Chronique de la jurisprudence de la Cour Suprême américaine : la nouvelle majorité originaliste comme aboutissement de l'ébranlement de l'institution judiciaire par le Parti Républicain - Marion Laventurier, Estelle Davrieux, Saskia Lequien, Caroline Gail

Résumé :

Le renversement du droit à l’avortement aux Etats-Unis par la décision Dobbs en juillet 2022 illustre un tournant dans la réflexion des juges nommés à vie au banc de la Cour Suprême américaine. Derrière cette décision se reflète un long combat politique soutenu depuis des années par le Parti Républicain pour nommer une majorité de juges conservateurs à la plus haute Cour du pays, dont la pensée juridique se rapprocherait de la doctrine originaliste, défendue quelques décennies plus tôt par le juge Antonin Scalia, alors en minorité. Aujourd’hui, six juges sur neuf ont été nommés par des présidents conservateurs et semblent endosser cette même doctrine qui place au centre de l’interprétation constitutionnelle la pensée des Pères Fondateurs et interdit d’extrapoler du texte fondamental des droits et libertés qui n’auraient pas pu être présents en 1787, date de signature de la Constitution. Comme cette chronique tentera de le décrire, une majorité originaliste présente une véritable menace pour le droits des personnes, mais déstabilise aussi tout l’équilibre fédéral puisque les décisions déjà rendues ont tendance à accorder une plus grande liberté de décision aux Etats fédérés qui manquent souvent de protéger les droits fondamentaux de leurs ressortissants. De nombreuses décisions de la session 2021-2022 reflètent ainsi cette politisation de l’institution judiciaire américaine (I), dont les effets immédiats montrent un démantèlement des acquis sociaux jusqu’alors assurés par la Cour (II). Il apparaît enfin difficile que les autres branches du gouvernement puissent contrer l’appropriation politique de la Cour Suprême, tant le fossé créé par le système bipartisan entre républicains et démocrates ne cesse de se creuser et empêche toute possibilité de réforme législative ou constitutionnelle pouvant contrebalancer les décisions de la Cour (III).

Summary:

The reversal of the fundamental right to an abortion by the Dobbs decision of July 2022 is representative of a change of thought of the Justices appointed for life at the bench of the American Supreme Court. This decision is but the achievement of a long and strenuous political fight led by the Republican Party to nominate a majority of conservative judges at the highest national Court, whose legal interpretation would incline toward the originalist doctrine which was defended a few decades earlier by a small minority, and most notoriously by Justice Antonin Scalia. Today, six out of nine Justices have been nominated by conservative presidents and they seem to endorse this doctrine that places the intention of the Founding Fathers at the heart of the constitutional interpretation and prevents judges to extract from the Constitution rights and liberties that could not have existed when the text was adopted in 1787. As the present chronicle will try to demonstrate, an originalist majority represents a threat to the individual rights of citizens of the United States, but it also threatens to destabilize the federal equilibrium, especially in light of the previously rendered decisions that tend to grant a bigger freedom to states, despite the fact that they have often failed to adequately protect the fundamental rights of their citizens. Numerous decisions from the 2021-2022 session therefore reflect the politicization of the judicial institution (I). The immediate impact of those decisions translates a will to impair social and civil rights that had previously been asserted and guaranteed by the Court (II). Lastly, it appears difficult for the other branches of the government to limit the political appropriation of the Supreme Court, particularly because of the gap created by the bipartisan system and the constant quarrels between Democrats and Republicans preventing any possibility of meaningful constitutional or legislative reform to balance out the effect of the Court’s decisions (III).

 

Introduction :

La nomination des juges au sein de la Cour suprême a toujours été un enjeu important du mandat présidentiel aux Etats-Unis en raison du pouvoir immense conféré à celle-ci par la Constitution. Comme l’illustre la célèbre formule de l’ancien Chief Justice Charles Evans Hughes “We are under a Constitution, but the Constitution is what the judges say it is.” (“Nous opérons sous une Constitution, mais la Constitution se définit par ce que les Juges en disent”)[1]. La Constitution américaine adoptée en 1787 consacre en effet son Article 3 à la branche judiciaire au sein de laquelle la Cour Suprême apparaît comme l'organe absolu de l’interprétation constitutionnelle.

