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avr.
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La nuit d'une destinée

 
             L'odeur sucrée des pop-corn et des pommes d'amour mêlée à celle, plus sauvage, des animaux était un ravissement pour elle qui était habituée aux senteurs âcres de cierges et de pois qui habitaient le presbytère familial. La lune commençait à monter haut dans le ciel. Myriam devait errer dans la foire depuis des heures maintenant, mais, égarée volontaire, elle n’éprouvait aucune fatigue. Des lampes à huile s’allumaient çà et là, éclairant les stands de halos dorés, créant ainsi une atmosphère féérique dans la douceur du soir d’été.
            S’étaient-ils aperçus de son absence ? Ou la pensaient-ils toujours sagement endormie dans sa chambre, après qu’elle eût prétexté un mal de tête ? Elle aurait pu avoir mauvaise conscience si elle ne s’était pas déjà sentie aussi punie. Quoi qu'il arrive, quoi qu'elle fasse ou qu'elle dise, son destin était tracé, son père avait décidé de son avenir. Et que pouvait-être une réprimande, voire une correction, face à un futur prisonnier d'une vie qu'elle n'avait pas choisie ? Une soirée de liberté, une soirée à côtoyer son rêve l’aiderait à supporter une vie monotone et sans surprise, ses souvenirs l'aideraient à faire semblant.
            Elle avait perdu son escorte dans la foule. Son regard avait été attiré par une grande tente colorée où une bohémienne promettait de révéler leur avenir à ceux qui étaient assez courageux pour y faire face ; elle n'en avait pas besoin. Quand elle avait reporté son regard devant elle, les deux couples qu'elle avait suivis jusqu'ici avaient disparu. Elle n'était pas sûre de le regretter. Ils étaient charmants, évidemment, ils avaient accepté de l'emmener avec eux, dans leur jolie Ford bleue, flambant neuve, dont les jantes blanches étaient encore étincelantes, pour parcourir les vingt kilomètres qui séparaient la petite bourgade où elle avait grandi de la clairière où le cirque avait posé ses caravanes et ses chapiteaux. Ils étaient charmants mais ils ne comprenaient pas vraiment sa présence, seule, ici. Pour eux, c'était une soirée de distraction comme une autre, comme d'aller au champ de courses ou au music-hall, ils n'envisageaient pas qu'il puisse en être autrement pour elle. Peut-être s’imaginaient-ils qu'elle s'était enfuie pour retrouver un amant, mais il lui était égal qu'ils puissent douter de sa vertu. Elle n'était pas sûre qu'ils l'attendraient pour rentrer, encore moins qu'ils la chercheraient, mais elle ne voulait pas penser au retour, il était encore trop tôt.
 
            Elle s’étonnait de son audace, alors même que l’éducation stricte et le carcan religieux l’avaient habituée à l'obéissance et la soumission. Mais lorsqu'elle avait aperçu les wagons du cirque passer sur la voie ferrée qui traversait la plaine, elle avait su qu'elle devait tout faire pour y aller. Bien sûr, elle ne pouvait demander à ses parents de l'y accompagner. Elle gardait le souvenir cuisant de ce jour de juin où, encore enfant, elle avait réclamé à son père d'aller rencontrer les personnes étonnantes et les animaux magnifiques qui s'étaient arrêtés en ville. Cet été-là, le cirque, celui-ci ou un autre, elle n'aurait su le dire, était resté quelques jours sur une voie de stockage de la gare afin de se réapprovisionner en nourriture et divers produits du quotidien. Elle avait accompagné le pasteur dans ses visites hebdomadaires aux commerçants, et avait été fascinée par les vêtements colorés et le physique, parfois saisissant, des nouveaux venus. Elle avait entendu le rugissement fatigué d'un lion et les piaffements d’étonnants chevaux zébrés. Son imagination de petite fille s'était emballée et, lorsque son père était ressorti de la boutique où il était entré un instant plus tôt, elle l'avait supplié de l'emmener les voir. Elle était trop jeune pour comprendre le regard réprobateur qu’il avait alors posé sur ces affranchis. Il l'avait brutalement attrapée par le bras et l'avait traînée vers la sortie du village, l'obligeant à courir derrière lui pour ne pas tomber. Peut-être, ce jour-là, avait-il perçu en elle cette exubérance et cette indépendance d’esprit qu’elle avait ensuite appris à contenir. Les saltimbanques l’attiraient, quoi de plus éloigné des aspirations d’un père voué à l’austérité ? Depuis, il veillait à la tenir occupée et surveillait de près ses fréquentations.
