L'Art Brut Japonais : entre création artistique et enjeux sociaux

L’Art Brut Japonais : entre création artistique et enjeux sociaux  

                                                                                                               

L’Art Brut 

L’art brut comme défini par Dubuffet dans son ouvrage L’Art Brut préféré aux arts culturels est un art créé par des personnes « indemnes de culture artistique ». Il s’agit d’une création artistique brute au sens où elle découle d’une impulsion de l’artiste et non pas d’une volonté de faire de l’art en soi. De plus, elle représente une certaine marginalisation de la tradition artistique et culturelle. Les moyens employés par les artistes sont souvent inédits et mettent en application des modes de figuration singuliers.

Cependant, depuis Dubuffet, la notion d’art brut a évolué, notamment par la place qui lui est accordée dans les lieux et événements culturels. En témoignent les collections collection d’Art Brut de Lausanne, du LaM à Villeneuve d’Ascq ou encore l’exposition « Art Brut Japonais II » à la Halle Saint Pierre de 2018. Cependant, selon la spécialiste Sarah Lombardi, directrice de la collection d’Art Brut de Lausanne, les critères restent les mêmes. Il s’agit tout d’abord d’un critère d’ordre sociologique, c’est-à-dire le contexte d’origine d’un artiste autodidacte et hors du système de l’art traditionnel. Il s’agit également d’un critère artistique, l’art brut ayant la particularité de former des langages nouveaux, d’inventer des sujets ou des techniques. 

Comment l'Art Brut japonais trouve en cette définition la réponse à des questions sociales? Ainsi, quelles sont ses spécificités ? 

 

L’Art Brut du Japon : entre pratique artistique et art-thérapie 

Tout d’abord, il n’existe pas de réelle traduction du terme d’Art Brut dans la langue nippone, le terme d’Art Brut s’est alors imposé tel quel au Japon. En effet, avant 2008, le terme est parfaitement inconnu aux Japonais, mais une exposition fait alors parler d’elle et de plus en plus d’interêt est porté sur l’Art Brut. Il s’agit de l’exposition Art Brut/Crossing Spirit organisée par Yoshiko Hata. Cette exposition ayant lieu dans trois musées japonais mène à une véritable ouverture à l’Art Brut durant la décennie suivante.

Cependant, au Japon, l’Art Brut perd vite sa signification artistique première pour devenir un art fait par des personnes en situation de handicap. En effet, ce terme prend son sens dans un contexte d’aide et de protection sociale au Japon. Il s’agit avant tout de structures sociales qui encouragent les personnes en difficulté sociale à faire de l’art dans un but thérapeutique.

Ainsi, c’est la frontière entre art-thérapie et création artistique qui devient floue. L’art-thérapie désigne la création artistique dans un but de guérison sociale et psychologique. Ainsi, de nombreux artistes novices ne se considérant pas comme des artistes se retrouvent dans des ateliers organisés par des animateurs amateurs et créent des oeuvres qui n’auraient pas vu le jour dans un autre contexte. De nombreuses oeuvres d’Art Brut japonaises ont donc été exposées en collaboration avec des « organismes d’aides sociales » très présents au Japon. 

Au Japon, où l’individu construit son identité sur son rapport aux groupes sociaux primaires comme la famille, l’école ou encore les clubs sportifs, les personnes en situation de handicap sont de facto marginalisées. Ainsi, ces ateliers permettent une forme d’insertion sociale et provoquent chez les artistes un sentiment d’appartenance et de « safe place », c’est-à-dire qu’ils se sentent libres de créer ce qu’ils veulent sans contraintes ou directives

 

L’art Brut japonais porteur d’un message humaniste

Une autre caractéristique de l’Art Brut japonais qui pose question pour les théoriciens de l’art est toute la dimension symbolique attachée à l’art brut au Japon. En effet, les spécialistes de l’Art Brut japonais ont rapidement donné à ce mouvement artistique un caractère compassionnel et humaniste. Pour eux, il s’agit d’un message positif d’inclusivité, ainsi beaucoup d’organisateurs d’expositions d’art brut ne sont pas des professionnels de l’art mais du social.

Le message « Art Brut is love » est souvent associé à ces expositions. 

Cette caractéristique peut être considérée problématique car elle efface, selon certains théoriciens, la spécificité et la vision unique de chaque artiste créant de l’Art Brut. En effet, certaines expositions d’Art Brut au Japon ne se sont pas vraiment construites en prenant en compte les propositions des artistes et leur interêt propre.

Il s’agit plutôt pour les organisateurs de choisir des artistes pour qui le fait d’être exposé pourrait avoir un impact positif sur leur vie. Ces effets positifs que peut avoir l’exposition de son oeuvre pour un artiste est rarement prise en compte dans les constructions d’expositions occidentales, même dans le cas de l’Art Brut. 

 

 

Focus sur : Makoto Fukui 

Makoto Fukui est un artiste originaire d’un village du district de Nagasaki appelé Fukushima-Chō    (福島町). A l’âge de 19 ans, il part à Tokyo pour travailler dans une friperie mais la vie dans la capitale l’épuise émotionnellement. Il commence à dessiner à l’âge de 24 ans sur des vêtements usagés. Il retourne ensuite dans sa ville d’origine à l’âge de 28 ans pour se consacrer au dessin. Il dessine essentiellement au crayon BIC et aux crayons de couleur. Il souffre de maladies psychiatriques qui provoquent des hallucinations et ces monstres aux multiples yeux lui  apparaissent. 

Il se représente souvent dans ses dessins sous forme de petit monstre à l’apparence extra-terrestre. Il dit à propos de ses dessins : « c’est ma vie que je dessine ».

Makoto Fukui est un artiste qui représente à mon sens pleinement l’Art Brut japonais.

Tout d’abord car il s’agit d’un marginal, non adapté à la vie urbaine de Tokyo, qui peine à trouver sa place. Il n’a suivi aucune formation artistique et commence à dessiner tard pour sortir de sa routine. Ainsi, faire de l’art n’est pas une motivation en soi pour lui. D’autre part, son esthétique correspond à une technique innovante, nouvelle et minimaliste. En dessinant uniquement avec des stylos BIC et des crayons de couleur, il balaye les codes traditionnels artistiques. Ses modes de figuration sont eux-mêmes très novateurs et déstabilisants

De plus, son art se rapproche de l’art-thérapie, comme une thérapie pour ses maux psychologiques et son épuisement émotionnel. En effet, il commence à dessiner durant son expérience difficile à Tokyo, expérience durant laquelle il peine à s’intégrer. Ainsi, l’art intervient comme une thérapie mais aussi comme une sorte de réinsertion sociale pour Makoto Fukui ce qui rejoint le sens donné à l’Art Brut au Japon. 

Comme beaucoup d’artistes d’Art Brut au Japon, il reste peu reconnu et est rarement exposé, à l’exception d’expositions étrangères comme l’exposition « Art Brut Japonais II » de la Halle Saint Pierre en 2018. Ainsi, il était important pour moi de parler de cet artiste peu connu dont les oeuvres sont le résultat d’un travail minutieux mais aussi d’une personnalité hors du commun.

Son oeuvre démontre alors qu’un sentiment de marginalisation et de non-adéquation à la vie urbaine traditionnelle peut être source d’art et de beauté. En ne trouvant pas sa place dans un schéma de vie traditionnel, Makoto Fukui crée ses propres normes sociales et artistiques à travers ses dessins. 

-Par Manon Retailleau