Bien des courants de pensée ont pu défiler sur le banc des neufs juges suprêmes, nommés par le président et approuvés par le Sénat, mais aujourd’hui, alors qu’une majorité de juges conservateurs assoit sa domination au sein de la Cour, une recrudescence de la pensée originaliste fonde le raisonnement des dernières décisions marquantes américaines. L’originalisme est une philosophie juridique selon laquelle la Constitution doit être interprétée par les juges « au plus près du texte originel », c’est-à-dire que ceux-ci doivent « suivre l’intention première des Pères Fondateurs »[2]. Selon cette doctrine, il est donc impossible pour la Cour suprême de faire découler des droits du texte constitutionnel si ceux-ci ne figurent pas expressément dans la Constitution. Si d’illustres juges comme Antonin Scalia ont soutenu et mis en avant ce courant de pensée, celui-ci restait néanmoins minoritaire au sein de la Cour, “l’interpretativism” restant majoritaire jusqu’alors. Par contraste, l’interpretativism conçoit la Constitution comme un objet vivant (“a living Constitution”), capable de s’adapter aux enjeux contemporains de la société et de prodiguer à ses membres des droits qu’il n’était pas possible de concevoir lors de la rédaction de la loi suprême américaine. C’est par cette doctrine, soutenue notamment par le Chief Justice Warren et ses successeurs lors du mouvement des droits civiques des années 1950 à 1970, que des nouveaux droits ont pu être reconnus. Reconnus, certes, mais qu’il ne fallait pas prendre pour acquis puisque la composition actuelle de la Cour Suprême ne cesse de les remettre en question, en commençant avec le droit à l’avortement, dont la jurisprudence protectrice de Roe v Wade a été renversée en juin 2022.

La composition actuelle de la Cour illustre la politisation exacerbée qui fait rage au sein du processus de nomination des juges. En effet, la Cour est composée de deux juges nommés par le Républicain George W. Bush en 2005, Chief Justice John Roberts et Samuel Alito, auxquels s’ajoutent Clarence Thomas, nommé par George Bush père en 1991. Les deux juges Sonia Sotomayor et Elena Kagan ont ensuite été nommées par le président démocrate Barack Obama en 2009 et 2010. A la fin de son mandat, Obama s'est vu interdire par le Sénat l’opportunité de proposer une troisième nomination pour remplacer le juge Scalia, laissant ainsi son successeur, le républicain Donald Trump, nommer trois juges conservateurs au cours de son mandat : Neil Gorsuch nommé en 2017, Brett Kavanaugh en 2018 et Amy Coney Barrett en 2020. Cette dernière a été confirmée par le Sénat à quelques semaines de la fin du mandat de Donald Trump, en contradiction avec la règle appliquée à Obama. Enfin, à l’annonce de la démission du juge Breyer, l’actuel président démocrate Joe Biden a nommé la juge Ketanji Brown Jackson qui a pris ses fonctions lors de la session d'octobre 2022.

Un tel processus de nomination des juges encourage nécessairement un intérêt politique à s’assurer que l’idéologie dominante des juges s’aligne avec les valeurs partisanes, républicaines ou démocrates. Ainsi, la volonté politique du parti Républicain a été de placer des juges originalistes au sein de la Cour suprême car cette doctrine se rapproche le plus des valeurs conservatrices. Cette volonté s’est concrétisée de manière particulièrement visible et assumée sous le mandat du président Trump.

Depuis les trois nominations de la dernière présidence, les juges conservateurs sont majoritaires et ont rapidement su imposer leur vision originaliste de la Constitution. Les décisions rendues par la Cour lors des dernières sessions sont gouvernées par cette philosophie juridique et vont à l’encontre des avancées progressistes de la fin du vingtième siècle. Une question se pose alors : comment se reflète la domination originaliste et conservatrice de la Cour Suprême dans ses décisions récentes ?

Un plus grand pouvoir des Etats fédérés est défendu par les dernières décisions de la Cour Suprême, notamment car la nomination de juges originalistes est l’aboutissement d’une "usurpation" du système judiciaire et législatif par le parti républicain (I), et la Cour met en œuvre le démantèlement des acquis sociaux dans ses dernières décisions (II). Une vision systémique du système juridique américain autorise une critique de la nouvelle composition de la Cour, des raisons qui ont mené à l’avènement de la doctrine originaliste majoritaire et de la difficulté d’un retour en arrière (III).
 

