Les caractères intrinsèques de la notion d’ « œuvre de l’esprit » au travers du droit international et des droits français et italien, par Marine Riem

La recherche d’une définition de la notion d’œuvre de l’esprit s’avère être une entreprise difficile en ce que le droit international n’en a jamais circonscrit les contours exacts. En effet, plus préoccupé par la reconnaissance et la consécration absolues du droit d’auteur, cette notion a du trouver une résonnance nationale particulière. Les pays de tradition romano-germanique, comme le sont la France et l’Italie, ont développé globalement une approche similaire en faisant appel tant à la doctrine qu’à la jurisprudence. Cette notion n’a pas pourtant pas échappé longtemps à une certaine systématisation que l’on pourrait définir de la manière suivante : « l’originalité dans la forme constitue la pierre de touche des droits d’auteur » (H.Desbois). La clef de voûte de toute la matière repose donc dans ces deux critères d’originalité et de créativité dans la forme choisie par son auteur.

Considéré tant comme un droit naturel que comme un droit de l’homme, le droit d’auteur s’est imposé suite à l’influence de la philosophie des Lumières. Ils percevaient en lui un droit subjectif qui résultait de l’état naturel des choses, que le législateur ne faisait que reconnaître et rendre efficace en tant que liberté individuelle. Cette liberté de création et d’expression, consacrée par la DUDH en 1948 à son art. 27, puis par le Pacte de New York de ’66 (art. 15-1) et par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de 2000 (art. 17-2), montre bien la volonté de reconnaissance universelle de la protection de la propriété intellectuelle. Mais aujourd’hui plus que jamais, le droit de la propriété intellectuelle fait débat en ce que son intérêt commercial suscite de très importants enjeux financiers. Le droit d’auteur, dans les systèmes juridiques de tradition romano germaniste ou de civil law, appartient à la catégorie juridique des propriétés intellectuelles ou incorporelles qui constituent des droits exclusifs sur des objets immatériels comme le sont les œuvres de l’esprit. Cette exclusivité se traduit dans la pratique par la reconnaissance de droits moraux et patrimoniaux sur une œuvre personnelle, création propre de son auteur. Ainsi, le droit d’auteur, en tant que droit naturel et individualiste, est destiné à protéger une œuvre et son créateur ; il n’est donc pas guidé par la recherche de la protection d’un intérêt collectif ou public. La volonté de reconnaissance d’une protection des droits d’auteur s’est révélé être un enjeu fondamental qui s’est imposé dès le milieu du XIXème au niveau international suite à la pression notamment de Victor Hugo. En effet, il devenait nécessaire de pallier l’absence de toute reconnaissance réciproque du droit d’auteur entre les Nations, notamment européennes. Ainsi, une œuvre publiée à Londres par un citoyen britannique était protégée au Royaume-Uni mais était librement reproductible en France et inversement. L’idée de la recherche d’outils internationaux efficaces pour protéger des œuvres personnelles était acceptée par tous, mais la question de leur forme et de leur contenu restait posée. L’emplacement des normes relatives au droit d’auteur dans les ordres juridiques français et italien diffère de manière notable. En effet, le législateur français a créé un Code de la Propriété Intellectuelle -CPI- en 1992 et a choisi d’y regrouper les normes préexistantes qui formaient le socle de protection de la matière ; en l’occurrence les lois de 1957 n. 298 et de 1985 n. 660 qui constituaient par ailleurs la synthèse des évolutions jurisprudentielles dégagées jusqu’alors. Le législateur italien a quant à lui regroupé toute la matière dans une seule et même norme, la Legge sul Diritto d’Autore (Lda) n. 633 du 22 avril 1941, toujours en vigueur aujourd’hui ce qui montre bien la modernité de ces normes pour l’époque. Il a par ailleurs introduit dans le Codice civile neuf normes tirées de cette loi aux articles 2575-2583. Il s’agira ainsi de discerner par quels moyens l’élan insufflé par le droit international dès le XIXème siècle sur le droit d’auteur en général s’est traduit dans ces deux législations nationales, et plus précisément quelle place a été attribuée, dans ces deux ordres juridiques, à la notion même d’« œuvre de l’esprit », centre de gravité de l’entière discipline.