            Quelques jours après le départ de la caravane, elle avait trouvé, imprimée sur du papier de mauvaise qualité, une affichette de réclame en noir et blanc. On y voyait une femme agile et gracieuse qui, portant tutu et ombrelle ouvragée, était perchée sur un câble tendu en haut d’un chapiteau, équilibriste semblant danser dans les airs. La petite avait été fascinée par cet ange au corps de femme visiblement capable de voler. Elle avait hâtivement dissimulé le morceau de papier dans les plis de sa robe grise et l’avait ensuite caché, plié en deux, sous la couverture en cuir de sa Bible, rangée dans le tiroir de son chevet. Lorsqu’elle était seule dans sa chambre, elle sortait parfois l’image et se prenait à rêver qu’un jour, elle aussi, elle saurait marcher dans les airs. En grandissant, en prenant conscience des réalités, accaparée par les tâches domestiques et paroissiales, elle avait sorti l’image de moins en moins souvent. Mais depuis qu’elle avait appris de la bouche de sa mère que son mariage avait été arrangé avec un des garçons du village – l’un des assistants de son père – elle se sentait parfois happée par la détresse, et il lui arrivait de la regarder et de s’abandonner à ses rêves.
 
            Perdue dans ses pensées, au milieu des badauds, Myriam n’avait pas remarqué qu’elle était suivie. Quand le clown bondit devant elle, elle poussa un petit cri en sursautant, faisant rire les personnes autour d’elle. L’homme la regarda en penchant la tête et en agitant un doigt sous son nez. Avec force grimaces et gestes, il lui fit comprendre que sa mine pensive et attristée n’avait pas lieu d’être ici et il l’entraîna au-devant d’un petit chapiteau à la toile bleue rayée de rouge. Mettant un doigt sur ses lèvres, le clown souleva un coin de toile, révélant ce qui se passait à l’intérieur. Sur une estrade entourée de gradins, un homme observait la petite foule qui se pressait devant lui en retenant son souffle. Il tournait le dos à un grand plateau rond monté sur un chevalet qui le maintenait à la verticale. Lorsqu’il quitta un instant les spectateurs des yeux pour poser son chapeau haut-de-forme, le pan de sa veste à queue-de-pie frôla une table sur laquelle reposaient plusieurs couteaux impressionnants. Penchée en avant pour mieux voir par l’interstice, ce fut seulement au moment où le clown la poussa fort devant lui, la projetant au pied de la scène, que Myriam se rendit compte qu’elle avait, elle aussi, arrêté de respirer. « Nous avons donc une volontaire ! », s’écria l’homme « Montez donc ici », ajouta-t-il en lui tendant la main. Interloquée, Myriam leva le visage vers lui et croisa son regard encourageant. Elle le laissa la hisser auprès de lui. Une fois sur l’estrade, il garda la main de la jeune femme dans la sienne, la faisant se tourner vers le public pour saluer. Ensuite, il la conduisit près du plateau et l’adossant dessus, il lui empoigna le poignet gauche et l’attacha à une sangle qu’elle n’avait pas remarquée jusque-là. Le cœur battant, Myriam se rendit compte que, d’ici une minute, elle serait complètement ligotée et à la merci d’un lanceur de couteau. Affolée, elle tenta de protester. « N’ayez pas peur, tout va bien se passer », murmura le jeune homme, son visage à quelques centimètres du sien. Tandis qu’il finissait de la sangler, elle l’observa franchement. Il devait avoir six ou sept ans de plus qu’elle et la dépassait d’une bonne tête. Il était parfaitement rasé, ses cheveux noirs étaient lissés et ramenés en arrière, comme c’était alors la mode. Il lui adressa un dernier regard, de ses profonds yeux bleus, et se tourna vers le public. « Mesdames et messieurs, dans l’intérêt de cette jeune femme, je vais vous demander de garder le silence pendant le numéro ». S’approchant de la table, il prit un premier couteau, qui parut avoir la taille d’une épée aux yeux de Myriam, le soupesa, sembla réfléchir, le reposa finalement et en prit un autre, plus petit. Alors