1. La politisation de la Cour Suprême par l’octroi d’un plus large pouvoir aux Etats fédérés

Au cours de sa dernière session (2021-2022), la Cour Suprême des Etats-Unis s’est prononcée sur de nombreux sujets, allant du droit de l’environnement, au droit à la procréation en passant par le port d’armes. Un trait commun peut néanmoins être tiré de ces décisions, celui d’un renforcement par la nouvelle composition de la Cour du pouvoir des Etats fédérés pour réglementer des droits considérés comme non fondamentaux.

Avant de s’intéresser au raisonnement des juges dans ces diverses affaires qui risquent d'entacher tristement la jurisprudence de la Cour Suprême, il est nécessaire de prendre du recul pour comprendre en quoi un élargissement du pouvoir des Etats fédérés s’inscrit dans un rouage bien plus complexe qui, lui-même, est à la source de la composition actuelle de la Cour.

En effet, la Constitution américaine prévoit que le pouvoir étatique soit divisé en trois branches : le pouvoir exécutif représenté par le Président, le pouvoir judiciaire avec la Cour Suprême à sa tête, et le pouvoir législatif avec le Congrès. L’article premier de la Constitution prévoit une séparation bicamérale du Congrès où la Chambre de Représentants comprend un nombre de députés proportionnel à la population d’un Etat, et où le Sénat est composé de deux sénateurs désignés par chaque Etat. De fait, des États très peu peuplés comme celui du Wyoming avec ses quelques 600 000 habitants obtiennent deux sénateurs pour les représenter, au même titre que la Californie et ses 39 millions d’habitants.

Dans ce système déséquilibré où la voix de la population n’est pas proportionnellement représentée dans une des Chambres législatives, le parti Républicain a conquis du terrain au cours des dernières décennies, si bien que la majorité conservatrice du Sénat n’a pas été représentative du choix démographique depuis 1996[3]. Ce système d’élection des sénateurs est donc bénéfique aux Etats fédérés à faible densité de population et pour le parti républicain en général qui y voit l’opportunité de faire passer ou de bloquer les propositions de lois arrivant devant la seconde chambre du Congrès. A titre d’exemple, l’utilisation fréquente de mécanismes comme le “filibuster”, forme d’obstruction parlementaire, permet aux sénateurs républicains de ralentir les débats législatifs et ainsi de tuer dans l’œuf des propositions soutenues par les représentants démocrates. Sachant qu’il faut soixante sénateurs pour contourner un filibuster, soit dix sénateurs au-delà de la majorité, rares sont les réformes d’importance qui réussissent à être approuvées par le Sénat, empêchant ainsi le Congrès de jouer un rôle de modérateur dans l’équilibre des trois pouvoirs, notamment pour contrebalancer certaines décisions de la Cour Suprême. De plus, le Sénat joue un rôle crucial par rapport à cette dernière puisque les juges nommés à vie par le Président doivent être approuvés par une majorité des sénateurs, selon la Section 2 de l’Article 2 de la Constitution.

Dans ce contexte, il semble clair que les décisions originalistes rendues grâce aux juges fraîchement nommés de la Cour paraissent favoriser une conception protectrice du fédéralisme dans laquelle l’Etat central n’aurait qu’une place limitée et les Etats fédérés pourraient légiférer sur de nombreuses questions. Et le parti Républicain, par un fort contrôle du Sénat, a aussi usé de son pouvoir pour assurer la nomination de juges dont la pensée originaliste renforcerait le pouvoir des Etats fédérés car c’est ensuite à l’échelle de ces Etats, notamment ceux à faible population, que le parti conservateur parvient à gagner son électorat et conserver une majorité législative.

Et c’est exactement pour garder en place ce mécanisme au profit des conservateurs que Mitch McConnell, ancien chef de la majorité républicaine au Sénat, a bloqué la nomination d’un juge démocrate à la fin du mandat d’Obama, tout en approuvant par la suite la nomination des trois candidats de Donald Trump. Depuis que cette majorité conservatrice est assise à la Cour Suprême, le pouvoir des Etats fédérés pour réglementer dans des domaines où l’Etat fédéral apportait jusqu’alors un socle minimal de protection ne fait qu’augmenter.

