ROYAUME UNI - L’arrêt Lonsdale : illustration de la difficulté de transposition et d’interprétation des textes communautaires, par Sophie MEIS

La directive 86/653 prévoit deux méthodes de réparation pour les agents commerciaux dont le contrat prend fin. L’indemnisation, d’origine française, a été transposée dans le droit anglais qui ne la connaissait pas. La chambre des Lords n’accepte de considérer la jurisprudence française que pour mieux l’écarter et adopter une interprétation aux effets inverses. L’uniformisation recherchée est mise à mal. La création d’un Cadre Commun de Référence aurait pu éviter de telles divergences.

Introduction

Le droit communautaire tend au rapprochement des législations des Etats-Membres, les outils prévus à cet effet sont souvent emprunts de difficultés. Ainsi, la Directive 86/653 du 18 octobre 1986 avait pour objectif d’harmoniser la législation communautaire en matière d’agents commerciaux. En cas de cessation des relations avec le mandant, il revenait aux Etats-Membres de choisir entre deux systèmes de réparation distincts : indemniser l’agent (conception Allemande) ou le compenser (conception française). Cependant, plutôt que de se résoudre à opter pour l’une de ces formules, le législateur anglais abandonna cette décision aux parties dans la Commercial Agents (Council Directive) Regulations 1993. Les lacunes communautaires ne furent pas comblées. Ainsi, la directive ne précisant pas quel devait être la méthode de calcul à adopter pour la compensation, il appartint à la chambre des Lords de trancher sur de telles incertitudes dans l’arrêt Lonsdale du 4 juillet 2007. Devait-on directement adopter une application similaire à celle faite par les juridictions françaises puisque c’est de ce droit que le terme litigieux était tiré ou, au contraire, chaque Etat-Membre était-il maître de modeler sa propre interprétation? La réponse emportait un enjeu considérable qui pouvait plonger les agents commerciaux dans la précarité la plus totale ou, a contrario, leur conférer une sécurité inébranlable. Par là même, l’objectif de protection de la directive pouvait être consacré ou bafoué.

Si la common law anglaise connaissait le terme de « compensation », la notion ainsi qu’employée par la directive lui était totalement étrangère. En effet, la compensation anglaise appartient au vaste domaine du droit des contrats et n’est en aucun cas spécifique aux agents commerciaux. La cessation des relations entre l’agent et son mandant pouvait effectivement être sujette à compensation mais à l’unique condition qu’une faute contractuelle (« breach of contract ») ait été commise. Il ne s’agissait là que de sanctionner une banale violation et non pas de consacrer les particularités d’une relation. Il n’est pas surprenant que l’implémentation de ladite directive ait causé une confusion certaine dans les esprits anglo-saxons.

Ainsi, la Commission des Communautés Européennes avait-elle noté dans son rapport que les cours anglaises adoptaient le plus souvent une position distincte de celle du droit français. Face à ce terme faussement familier mais sans égal dans leur système juridique, les juges avaient tendance à opter pour les principes de common law auxquels ils se trouvaient être plus habitués. Bien que considérée gênante, cette divergence ne fut pas mentionnée comme constituant une violation communautaire.

En conséquence, afin d’instaurer un minimum d’homogénéité entre les différentes cours, la chambre des Lords se trouvait devant trois choix : le droit français, la common law ou la question préjudicielle. Adopter la jurisprudence française semblait un moyen satisfaisant d’interpréter le terme litigieux. A défaut, adresser une question préjudicielle à la Cour de Justice des Communautés Européennes aurait permit d’obtenir une interprétation certaine et souveraine, liant la totalité des Etats-Membres. Le rejet de ces deux possibilités entrainerait nécessité pour la cour suprême d’établir à elle seule une règle cohérente avec les principes singuliers de la common law mais également avec ceux du droit européen. Il fut refusé de faire appel à la Cour de Justice sous prétexte que l’obstacle ne résidait pas dans le sens de la directive mais dans sa méthode de calcul, laissée à la discrétion des Etats-Membres. La chambre des Lords analysa néanmoins le droit français avant de consacrer sa propre solution.