qu’il se tournait vers la plate-forme où était attachée la jeune fille, un roulement de tambour s’éleva, augmentant la tension sous le chapiteau. Voyant le lanceur ramener son bras en arrière, Myriam ferma les yeux en s’efforçant de se faire la plus petite possible. La vibration manqua de la faire défaillir, lorsque le couteau se planta près de sa jambe gauche. Le regard malicieux, un léger sourire aux lèvres, il se tourna vers la foule. « Ouf, ça faisait longtemps que je n’avais pas pratiqué cet exercice, je ne suis pas trop rouillé ». La foule émit un ricanement incertain. Myriam commença à se demander si l’homme ne se moquait pas d’elle. N’avait-il pas vu qu’elle était terrorisée ? Elle commença à sentir la colère monter en elle, quand un nouveau couteau apparut dans la main du lanceur, annihilant tout début de rébellion. Cette fois, le couteau se figea près de sa jambe droite. Quelques secondes plus tard, quatre autres lames vinrent se planter de chaque côté de son corps, tellement vite que la jeune femme n’eut même pas le temps de les voir quitter les mains du lanceur. Quand il devint évident que les deux derniers couteaux viendraient s’enfoncer près de son visage, un nouveau roulement de tambour retentit, figeant les spectateurs dont les regards passaient de l’un à l’autre des acteurs de la scène. Myriam maintint la tête haute et prit une inspiration, la dernière peut-être, se dit-elle, dans un moment de lucidité. Elle n’eut pas le temps de commencer une prière qu’un couteau se planta au‑dessus de sa tête, faisant trembler son chignon. Elle s’efforça de ne pas bouger et de regarder droit devant elle, fixant celui qui tenait son destin entre ses mains, et qui se préparait maintenant à lancer sa dernière lame. La foule hoqueta quand, tout à coup, la lame en question se sépara en deux, et que; l’air bien décidé à lancer tout de même, l’homme se retrouva avec un instrument dans chaque main. L’air concentré, il ramena ses bras en arrière et lança simultanément les deux lames qui vinrent d’un coup encadrer la tête de Myriam. Le choc passé, la foule applaudit à tout rompre. L’air fier de lui, le lanceur de couteaux salua le public à plusieurs reprises, tendit un bras vers Myriam, toujours attachée, et encouragea la foule à l’acclamer. Ensuite, il s’approcha d’elle et entreprit de la détacher. « Bon boulot, mon chou », lui murmura-t-il, « On y croyait. Manny te donnera une rallonge. » Abasourdie, Myriam le regarda sans comprendre, massant ses poignets enfin libres. Elle n’eut pas le temps de réclamer une explication, qu’il la prit une nouvelle fois par la main, la fit saluer et la poussa vers les coulisses, à l’arrière de la scène.
            Une fois le rideau passé, une femme imposante, aux lèvres rouges et à la tignasse vaguement blonde, lui proposa une chaise et lui tendit un verre d’eau.

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— T’es nouvelle ? On ne s’est jamais vu, je crois, dit-elle d’une voix rendue rauque par la cigarette. Enfin, il y a tellement de mouvement ici...
— Je ne comprends pas, balbutia Myriam, je me baladais et le clown... Elle fut interrompue par l’arrivée du lanceur de couteaux qui sortait de scène à son tour, sous les applaudissements. Il passa devant elle sans s’arrêter.
— Hé, Arthur, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? l’interpella la femme en l’attrapant par le bras.
— Quelle histoire, Beth? La petite a fait du bon boulot, Manny peut bien lui donner quelques dollars de plus.
— Non pas ça, idiot, elle dit qu’elle ne travaille pas ici.
Arthur, puisque c’était son nom, les regarda bouche bée.
— Mais, c’est Alby qui me l’a amenée, je lui avais demandé de trouver quelqu’un puisqu’Anne est partie, elle m’a lâché pour rejoindre son....
— Alby, c’est le clown? demanda Myriam. Beth hocha la tête. C’est lui qui m’a amenée, je pensais qu’il voulait me montrer le spectacle et puis…
Elle leva un bras, impuissante. Beth et Arthur se regardèrent.