La Cour a d’abord et surtout remis en cause le droit des femmes à disposer de leur corps par la décision Dobbs v. Jackson[4] de juin 2022. Le raisonnement originaliste de la Cour se fonde principalement sur le fait que le texte de la Constitution ne garantit pas le droit à l’avortement et qu'au contraire, la jurisprudence contemporaine à l’adoption de la Constitution visait plutôt à criminaliser le recours à l’avortement. Ce jugement, outre l’effet dévastateur qu'il a pour le droit des individus, en particulier les personnes pauvres et issues des minorités, est une victoire pour le camp républicain qui revendiquait un retournement de Roe dès l’adoption par la Cour de cette décision en 1973. En effet, le droit à l’avortement n’ayant jamais été entériné dans une codification par la branche législative, c’est par la voie judiciaire que les Etats ont pu restreindre petit à petit ce droit. Même si l’avortement était considéré comme un droit fondamental sous la jurisprudence de 1973, des restrictions pouvaient être imposées par les Etats, notamment par rapport à l’état de santé de la mère et la viabilité du fœtus. C’est pour cette raison qu’il n’a jamais existé de protection véritablement uniforme du droit à l’avortement aux Etats-Unis. Néanmoins, la décision Dobbs vient déclasser ce droit en ne le considérant plus comme fondamental et en laissant donc aux Etats le soin de légiférer librement. La Cour Suprême a ainsi fait tomber le dernier bouclier face à l’idéologie conservatrice sur le droit à l’avortement, permettant à plus de la moitié des Etats républicains de légiférer dans les mois suivants pour en limiter son accès, voire l'interdire complètement.

Contrastant avec l’anéantissement de droits individuels considérés comme non fondamentaux, il faut tout de même noter que d’autres droits se sont vus confirmés par la culture conservatrice soutenue par les juges suprêmes, si bien qu’un encadrement étatique de ce droit est limité par la Cour. La question du port d’armes est évidemment concernée par ce mouvement avec la décision Bruen v New York State Rifle qui rend inconstitutionnelle une loi étatique imposant des restrictions pour accorder des permis de port d’armes. Ce contre-exemple souligne la capacité de la nouvelle Cour à consacrer la pensée républicaine en favorisant le lobby des armes, même au détriment d’une plus grande discrétion laissée aux Etats.

En écho aux appels de la présidence Trump pour affaiblir les réglementations de « bureaucrates non élus », c'est-à-dire des agences administratives, la Cour s’est également prononcée sur la compétence de l’Environmental Protection Agency (« EPA »), agence fédérale pour la protection de l’environnement. En ayant recours au nouveau test des « questions majeures » la Cour, dans l’arrêt West Virginia v EPA, impose à l’agence administrative d’obtenir la permission explicite du Congrès pour mettre en place des réglementations importantes. Cette décision vient ainsi limiter le pouvoir des experts environnementaux en les plaçant sous le joug des députés partisans dont l’expertise aussi bien que la capacité politique sont trop limitées pour pouvoir mettre en place des réglementations précises. La décision EPA laisse donc essentiellement aux Etats la capacité d’intervenir sur le terrain du droit de l’environnement, là où l’agence administrative n’a plus la compétence d’agir.

 

2. Le démantèlement des acquis progressistes par la majorité originaliste de la Cour

Le démantèlement des jurisprudences de l’ère Warren actuellement opéré par la Cour n’est pas un phénomène accidentel ou imprévisible. En effet, il s’inscrit dans un débat idéologique qui trouve ses racines dans le célèbre arrêt Marbury v. Madison[5]5 de 1803 dans lequel la Cour a affirmé son pouvoir d’interprétation constitutionnelle. Par l’un de ses arrêts les plus importants, la Cour suprême a enraciné son pouvoir de juge constitutionnel et s’est placée en gardienne ultime du texte de 1787. C’est donc de ce rôle proéminent pris par la Cour suprême que découle la problématique du choix d’interprétation constitutionnelle. Car, selon la technique utilisée, les juges peuvent choisir de protéger une certaine vision de la Constitution au détriment d’une autre, revenant de fait à faire un choix politique majeur.