Un droit conventionnel timide mais générateur d’une certaine unité au niveau international. La recherche d’une protection internationale du droit d’auteur a commencé suite aux problèmes de contrefaçons transfrontalières très répandues à l’époque. Pour contrer cette dérive, il a été question dans un premier temps de signer des accords bilatéraux ce qui a eu pour effet une multiplication excessive de ce type de conventions. Cette approche a donc été assez vite abandonnée au profit d’une certaine uniformisation des lois nationales via des conventions multilatérales. Une Conférence organisée sous l’égide de l’Association littéraire artistique internationale en 1883 a donné lieu à la signature le 9 septembre 1886 de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques qui constitue encore aujourd’hui “un astre autour duquel gravitent des satellites d’inégale importance” (Pollaud-Dulian). En effet, cet accord, signé originairement par dix pays dont la France et l’Italie, se présente comme l’embryon d’un droit d’auteur universel dont pourtant ressortent nettement deux caractères particuliers. Tout d’abord, il convient de noter que pas une seule fois la notion d’ « œuvre », l’objet même de la protection, n’est définie. En effet, dans son article 2, les “œuvres littéraires et artistiques” sont caractérisées par le biais d’une liste importante et non exhaustive de catégories d’œuvres concernées et susceptibles d’être protégées. Est donc laissée au législateur national la possibilité de proscrire telle ou telle catégorie d’œuvre via son droit propre. Par ailleurs, le deuxième aspect de cette systématisation naissante réside dans le fait que l’entière discipline est focalisée sur la figure de l’auteur au lieu de se concentrer, comme nous l’avons plus haut, sur le véritable objet de la protection, l’œuvre en elle même. En effet, Berne a créé une « union fictive » dont le point central est celui de l’assimilation de l’unioniste au national ce qui a été une révolution à l’époque. Il s’agissait de considérer que les auteurs unionistes (les nationaux des Etats contractants) pouvaient être assimilés aux nationaux des pays où ils invoquaient les dispositions de la Convention et ainsi bénéficier des mêmes droits. Les auteurs unionistes pouvaient donc se prévaloir d’un minimum conventionnel leur garantissant des droits moraux et patrimoniaux. L’absence d’une définition des notions d’œuvre et d’auteur ainsi que le silence total et délibéré quant aux critères de la protection de l’œuvre en elle même a comme conséquence de permettre une multitude d’interprétations. Il existera ainsi, d’un droit à l’autre, des conceptions organiques de la notion d’œuvre de l’esprit variables. Berne, socle primaire du droit d’auteur international, a subi par la suite nombre de révisions qui n’ont pourtant jamais remis en cause les idées développées dans la Charte. Sa faiblesse a été de paraitre trop contraignante et trop protectrice des droits d’auteur pour certains et bien souvent incompatible avec les principes de base des législations des pays de common law et de leur concept de copyright. Ainsi a été adoptée sous l’égide de l’UNESCO le 6 septembre 1952 la Convention de Genève dite « universelle » sur le droit d’auteur. Elle qui, au départ, avait comme objectif -louable- la protection minimale des droits d’auteur pour le plus grand nombre de pays, n’a pas été rejoint en ce que la modestie des contraintes imposées lui a fait perdre toute crédibilité matérielle. En effet, aucune amélioration substantielle notable n’a été opérée. Les années 70 ont marqué un passage dans la compréhension de la matière. En effet, suite aux évolutions techniques de diffusion des œuvres d’une part et de la quasi improbabilité d’une nouvelle révision de la Convention de Berne d’autre part, il fallait trouver des arrangements particuliers pour régler les problèmes les plus criants dérivant des nouvelles technologies, notamment digitales. Le Traité OMPI sur le droit d’auteur, adopté le 20 décembre 1996, a accru le nombre de types d’œuvres pouvant être protégées depuis Berne : programmes d’ordinateur, bases de données, compilations. Bien que ce Traité ne soit pas revenu sur la définition d’œuvre de l’esprit, on notera l’efficace et rapide prise en charge par le droit des bouleversements technologiques de l’époque. La dernière évolution en date et qui mérite toute notre attention est l’Accord de Marrakech du 15 avril 1994, plus communément appelé « ADPIC », relatif aux aspects de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce. Cette nouvelle convention, négociée par le GATT et qui comporte six articles (9-14) spécialement consacrés au droit d’auteur, a une vocation bien particulière. En effet, il a été clairement établi qu’elle devait faciliter le commerce international et rendre plus efficace la protection des droits de propriété intellectuelle. Toutefois, cette perspective mercantile « tend à effacer le rôle de l’acte créateur et la prééminence de l’auteur au profit de la défense des intérêts économiques de l’industrie et son revers » (Pollaud-Dulian).

Le droit international a choisi de définir l’ « œuvre de l’esprit » par le biais de la figure de son créateur, l’auteur, sans la circonscrire précisément. L’accord ADPIC a changé l’esprit général de la matière en introduisant un outil juridique de commerce international même s’il reprend dans les faits presque entièrement les dispositions de la convention de Berne. Cette nouvelle approche a ostensiblement déplacé le débat originel du droit d’auteur qui était la consécration d’une série de droits envers les auteurs, à l’introduction dans nos systèmes juridiques continentaux du copyright des pays de tradition de common law. Cette logique mercantile a sans aucun doute eu comme effet de fausser notre conception plus artistique et plus centrée sur la personne même de l’auteur, peut-être idéalisée, en l’ouvrant à des objets et des intérêts qui lui sont totalement étrangers. Le droit international reste donc en retrait par-rapport à une systématisation qui est encore très fragile aujourd’hui malgré ces récentes orientations, alors que le processus normatif en France et en Italie est désormais achevé.

L’absence de définitions nationales opérationnelles de l’œuvre de l’esprit palliée grâce à l’utilisation de notions-cadre : la création et l’originalité La notion d’œuvre de l’esprit en droit français, bien qu’originellement dégagée par les textes, s’est vue dans une large mesure sinon complètement, circonscrite et développée par la doctrine et la jurisprudence. En effet, les lois du 11 mars 1957 et du 3 juillet 1985, refondues dans le Code de la Propriété Intellectuelle en 1991, n’offrent qu’une définition juridique limitée de “l’œuvre de l’esprit” en tant qu’objet du droit d’auteur et opèrent un renvoi immédiat à d’autres concepts. La lecture de l’art. L.111-1 CPI le montre d’ailleurs très nettement : “L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporel exclusif et opposable à tous”. L’œuvre n’est définie que comme étant le produit d’une création de son auteur. Le législateur s’est ainsi borné à énoncer les conditions négatives, ou plutôt les éléments n’étant pas nécessaires, pour déterminer si une œuvre sera protégée ou non par le droit d’auteur. Cette liste d’exemples d’œuvres, non exhaustive par ailleurs, ne la définit pas. Toutefois, ce flou textuel était délibéré car le législateur de l’époque souhaitait faire rentrer dans cette catégorie juridique le plus grand nombre possible de “créations intellectuelles” (art. L. 113-7 CPI) et par là même éviter l’exclusion d’œuvres moins traditionnelles. Cette initiative est sans aucun doute à l’origine de la longévité de ces normes. Pourtant, des critères se devaient d’être dégagés pour permettre une systématisation de la matière et un automatisme dans la protection de son objet. Devant ce silence calculé des textes, il convient donc d’analyser les apports de la doctrine la plus autorisée et de la jurisprudence qui ont dégagé une définition plus pertinente de la notion d’œuvre de l’esprit ainsi que le critère de sa protection lui-même, l’originalité dans la forme. L’œuvre de l’esprit n’est pas le fruit de n’importe quel effort intellectuel ; c’est au contraire un langage particulier dégagé par son auteur qui l’habille dans une forme personnelle et sensible, donc unique. Dans une approche classique, un des caractères intrinsèques de l’œuvre qui est son originalité s’entend comme « le reflet de la personnalité de l’auteur » (TGI Paris, 27 avril 1984) c'est-à-dire de façon subjective qu’il s’agisse : « d’empreinte personnelle », « de travail purement personnel » (Civ. 27 mai 1942) ou « d’empreinte du talent créateur personnel» (Civ. 1ère, 13 nov. 1973). Peu importe le fond du propos, c’est la manière dont il sera étayé, sa forme, qui laissera transparaître la personnalité de son auteur et donc le caractère original de l’œuvre. H.Desbois résume cette idée en disant que les idées sont de « libre parcours », c'est-à-dire qu’il existe un terreau commun de thèmes et de situations que chaque auteur a la faculté de réinventer dans une forme particulière. L’auteur a donc une activité créatrice qui est le résultat d’un travail artistique conscient et non pas du hasard. En d’autres termes, le droit d’auteur protège les créations de forme et non les idées. Il appartiendra dès lors aux juges du fond de déterminer l’existence de l’originalité. Ainsi, même si l’absence d’une définition précise du critère inhérent d’originalité des œuvres peut amener à des errements jurisprudentiels, en pratique, cette générosité textuelle se trouve contrebalancée par la description d’une typologie suffisante pour couvrir l’essentiel des œuvres, comme c’est le cas en droit international.

Une même approche continentale qui met en exergue le critère d’originalité des œuvres : la France et l’Italie, tous deux des pays de tradition romano-germaniste, adoptent une même vision du critère de la protection de l’œuvre de l’esprit. Le droit d’auteur italien énonce dès 1’article 1 de la Lda, par ailleurs retranscrit à l’article 2575 Codice Civile, que seront protégées “le opere dell’ingegno di carattere creativo che appartengono alla letteratura, … ed alla cinematografia, qualunque ne sia il modo o la forma di espressione” traduction libre : les œuvres de l.... On ne peut que constater qu’elle prône ab initio une définition qui rapproche entre elles les notions d’œuvre de l’esprit et de créativité. Toutefois, quand on parle du caractère créatif d’une œuvre, on peut faire de manière générale référence à son originalité. Pour en donner un exemple concret, il nous suffit d’opérer un renvoi à l’article 3 de la Lda qui fait référence au concept d’originalité comme étant le résultat de la création intellectuelle de l’auteur. Dès lors, nous en déduisons que les deux expressions sont indissociables l’une de l’autre, elles vont de pair. La doctrine a par ailleurs toujours suivi ce raisonnement en prônant une logique unitaire et ambivalente des caractères de créativité et d’originalité rattachés à la notion d’œuvre de l’esprit. En effet, le concept juridique de « créativité » indique avant tout « la personnelle et individuelle expression d’une objectivité appartenant aux catégories précisées, en exemple, à l’article 1 de la Lda » (Cass. civ., sez I, 2 dicembre 1993, n.11953). Dès lors, c’est un contenu laissant transparaître en filigrane son auteur et donc sa personnalité dans une forme spécifique et individuelle qui indique qu’on est en présence ou non d’une œuvre de l’esprit. Comme pour le droit français, cette dynamique subjective qui rattache l’artiste à son œuvre est le garant de la protection de son droit moral et patrimonial.

La logique purement continentale de cette approche de la matière nous conduit à conclure que la notion d’« œuvre de l’esprit » est définie dans les pays de tradition romano-germanique, ici représentés par la France et l’Italie, comme une création personnelle et artistique s’appuyant sur un certain caractère original, évoluant à l’intérieur une forme particulière appartenant à l’auteur, créateur de celle-ci. De façon plus synthétique, citons Patrick Tafforeau : « l’œuvre de l’esprit est une création originale prenant corps dans une forme ». L’œuvre de l’esprit dans notre approche continentale est un art rendu visible par l’auteur alors que dans les systèmes nord américain de copyright l’œuvre est une simple marchandise. Il ne reste plus qu’à défendre bec et ongles la dimension culturelle de l’œuvre de l’esprit.