— Je suis désolé, fit celui-ci, si j’avais su, jamais je n’aurais...
— C’est trop tard maintenant, le coupa Beth en tirant sur sa cigarette. T’es remise de tes émotions, ma petite ?
Myriam acquiesça, incertaine. Elle se leva et chercha la sortie du regard.
— On ne va pas te laisser partir comme ça. Arthur, accompagne la voir Manny. C’est le directeur du cirque, précisa la femme en se tournant vers elle. Il te donnera un petit truc.
Myriam protesta, mais l’autre ne voulut rien entendre. Elle se retrouva bientôt dehors, marchant à côté d’Arthur.
— Vraiment, je n’ai pas besoin d’être payée, oublions ça, tenta la jeune fille.
— Oh, ne t’attends pas à grand-chose, il va sûrement te taper sur l’épaule et te rembourser ton ticket d’entrée, pour éviter les ennuis. Alby, par contre, risque d’avoir les oreilles qui chauffent, fit-il avec un sourire.
Ils restèrent un moment sans parler.
— Je... Est-ce que vous faites ça depuis longtemps ? Lancer des couteaux, je veux dire. ajouta-t-elle, timidement, sous le regard interrogateur d’Arthur.
— Depuis quelque temps, oui, et je fais d’autres choses aussi. D’ailleurs je voulais te dire, tu ne craignais rien, là-bas, pendant le spectacle. C’est truqué, lui apprit-il en chuchotant.
Elle le regarda, éberluée.
 Je ne lance pas vraiment les lames, elles sortent de l’arrière de la plate-forme à des endroits précis. Tout le travail du prestidigitateur repose-là, l’attention des spectateurs est partagée entre le lanceur et la “victime” (il mima les guillemets avec ses doigts) – elle se mêle au public habituellement ‑ et ils n’y voient que du feu !
Myriam se sentit soudain ridicule d’avoir eu si peur et surtout, de ne s’être rendu compte de rien.
— Et les couteaux, que deviennent-ils ?
— Ha ! Mais je ne vais pas te révéler tous mes secrets, il faudrait que tu sois mon assistante officielle pour ça, dit-il avec malice.
            Ils continuèrent à parler, tout en déambulant à travers la foire, semblant ne suivre aucun chemin précis. Arthur lui raconta comment il avait rejoint le cirque, presque dix ans plus tôt, alors qu’il essayait d’échapper à un beau-père alcoolique et violent ; elle lui avoua sa fascination pour les équilibristes et lui décrivit sa vie au presbytère. Ils se connaissaient depuis moins d’une heure mais, l’atmosphère nocturne aidant, se confiaient comme s’ils se connaissaient depuis des années.
Chaque fois qu’ils passaient devant un stand, quelqu’un les saluait avec un sourire, parfois une boutade, certaines d’entre elles firent même rougir Myriam. Arthur répondait chaleureusement à tout le monde, présentait les forains à la jeune femme, et, sentant sa gêne, grondait les plus entreprenants. Presque sans qu’elle s’en aperçoive, les stands s’étaient faits plus rares et ils étaient arrivés dans une partie moins éclairée de la foire, elle vit, un peu plus loin, un groupement de caravanes et de roulottes. Curieuse, elle tendit le cou pour mieux les distinguer dans l’obscurité, tandis qu’ils se dirigeaient vers la plus imposante de toutes, la seule qui soit éclairée. Arthur frappa à la porte, ils entendirent remuer à l’intérieur et le battant s’ouvrit à la volée. L’homme qui apparut n’était pas vraiment grand mais sa stature le rendait imposant. Une grosse moustache barrait un visage marqué par le temps mais qui restait avenant. Il portait le même veston rouge à galons dorés que Myriam se souvenait avoir vu lorsqu’il présentait le spectacle sous le grand chapiteau, en début de soirée. Elle avait devant elle le Monsieur Loyal du cirque, se rendit-elle compte, impressionnée.
— Mademoiselle, salua-t-il, intrigué. Arthur, que se passe-t-il ?
— Je crois que tu préféras que l’on en parle à l’intérieur, Manny.