Comme mentionné précédemment, deux interprétations de la Constitution s’opposent au sein de la Cour Suprême aujourd’hui : “l’originalisme” et la doctrine de la “constitution vivante”. La doctrine originaliste “prône la fidélité de l’interprète au sens original de la Constitution[6]. Selon celle-ci, le texte de 1787 doit être interprété de façon à garder le sens originel voulu par les pères fondateurs dans leur rédaction et ainsi éviter toute interprétation extensive du texte. La doctrine de la constitution vivante prône quant à elle, le contraire de l’originalisme puisqu’elle demande “une adaptation du texte constitutionnel [...] aux exigences contemporaines de la société [...] ; les défenseurs de la constitution vivante défendent donc une interprétation extensive et créatrice de la part du juge[7]. Cette opposition idéologique s’illustre parfaitement par la controverse ayant opposé deux éminents juges à la Cour suprême, le juge Scalia “champion originaliste” et le juge Breyer, figure emblématique de “l’activisme judiciaire”. Au fil de leurs jugements et opinions, ceux-ci ont débattu sur la façon d’interpréter le texte constitutionnel.

Cette controverse n’est pas qu’idéologique. Comme remarqué précédemment, l’enjeu des nominations à la Cour suprême est décisif. La mort du juge Scalia en 2016 est l’exemple même de la politisation accrue des nominations, puisqu’elle a mené à un blocage face à Obama, qui n'a pas été utilisé face à Trump, mettant en place un système de deux poids et deux mesures dans l'appréciation du Sénat républicain. Le successeur de Scalia, Neil Gorsuch, nommé finalement par Donald Trump, partage la vision originaliste de son prédécesseur.  La volonté républicaine de conserver une Cour suprême à majorité conservatrice est également due au travail de fond mené par le Parti en lien étroit avec le lobby de la Federalist Society. Cette organisation conservatrice et libertarienne préconise une interprétation textualiste et originaliste de la Constitution des États-Unis. Elle a été fondée en 1982, et est l'une des organisations juridiques les plus puissantes du pays. Selon le magazine Politico, la Federalist Societyest devenue l'une des organisations juridiques les plus influentes de l'histoire – non seulement pour façonner la pensée des étudiants en droit, mais également pour changer la société américaine elle-même en déplaçant délibérément et avec diligence le système judiciaire du pays vers la droite[8].

D'autres analystes démontrent que le président de la Cour, John Roberts, adopte de temps à autres une approche plus progressive que ses collègues conservateurs, comme par exemple dans l'affaire Dobbs. Cependant, les cinq autres juges conservateurs peuvent et ont pu, dans un tel cas, imposer une majorité sans lui. Cette dernière année, le schéma de vote du juge Brett Kavanaugh s'est décalé d’environ 20% vers la droite. Ainsi, plutôt qu’une "Robert’s Court", la Cour pourrait être qualifiée de "Trump’s Court", puisque la moitié de la majorité conservatrice, de six juges contre trois, et donc le tiers de cette Cour, a été nommée par l'ancien président. Tom Goldstein, rédacteur pour le SCOTUSblog[9], avance de nombreuses données démontrant le tournant prononcé de la super-majorité conservatrice vers la droite. La Cour a rendu plus de décisions à six votes contre trois au cours de cette dernière année qu'à n'importe quelle période de l'histoire de la Cour, et moins de décisions unanimes. Le rédacteur note également que “chacun des juges les plus libéraux a été en désaccord plus de fois cette année qu'au cours de n'importe quelle année de leur carrière, y compris pour le juge Stephen Breyer”, qui a siégé dans cette cour de 1994 à 2022. La session de l’année 2021 a ainsi vu se mettre en place une polarisation des décisions de la Cour Suprême qui restait avant cela bien moins systématique et où les clivages entre juges conservateurs et juges progressistes se laissaient moins percevoir. Selon cette même étude, les juges ont voté à 71% dans le sens du parti qui les a nommés lors de cette dernière session et seulement 29% des décisions rendues ont été unanimes. Les statistiques rassemblées de leur côté par les professeurs Lee Epstein de l'Université de Washington à St. Louis et Keven Quinn de l'Université du Michigan démontrent également que la Cour a rendu plus de décisions conservatrices au cours de ces derniers trimestres qu'à n'importe quel moment depuis les années 1930[10].

La composition actuelle de la Cour illustre donc la prééminence de l’idéologie originaliste avec ses six juges qui sont ou ont été affiliés à la Federalist Society contre trois juges fervents de la doctrine de la constitution vivante. Les affaires récentes rendues par la Cour, notamment Dobbs, Bruen et Bremerton sont les preuves mêmes de l’utilisation d’une méthode d’interprétation constitutionnelle comme outil d'un levier politique. Cette dernière affaire concerne la séparation de l’Etat et de l’Eglise et vient remettre en cause l’ancien précédent jurisprudentiel du Lemon Test[11]1 appliqué depuis des décennies pour déterminer si une action gouvernementale allait à l’encontre de l’Establishment Clause du Premier Amendement. La jurisprudence Lemon permettait en effet aux juges de s’interroger sur l’objectif séculier d’une loi contestée pour une potentielle violation du Premier Amendement, ainsi que d’observer si les effets d’une telle loi ne tendaient pas à favoriser ou restreindre l’exercice d’une religion, et d’enfin déterminer si la loi ne conduisait pas à une implication trop excessive du gouvernement sur un sujet religieux. Ce test a finalement été abandonné et remplacé par un questionnement visiblement originaliste, tel qu’appliqué dans l’arrêt Bremerton, où la Cour s’interroge d’abord sur la neutralité d’une loi par rapport au Premier Amendement, et si une telle neutralité n’était pas trouvée, la Cour se réserve cependant d'approuver le texte législatif s’il reflète aussi bien une tradition historique que la pensée des Pères Fondateurs.

Reviennent néanmoins dans ces trois affaires une volonté commune des juges de faire référence à des pratiques historiques, soi-disant plus proches du texte constitutionnel. Cette recherche d’une signification originelle du texte n’est pourtant pas en adéquation avec les précédents établis, et c'est être marqué par un aveuglement effronté que de croire que des sujets comme l’avortement ou le port d’armes puissent être envisagés de la même manière aujourd’hui qu’à l’époque des Pères Fondateurs. Néanmoins, c’est bien par cet outil et ce fourvoiement que les juges suprêmes favorisent et entérinent l’agenda politique du parti Républicain.

Ce retour en arrière sur les droits sociaux qui avaient été consacrés par la Cour Warren puis Burger n’est pas un hasard : c’est le fruit de la propulsion de l’idéologie originaliste par un parti politique qui a œuvré depuis des années pour faire nommer des juges précisément partisan de cette doctrine, et dont il savait que les décisions qu'ils rendraient iraient dans le sens d’une vision stricte du texte constitutionnel, en totale opposition avec l’idéologie progressiste du parti opposé.
 

3. L'impossible réforme de la Cour Suprême face aux dérives politisées de la majorité conservatrice

En 1787, la Constitution donna à la Cour Suprême le pouvoir de contrôle juridictionnel qui devait limiter le pouvoir des juges à l’application et l’interprétation de la loi. Une telle restriction du pouvoir judiciaire permettait une séparation des pouvoirs stricte entre les trois branches de l’État. Pour que la séparation des pouvoirs fonctionne, chaque branche a des pouvoirs définis pour contrôler les autres branches et ainsi éviter que l’une d’entre elle devienne plus puissante que les deux autres. Par son contrôle juridictionnel, la Cour Suprême décide si les lois votées et exécutées par les pouvoirs législatif et exécutif sont constitutionnelles. Le seul aspect politique de la Cour Suprême devait être restreint à la nomination des juges.

Pourtant, durant le 19ème siècle, les juges de la Cour Suprême ne cachaient plus leurs opinions politiques puisqu’ils participaient aux campagnes présidentielles, tels le juge John McLean ou le juge John Catron, ou pouvaient même aider à l’écriture de nouvelles législations, comme le juge Joseph Story[12]. Aujourd’hui, la politisation des juges de la Cour Suprême n’est plus aussi individualisée et est moins exposée. Les décisions prises ces dernières années prouvent pourtant une politisation de la cour et la volonté politique conservatrice de voir la Cour Suprême appuyer son programme par des décisions originalistes. Les décisions rendues par la Cour, principalement en 2022, dénotent cette volonté politique conservatrice portée par les juges nommés depuis 2017.

Par sa décision Federal Election Commission v Ted Cruz et al., la majorité conservatrice de la Cour a jugé anticonstitutionnelle la limite concernant les remboursements de prêts personnels des candidats à la présidentielle américaine. Cependant, cette décision permet simplement d'accroître le risque de corruption dans la sphère politique dont font partie les juges. Un autre exemple de la politisation de la Cour Suprême est la décision à venir Merrill v. Milligan qui devrait être débattue sur le fond à l’automne 2023. Dans cette décision, la Cour devra se prononcer sur la problématique du Gerrymandering, ou « charcutage électoral ». Elle pourrait approuver un tel découpage dénoncé comme discriminatoire dans l’Alabama. Selon l’Article 3 de la Constitution, la Cour Suprême n’est pourtant pas censée intervenir dans des questions purement politiques ou politisées mais, montrant sa résolution à s’immiscer dans la vie politique du pays, la Cour compte décider sur cette question polémique. En attendant la décision sur le fond, la Cour, par une décision du 7 février 2022, a d’ores et déjà rejeté l’injonction émise par la District Court qui obligeait l’État à redessiner une carte électorale plus égalitaire avant des élections primaires en mai 2023, dans le but de satisfaire les exigences du Voting Rights Act de 1965. La Cour Suprême, peut-être au titre de ne pas interférer sur cette question politique, a accepté, par procédure sommaire et sans entendre de plaidoirie, de remettre en place la carte électorale soutenue par l’Alabama qui prévoit pourtant canaliser une majorité des votes des Afro-américains de l’État dans un seul district au lieu de deux précédemment, diluant ainsi l’impact des minorités dans les élections fédérales[13]. Cette première décision procédurale est donc déjà une prise de position de la majorité conservatrice, et fort est à parier que la décision sur le fond ne vienne, une fois de plus, qu’amoindrir les droits individuels des citoyens en limitant la portée des protections législatives en place, et fragiliser par la suite tout le système démocratique américain. Une telle pression politique sur les décisions de la Cour Suprême, censée être l’institution principale du pouvoir judiciaire de l’État américain, révèle une séparation des pouvoirs défaillante.

Pour que la séparation des pouvoirs fonctionne, chaque branche de l’État doit être indépendante des autres et elles doivent, toutes les trois, être également puissantes. Or, la séparation des pouvoirs ne peut fonctionner si les autres branches de l’État placent à la Cour Suprême des individus qui suivront leurs dogmes et les imposeront dans les décisions de la Cour. La séparation des pouvoirs suppose une indépendance des juges par rapport à l'exécutif et au Congrès : force est de constater que le parti Républicain a fourvoyé ce principe en cherchant et en parvenant à placer des juges dont la pensée auraient paru extrême seulement quelques décennies plus tôt, au détriment de juges consensuels, dans une logique bipartisane.

La politisation inopportune de la Cour Suprême est d’autant plus possible que la Constitution américaine est difficilement révisable. Depuis la fin du 18ème siècle, la Constitution ne fut modifiée que vingt-sept fois par l’ajout d’amendements. La Constitution ne peut être amendée que par une résolution votée par les deux-tiers du Congrès ou par une convention demandée par deux-tiers des États américains. Ainsi le texte original n’a pas été modifié depuis 1787 et ont simplement été joints des amendements la complétant. Un Congrès ou un Président adversaires politiques de la Cour ne pourraient pas utilement surmonter les décisions de la Cour au moyen d'une révision constitutionnelle, pour les raisons évoquées tenant au poids des Etats fédérés conservateurs et faiblement peuplés dans ces procédures.

Ainsi la majorité conservatrice et originaliste de la Cour Suprême utilise sa position pour promouvoir sa vision politique et par la même occasion malmener l’institution par une politisation extrême d’une branche pourtant censée être indépendante des Etats fédérés et des branches exécutives et législatives fédérales.
 

