur des cellules de notes courtes. L’ambitus entre les hauteurs de notes est moyen. En ce qui concerne l’instrumentation, elle rappelle celle d’une fanfare, par l’utilisation des cuivres et d’une caisse-claire. On a un thème en levée invitant au mouvement, souvenir de la victoire dans le thème hymnique du début du film. Ce sont des thèmes en mode majeur donnant une couleur optimiste, avec un tempo proche d’un tempo de marche avec des chœurs qui se répondent, symbolisant la fierté, la virilité, sur un tempo piu mosso. On peut souligner l'utilisation d'une mélodie extrêmement simple, basée sur des gammes ascendantes. Ces thèmes sont des exemples d’invitation au combat, de patriotisme exalté. Ce que l’on peut retenir de ces thèmes, ce sont le fait qu’il s’agit de mélodies très simples à ambitus restreint, l’utilisation de motifs en levée, l’importance des percussions, la forme rondo et le mélange tutti (peuple russe), chœur d’hommes (les guerriers) et chœur de femmes (la Mère Russie et femmes allant se battre).

    Ce qui caractérise le camp teuton est l’abondance de sons dissonants, lugubres, écrasants mais aussi de chromatismes. On discerne également la présence d’accords parfaits de trois sons et de chorales (notes longues avec un accord en-dessous). On peut repérer de nombreuses phrases mélodiques ainsi que de nombreux thèmes représentant le camp allemand. Ainsi quand les Teutons sont dans Pskov peut-on entendre trois des thèmes associés aux allemands : celui représentant la menace teutonne, celui ayant trait à l’hymne des croisés et enfin le thème des trompes teutonnes.
    La menace teutonne est caractérisée par l’utilisation de cuivres agressifs, de timbales et de cymbales produisant un ensemble sonore agressif, inquiétant, menaçant marqué par une dissonance très appuyée des nuances fortes, des accents figurant le martèlement de l’avancée des soldats et un rythme chaotique notamment au début du thème.
    Ce camp est donc caractérisé par une musique mécanique, violente, cassée et qui agresse nos oreilles, étant peu mélodique.

        Ainsi deux camps s’opposent dans Alexandre Nevski : le camp russe et le camp des chevaliers teutoniques, ces «croisés» envahisseurs. A chaque camp est attribuée une musique. L’une, accompagnant les russes, est mélodique, harmonieuse, empreinte de majesté épique et de tournures populaires; l’autre, bien que gardant toujours un fond de présence tonale identifiable, est crue et violente, tant dans les harmonies que dans l’instrumentation, et donne la sensation d’une machine à la progression inexorable et inhumaine, hérissée d’aspérités meurtrières. Cette dernière représente les Teutons.

Aurore Le Galvic L1-Humanités