L’homme s’écarta et ils entrèrent dans la caravane. Un peu d’air frais soulevait les rideaux devant les fenêtres ouvertes, empêchant d’alourdir l’atmosphère. Plusieurs lampes éclairaient une pièce qui servait apparemment aussi bien de bureau que de salon. Des papiers s’étalaient sur quasiment toutes les surfaces disponibles et tout un bric-à-brac de livres, de bibelots et de multiples autres choses occupaient le restant de l’espace. Malgré le désordre ambiant, la pièce était agréable et accueillante. Myriam sourit en imaginant la réaction de sa mère face à un tel capharnaüm.
            L’homme leur indiqua des sièges avant de se diriger vers une console mystérieusement épargnée par la pagaille, et se servit un verre.
— Je sens que je vais en avoir besoin, indiqua-t-il en levant son verre. Présente moi cette charmante demoiselle et raconte-moi tout.
Bien que ce ne soit pas de sa faute, Myriam fut dans ses petits souliers tout le temps du récit d’Arthur. Une fois qu’il eut fini, elle garda la tête baissée, les mains dans son giron, attendant une réaction.
— Alby me rendra dingue un jour, soupira le directeur. Peux-tu le trouver pour moi, Arthur ? Mademoiselle va rester ici, en attendant.
Myriam leva la tête affolée, et jeta un regard appuyé au jeune homme.
— Je n’en aurai pas pour longtemps, il ne devrait pas être difficile à trouver. Michèle fait sa dernière fournée de croustillons à cette heure, il ne manque jamais cette occasion de lui en chiper quelques-uns.
Il se leva et sortit, la laissant seule avec cet homme qu’elle connaissait à peine. Manny laissa le silence s’installer quelques instants avant de prendre la parole.
— Mademoiselle, Myriam, c’est bien cela ? Regardez-moi. Je ne vais pas vous gronder. Cet incident n’aurait jamais dû se produire, je suis désolé. Tout à l’heure, quand Alby sera là, nous irons rejoindre vos parents et je vous offrirai des tickets pour que vous puissiez revenir.
Myriam pâlit, en l’entendant mentionner ses parents.
— Vraiment, monsieur, vous n’avez pas besoin de faire ça, s’écria-t-elle, je l’ai dit à Arthur, tout va bien. Tout le monde a été très gentil avec moi, pas la peine d’en faire toute une histoire. Mes parents… Elle n’acheva pas, ne sachant comment expliquer sa situation.
— Avec qui êtes-vous venue dans ce cas ? J’offrirai des entrées à vos amis.
— Je suis venue seule, finit-elle par avouer dans un souffle.
            Le directeur du cirque se leva et alla se resservir un verre. Il lui en apporta un qu’elle accepta par politesse. Elle n’avait jamais bu d’alcool, mais à ce moment-là, l’idée lui sembla réconfortante.
— Appelez-moi Manfred, ou Manny comme tous les autres ici. Racontez-moi comment une jeune fille bien élevée comme vous se retrouve à venir seule au cirque.
            Myriam hésita, elle n’avait pas l’habitude de se confier, et elle n’avait même pas avoué toute sa situation à Arthur. Mais cette soirée l’avait emportée comme un tourbillon, et le regard bienveillant de Manny la poussait aux confidences. Elle prit une gorgée de son verre, grimaça quand le cherry lui brûla la langue, et se lança. Elle lui raconta son enfance au village, la mort de son frère qui s’était brisé le cou en faisant des acrobaties sur son cheval, quelques jours après son douzième anniversaire – elle avait alors six ans. Puis son isolement et la surveillance accrue de son père, sévère et froid, la soumission de sa mère. La vie au presbytère, et enfin le projet de mariage qui l’attendait quand elle rentrerait chez elle et qui l’avait poussée à s’octroyer cette soirée de liberté. Sa fugue et sa participation au numéro d’Arthur resteraient la plus grande aventure de sa vie, et elle était convaincue que ses déambulations à travers la foire seraient son plus grand voyage.
            Elle acheva, le regard dans le vague, son verre encore plein dans la main. Tout au long de son récit, Manny l’avait écoutée en silence, et il la contemplait maintenant d’un air paternel.