Contrairement à la compensation anglaise pour seule faute contractuelle, c’est une « indemnité compensatoire en réparation du préjudice subi » que consacre l’article L.134-12 du code de Commerce français. Cette compensation, reprise par le droit Communautaire, est invocable dès lors que les relations entre les deux parties ont cessé, ne serait-ce que par la mort de l’agent. Le préjudice ainsi réparable n’est autre que la perte par l’agent commercial de la relation particulière qu’il entretenait avec son mandant. En effet, la fin de l’agence entraine également la perte des revenus qui auraient autrement été perçus ultérieurement. Or, l’agent qui contribue à augmenter la valeur des fonds commerciaux de son mandant ne mérite-t-il pas de tirer en partie profit des fruits qu’il a lui-même semé ? Le but est clair : protéger une partie faible qui, à l’instar d’un employé, serait autrement soumise aux aléas d’un marché peu condescendant. Si le juge anglais ne conteste pas que la compensation porte sur le droit à des commissions futures, il rejette néanmoins le mode de calcul de ladite compensation.

Le scepticisme de la chambre des Lords porte sur l’usage français consistant à systématiquement octroyer aux agents ainsi préjudiciés l’équivalent de deux années de commission. Il est essentiel, dit-elle, de prendre en compte l’attente des parties comme le voudraient les principes de common law. La réalité du marché ne saurait être écartée au profit d’une compensation ainsi figée. La compensation ne devrait-elle pas être limitée à la perte dont a effectivement été privé l’agent ? En effet, si la valeur du commerce du mandant se dégrade ou que celui-ci se voit contraint à fermer boutique, la perte n’est-elle pas d’autant réduite que la continuation de l’agence était improbable ? Le préjudice subit ne peut se mesurer qu’en prenant en compte les circonstances de la cessation de l’agence. Il convient donc de se demander quel prix un acheteur hypothétique serait prêt à payer afin de succéder à l’agent. Le prix en question diminuera d’autant que l’agence requiert de travail ou d’investissements financiers. Soit, la France adopte un système de calcul quasiment opposé. Mais les conditions et usages du marché dans ces deux pays ne sont pas comparables. Par exemple, certains mandants français instaurent « un droit d’entrée » égal à la somme des commissions que l’agent percevra normalement les deux premières années. Cette étrange coutume n’ayant pas lieu en Angleterre, le calcul doit s’adapter.

Il est surprenant de constater qu’une même directive transposée dans des termes similaires puisse ainsi faire l’objet de deux méthodes de calcul diamétralement opposées. En effet, si la méthode française permet de toujours compenser l’agent et de lui octroyer une somme constante et proportionnelle au montant moyen de ses commissions, le droit anglais peut aussi bien surprotéger l’agent d’un fonds de commerce onéreux que ne rien consentir à celui dont la branche a été close ou cédée. La compensation conçue comme une protection par la France devient alors l’apogée d’un marché sans pitié ni concessions, dénué de considération sociales quelles qu’elles soient. Et pourtant, la chambre des Lords ne considère pas que s’éloigner de la vision française soit en soi une atteinte à l’esprit de la Directive. Certes, la Commission Européenne avait précédemment reconnu (dans le rapport précité) que l’approche basée sur la common law présentait une difficulté, mais non qu’elle traduisait une mauvaise implémentation de la Directive. De plus, n’est-il pas loisible de la part du juge anglais d’avoir cherché à comprendre l’intention communautaire au-delà de la simple lettre du texte ? Ce n’est pas le manque de volonté mais la seule impossibilité de faire converger des réalités distinctes qui entrainerait, voudrait-on nous faire croire, deux solutions à ce point incompatibles.

La compensation à l’anglaise n’est pas sans rappeler l’indemnisation allemande, deuxième mode de réparation proposé par la Directive. La compensation au sens français est invocable dès lors que l’agent a souffert d’un préjudice, celui-ci étant systématiquement causé par la perte de sa relation avec le mandant. Toute rupture, quelle qu’en soit la cause, entraine donc compensation. Ce système est extrêmement protecteur et l’est d’autant plus que la directive ne restreint pas le montant de la réparation. A l’inverse, pour être invocable, l’indemnisation allemande requiert que l’agent ait apporté de nouveaux clients ou, à défaut, qu’il ait contribué de façon significative à l’augmentation des rapports commerciaux avec les clients préexistants. L’indemnisation est plafonnée à une année de commission, son paiement doit être équitable et prendre en compte la totalité des circonstances ayant mis fin aux relations entre l’agent et le mandant, tout particulièrement les commissions dont a effectivement été privé l’agent. Dans ce contexte, un agent n’ayant rien apporté à son mandant ne recevra rien. La chambre des Lords ne s’attarde pas sur l’existence d’une contribution ou d’un apport par l’agent et se contente de constater que la rupture de l’agence engendre un préjudice. Elle suit donc sur ce point le système de compensation français. Cependant, au moment de déterminer la méthode de calcul, le juge anglais va au-delà de la simple constatation d’un préjudice pour prendre en compte la perte effective de l’agent (le prix qu’un acheteur hypothétique serait prêt à payer pour succéder à l’agent). Ce mode de calcul est celui de l’indemnisation allemande. On constate alors que la chambre des Lords adopte une formule hybride. Cette approche de la compensation peut paraitre contestable dans le sens où elle perd ainsi sa force protectrice originelle. Consciente qu’une telle interprétation pouvait sembler contraire à l’esprit de la directive, la chambre des Lords a elle-même tenté de se justifier en analysant la situation au regard de l’indemnisation allemande. En tenant compte de toutes les circonstances de la rupture, l’agent n’aurait reçu aucune indemnisation du fait qu’il avait été privé d’une agence dans une branche fermée et donc sans valeur. L’interprétation de la chambre des Lords ne saurait être contraire à la Directive si la solution atteinte est la même qu’un autre moyen de réparation consacré par celle-ci. Néanmoins, la chambre des Lords semble omettre l’évidence : si ces deux modes de réparation sont prévus par la Directive ce n’est pas par soucis de redondance mais car ils présentent deux systèmes totalement distincts et indépendants l’un de l’autre. Interpréter la compensation à la lumière de l’indemnisation revient à priver l’agent commercial anglais d’un droit que son législateur lui avait pourtant spécifiquement conféré. De plus, c’est condamner les grandes entreprises que de forcer l’application du mode calcul allemand dans un système de compensation ne requérant aucun apport de la part de l’agent ni n’instaurant aucune limite quant au montant invocable par celui-ci. Le principe d’équité si cher à nos pairs britanniques est-il pour autant véritablement respecté ou ne courre-t-on pas uniquement le risque d’enrichir, au détriment de tous les autres, les agents médiocres dont les grandes firmes ne pourront plus se libérer qu’à des coûts exorbitants ?

L’arrêt Lonsdale traduit deux des lacunes les plus flagrantes des directives, à savoir qu’elles admettent une trop grande marge de manœuvre et manquent souvent de précision. Car, en effet, chaque notion vague ou mal définie est une porte ouverte à la discrétion des Etats-Membres qui peuvent alors les interpréter sans restriction. En l’espèce, la compensation telle que prévue dans la Directive relative aux agents commerciaux est habilement détournée pour se conformer à une vision nationale. Si l’intégration du droit communautaire par les Etats-Membres exige que leur soit laissé un pouvoir d’appréciation suffisant pour permettre une adaptation progressive, l’échec de l’uniformisation européenne apparaît évident lorsque les outils communautaires engendrent de nouvelles différences au lieu des les effacer. Ainsi, des termes inconnus ou peu familiers du droit national seront naturellement mal assimilés si l’Union Européenne elle-même ne fournit pas les fondements nécessaires à leur compréhension. Dans son plan d’action, la Commission cite d’ailleurs le problème rencontré au niveau de la directive précitée. Elle se réfère plus spécifiquement à un Etat Membre qui n’aurait pas opté entre indemnisation et compensation (on en déduit qu’il s’agit du Royaume-Uni, seul pays à avoir implémenté les deux systèmes de réparation) et reconnait les difficultés inhérentes à cette situation. Difficultés qui prennent toute leur ampleur à la lumière de cet arrêt.

Finalement, notons que la perspective de la création d’un Cadre Commun de Référence semble la meilleure solution envisagée à ce jour pour pallier les obstacles présentés par ces questions épineuses d’interprétation. Les concepts dont il serait usé dans les textes communautaires feraient alors l’objet d’une unique définition précise et ne pouvant être sujette à ambigüité. Il n’incomberait plus au juge de tenter maladroitement de remédier aux silences communautaires. Un éventuel Cadre Commun de Référence permettrait manifestement d’éviter que des cas tels que celui de Lonsdale ne se reproduise par le futur. Néanmoins, de nouvelles difficultés se posent. On se demande ce qu’il adviendra des divergences d’interprétation actuelles. Comment inclure, aujourd’hui, dans ce Cadre Commun, une définition de ce qu’est la « compensation » au sens communautaire sans départager, voir juger, entre la notion française et celle, plus pragmatique et bien moins protectrice, de la chambre des Lords ? Ecarter l’interprétation française reviendrait à isoler le terme de son contexte original. D’autant qu’il ne fait aucun doute que la réparation par compensation n’a été adoptée au niveau européen que dans le seul but de satisfaire la puissance gaëlique qui ne souhaitait pas le moins du monde céder aux mœurs germaniques (seuls trois autres pays ont adopté ce système dont le Royaume-Uni). A contrario, il peut être argumenté que priver la chambre des Lords de sa propre interprétation créerait une rupture entre le droit, le marché et la société anglo-saxonne. La mise en place d’un Cadre Commun de Référence emporte donc un intérêt certain mais l’effectivité de ses solutions aux conflits terminologiques préexistants est moins évidente.

Bibliographie sélective

Sources de droit :

  • Lonsdale (trading as London Agencies) v Howard & Hallam Ltd 2007 UKHL 32
  • Commercial Agents (Council Directive) Regulations 1993 SI 1993/3053
  • Un droit européen plus cohérent : un plan d’action par la Commission Européenne, 2003

Ouvrages généraux :

  • The law of agency de G.H.L. Fridman, 7ème édition (Butterworths) 1996
  • Law of agency de Richard Stone (Cavendish Publishing) 1996
  • Plan d’Action sur le droit européen des contrats de Astrid Marais
  • Plan d’action sur le droit européen des contrats : une réponse au plan d’action de Pauline Remy-Corlay
  • Cadre commun de référence et Code civil de Astrid Marais

Commentaires de la source:

  • Death of the salesmen ? De Stephen Scheider, New Law Journal, 17 mars 2006
  • Compensation under the Commercial Agents ( Council Directive) Regulations 1993 de R.C Connal, Scots Law Times, 2007
  • Salesman’s knock de Stephen Schneider, New Law Journal, 3 août 2007
  • The EC (Commercial Agents) Directive : Twenty Years After its Introduction, Divergent Approaches Still Emerge from Irish and UK Courts de Caterina Gardiner, Journal of Business Law, 2007
  • The Principles Behind the Assessment of the Compensation Option Under the Agency Regulations : Clarity at Last de Severine Saintier, Journal of Business Law, 2007
  • A Remarkable Understanding and Application of the Protective Stance of the