Conclusion

La majorité originaliste qui siège aujourd’hui à la Cour Suprême américaine est en place pour longtemps. Tous les juges nommés depuis 2017 ont moins de soixante ans et vont donc très certainement rester sur le banc de la Cour de nombreuses années. Un tel blocage du pouvoir judiciaire implique une remise en question de l’institution et pousse à réfléchir à des idées de réformes qui permettraient de limiter le pouvoir de cette majorité originaliste. Parmi les pistes mentionnées, la possibilité d’ouvrir plus de sièges de juges au sein de la Cour ou une limitation du mandat des juges à dix-huit ans reviennent le plus souvent. Comme noté plus haut, une telle réforme de l’institution nécessiterait cependant l’adoption de nouveaux amendements à la Constitution, chose improbable aux vues du climat politique actuel où la majorité démocrate de Joe Biden ne tient qu’à un fil. Les élections de mi-mandat, aussi appelées “midterms”, ont en effet fragilisé la majorité démocrate au Parlement. Si la « vague rouge » qui avait été promise par Donald Trump n’a finalement pas eu lieu, le parti républicain est néanmoins parvenu à obtenir la majorité au sein de la Chambre des Représentants. Des analystes ont par ailleurs souligné que la décision Dobbs rendue par la Cour, quelques mois avant ces élections, a sans doute eu l’effet d’un électro-choc pour les jeunes électeurs démocrates qui se sont mobilisés pour voter, ce qui a permis au parti d’assurer une majorité cruciale, bien que d’une voix seulement, au sein du Sénat[14]. Cette légère majorité démocrate au Parlement pourrait permettre aux Démocrates de voter des lois sur les sujets abordés par la Cour Suprême.

En effet, pour contrer les effets négatifs immédiats des nouvelles décisions de la Cour sur les acquis progressistes de la deuxième moitié du 20ème siècle, le pouvoir législatif, aussi bien étatique que fédéral, reste le meilleur atout. Ainsi, le Sénat va bientôt débattre sur un projet de loi garantissant le droit au mariage homosexuel, en vue d'assurer une protection fédérale de ce droit, alors même que la Cour envisageait dans Dobbs de remettre en question cet acquis. Et en réaction à cette même décision, le Kansas a d’ores et déjà voté une loi pour assurer un droit à l’avortement au sein de cet État. Mais une majorité pour de telles adoptions reste conditionnée par une pacification du débat politique pour rechercher un consensus bipartisan, pacification à laquelle la Cour ne contribue pas.

 

 


[1] American Political Science Review, Volume 35, Issue 5, October 1941, pp. 890 - 898. DOI: https://doi.org/10.2307/1948251

[2] Ponthoreau Marie-Claire, « Droit(s) Constitutionnel(s) Comparé(s) », Corpus Droit Public, Economica, 2021 – p336.

[3] Ed Kilgore, GOP Senators have not represented a majority since 1996, The Intelligencer, 2021 (https://nymag.com/intelligencer/2021/02/gop-senators-havent-represented-a-majority-since-1996.html)

[4] SCOTUS, Dobbs, State Health Officer of the Mississippi Department of Health v. Jackson Women’s Health Organization, 945 F. 3d 265

[5] SCOTUS, Marbury v Madison, 5 U.S. 137

[6] Mathieu Carpentier, “Variations autour de l’originalisme”, Revue française de droit constitutionnel, 2016, p739 (https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2016-3-page-739.htm)

[7] Jack M. BALKIN, Le constitutionnalisme américain. Au-delà de la Constitution des origines et de la Constitution vivante, Paris, Dalloz, 2016

[8] Traduction de Mandery Eva, « Why there’s no liberal federalist society », Politico Magazine, Janvier 2019

[9] Tom GOLDSTEIN, How the leak might have happened, SCOTUSblog, Mai 2022, (https://www.scotusblog.com/2022/05/how-the-leak-might-have-happened/)

[10] Lee EPSTEIN, Andrew D. MARTIN & Kevin QUINN, Replacing Justice Breyer, Janvier 2022 ; The Median Justice on the United States Supreme Court, 2005

[11] Issu de la jurisprudence SCOTUS, Lemon v Kurtzman, 403 US 602 (1971)

[12] Rachel SHELDEN, The Supreme Court used to be openly political. It traded partisanship for power., The Washington Post, Septembre 2020

[13] Amy Howe, In 5-4 vote, justices reinstate Alabama voting map despite lower court’s ruling that it dilutes Black votes, SCOTUSblog, Feb. 7, 2022 (https://www.scotusblog.com/2022/02/in-5-4-vote-justices-reinstate-alabama-voting-map-despite-lower-courts-ruling-that-it-dilutes-black-votes/)

[14] Robert Shapiro, Midterms 2022 : anatomie d'un vote, 29 Novembre 2022, Institut Montaigne, (https://www.institutmontaigne.org/analyses/midterms-2022-anatomie-dun-vote