— J’ai entendu beaucoup d’histoires comme la vôtre au cours des années, dit-il après un moment. Les personnes qui décident de rejoindre le cirque le font parfois pour des raisons tragiques, parfois sur un coup de tête, et j’ai à cœur de connaître le parcours de chacun d’entre eux. Arthur a l’air de penser que vous feriez une bonne assistante pour son numéro, ou vous auriez quantité d’autres possibilités, un cirque est toujours à la recherche de nouvelles recrues qui n’ont pas peur de retrousser leurs manches. Vous pourriez nous rejoindre, vous inventer une nouvelle vie.
Myriam ouvrit la bouche pour répondre mais il l’arrêta d’un geste.
— Nous repartons dans deux jours, vous n’êtes pas obligée de vous décider maintenant. Arthur prendra une voiture pour vous raccompagner chez vous et vous n’aurez qu’à être là au moment du départ, si vous le souhaitez.
            Myriam était encore en train d’assimiler cette nouvelle opportunité quand on frappa à la porte. Sur un mot de Manny, Alby entra, suivi d’Arthur. Celui-ci avait eu raison, les oreilles du clown chauffèrent. Myriam était sûre de ne jamais avoir entendu autant de gros mots, et elle n’était même pas certaine de les avoir tous compris. Ridiculement penaud, dans ses habits fluo et son chapeau grotesque, le pauvre homme tenta de se justifier mais rien n’y fit, et il dut s’excuser auprès de Myriam avec force courbettes et promesses de pénitence. La jeune femme accepta avec grâce, mais fut soulagée quand ils furent autorisés à quitter la caravane.
— N’oubliez pas ma proposition, lui rappela Manny en la saluant. Puis il prit Arthur à part pour lui donner des instructions.
            Alby ne parut plus aussi contrit, une fois à l’abri des éclats de son patron. Et maintenant que la foire avait fermé – était-il déjà si tard ? – il leur proposa d’aller grignoter quelque chose avec le reste des forains, réunis autour d’un grand feu de camp, allumé au milieu des caravanes et des roulottes rassemblées un peu à l’écart de celle du directeur. La nourriture circulait de groupe en groupe, les musiciens avaient sorti leurs instruments et jouaient des airs entraînants. Tout le monde étant au courant des événements de la soirée, tous trois furent accueillis par des applaudissements. Alby salua, sans un remords, ses comparses hilares. Ce n’était apparemment pas la première fois que le clown se faisait tancer vertement par le directeur.
            Arthur et Myriam se retrouvèrent bientôt avec chacun une assiette et un verre dans la main, à raconter leur version de l‘histoire. Myriam découvrit les talents de conteur de son nouvel ami quand il décrit à la foule son numéro de lancer, et elle vécut un grand moment d’hilarité quand Beth vint ajouter sa patte, en décrivant, imitation à l’appui, la tête d’Arthur au moment où il avait compris que Myriam n’était pas la nouvelle assistance attendue. Ils eurent ensuite droit aux anecdotes qui émaillent toutes les soirées, et notamment les hauts faits d’Alby et de sa relation d’amitié de longue date avec Manny, ce qui fit relativiser à Myriam l’intensité de la réprimande à laquelle elle avait assisté. Au fur et à mesure de la soirée, elle découvrit que toutes sortes de personnalités, d’histoires, d’aspirations se côtoyaient au sein du cirque. A un moment, entre deux conversations, Myriam se retrouva seule. Elle s’assit sur un tabouret et en profita pour observer la joyeuse agitation. Qu’ils soient des enfants de la balle ou qu’ils soient arrivés là par hasard – certains fuyaient les autorités, alors que d’autres cherchaient un endroit où leur singularité serait acceptée ‑ chacun avait trouvé une famille. La proposition de Manfred tournait fébrilement dans sa tête quand, tout à coup, Arthur surgit devant elle et lui tendit la main :
— Viens, j’aimerais te montrer quelque chose.
            Elle saisit sa main pour se relever et continua à la serrer pour ne pas se perdre dans la foule des forains. Quelques sifflements et rires égrillards se firent entendre sur leur passage, mais dès qu’ils furent sortis du cercle des roulottes, ils retrouvèrent un semblant de calme.
A la seule lumière des étoiles et de la lune, ils traversèrent l’étendue herbeuse qui séparait le camp agité de la foire endormie. Tenant toujours la main de Myriam dans la sienne, