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De l’autofiction au fragment romanesque : le nouveau défi de Lola Alcazer

 Comment une Å“uvre d’art peut-elle perturber notre perception de la réalité, altérer ou renforcer notre vision du monde? Une imagination débordante peut-elle mener à la folie ou permet-elle de surmonter l’âpreté de la réalité et du quotidien? Dans son nouveau livre intitulé Déambulations, Lola Alcazer tente d’éclairer de manière fine et délicate ces vastes problématiques. Elle nous offre un texte empli de sensibilité et qui fait écho aux mots de Proust, placés en exergue du texte : « Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition Â».

Auteur d’une thèse consacrée aux Å“uvres d’Annie Ernaux, la jeune Lola Alcazer a inscrit son ambition littéraire, dès son premier livre, dans la veine très contemporaine de l’autofiction : la mise en scène de pronoms personnels et le travestissement du « moi Â» étaient au centre de son premier texte. Jeux illusoires se fondait en effet sur une ratiocination infinie du protagoniste, permettant l’analyse sans cesse plus approfondie de ce qui est ressenti en soi et au contact des autres au quotidien. Ce roman avait été unanimement salué par la critique pour son écriture éminemment sensible et poignante : « les sentiments sont disséqués avec grâce Â» concluait Le Matricule des Anges. Puis, avec Una Mariposa en la noche, recueil de poèmes publié en édition bilingue, cette petite-fille d’immigrés espagnols a ensuite choisi de lever le voile sur son histoire familiale hantée par les traumatismes de la dictature franquiste. Cette fois l’accueil du public et de la critique a été mitigé : le choix d’un motif déjà exploré et la brièveté du style contrastant avec la maîtrise syntaxique du premier roman lui ont été reprochés. Beaucoup de pages restent volontairement vierges et les vers sont laconiques. Certains ont tout de même apprécié ce premier recueil poétique et se sont attachés à défendre le travail cohérent d’Alcazer, et son projet « d’expérimentations psychiques Â» : l’analyse des mécanismes de la pensée et de la mémoire explorés dans le premier roman se prolongeant dans les poèmes, fondés sur les séquelles physiques et psychiques provoquées par les non-dits et tabous familiaux.
            Son nouveau texte, Déambulations, rompt avec toute ambition autobiographique : elle abandonne le « je Â» et ses substituts ; le lecteur est plongé dans un récit peuplé de personnages. Cela paraît très étonnant lorsque l’on sait que, lors d’un entretien accordé à la revue « Culture Mania Â», l’an dernier, alors qu’elle était interrogée sur sa manière d’écrire, elle rétorquait : « Les mots sont posés sur le papier dans l’urgence, les idées s’imposent immédiatement et je suis incapable de créer des personnages. Je pense que la fiction – et plus précisément la création de personnages – impose une discipline comparable au jardinage : planter la graine, entretenir la terre, observer le bourgeon, arroser la plante. Je n’ai pas la main verte, je n’ai pas cette patience Â».
Si le livre se divise en trois fragments, ils ont tous un lien et ne forment qu’un seul récit : les deux protagonistes sont réunis dans le dernier fragment. Des objets artistiques véritables sont les lignes directrices des trois parties, – les peintures d’un célèbre artiste français, un polaroïd et la mélodie du premier Chant de l’Aube de Schumann. Le premier fragment est une déambulation dans un musée : « Après un long moment passé dans de somptueux couloirs, Tom s’arrêta plus longuement dans une des pièces. Un homme avait une allure étrange, il l’intriguait. Il portait un long paletot, fumait la pipe, ses yeux étaient bleu clair, mélancoliques Â». Il repose sur une hésitation interprétative entre la folie soudaine du protagoniste qui voit les personnages sortir des tableaux – il entretient des conversations avec eux et cela donne l’occasion de multiples récits enchâssés – ou l’intrusion de ce même protagoniste, prénommé Tom, dans quelques Å“uvres picturales. Cela provoque un bouleversement de la temporalité. L’incipit caractérisé par l’utilisation du pronom à la deuxième personne du pluriel, mimant la voix du narrateur – figure importante de ce texte – n’est pas sans rappeler La Modification de Butor : « Vous aviez rencontré Anna, un jour d’hiver, lors de votre voyage à Londres Â». Le deuxième fragment prend la forme d’un récit de filiation à travers la découverte « il y a bien longtemps Â» d’un polaroïd dont le développement est resté inachevé. Il est placé dans l’album de famille : Anna décide d’enquêter sur l’identité de ces personnes dites « fantômes Â». L’enquête devient une déambulation vers le passé. Le polaroïd en développement, présenté sur la couverture, évoque la quête des origines : le blanc mime l’atmosphère fantomatique, les trous de mémoire et l’importance de l’inconscient. On pourrait croire que ce récit a un lien avec le passé d’Alcazer mais des photographies jalonnent le texte et l’auteur a pris soin d’intégrer une note mentionnant qu’elles ont « Ã©té trouvées lors d’une brocante Â». Leur rôle est de nourrir l’imaginaire et cette galerie d’images en noir et blanc donne au livre un caractère très esthétique. On découvre dans le dernier fragment que Tom et Anna sont fiancés et se sont aimés mais la rupture est proche. Ils se sont chacun réfugiés, l’un dans la peinture, l’autre dans une enquête généalogique et se retrouvent. Mais ils ne s’écoutent pas et ne se comprennent plus, trop obnubilés par leurs découvertes respectives. Une série de dialogues intérieurs hermétiques est mise en scène.  Seule la mélodie du premier Chant de l’Aube de Schumann, qu’ils écoutent, crée un lien entre eux : elle est perçue par Anna comme « la dernière communion de deux âmes dont le lien est désormais rompu Â». A la fin du livre, ils sont prêts à se séparer et à s’émanciper de leur relation fusionnelle, se « libérer l’un de l’autre Â», car leurs découvertes leur ont permis d’acquérir un regard plus large sur le monde. Les déambulations se sont transformées en parcours initiatiques à la recherche d’une libération du corps et de l’esprit. Ce texte suggère métaphoriquement que l’art est « un magicien qui sauve et qui guérit Â», ces mots de Nietzsche sont inscrit d’une écriture manuscrite, sur la dernière page de l’œuvre.
Ce livre rappelle Les Onze de Pierre Michon où un peintre et une Å“uvre sont inventés et intégrés à un environnement où des artistes connus et tableaux réels sont évoqués. Cela crée une confusion entre l’Histoire et la fiction. Lola Alcazer exploite l’idée inverse : à partir d’œuvres d’art réelles, la fiction se déploie. Certes, l’écriture devient parfois un peu trop surréaliste et équivoque mais il faut voir cela comme une invitation à de multiples interprétations. On sait, en effet, combien le libre-arbitre du lecteur est important pour Alcazer. En somme, on ne peut nier la qualité de la prose : chaque mot est choisi avec rigueur. Certains n’hésiteront pas, il faut s’en douter, à critiquer une écriture qui se fonde sur des éléments réels et appelleront cela « réécriture Â». D’autres critiqueront le choix d’une écriture fragmentaire donnant au livre un aspect apparemment décousu. Pourtant, à mon sens, le récit s’émancipe des objets artistiques qui sont les points de départ d’une fiction originale et les fragments forment un tout révélant un livre remarquablement ficelé.
Les éditions Satori annoncent une lecture du deuxième fragment, suivie d’une rencontre avec Lola Alcazer, au théâtre du Rond-Point samedi 8 et dimanche 9 décembre 2012 à 20H30. Les photographies qui ont servi de support à l’écriture de ce fragment seront exposées à la librairie du théâtre du Rond-Point durant tout le mois de décembre.
Hélène Courtel
 
Déambulations de Lola Alcazer, Editions Satori, 188 pages, 14 euros.

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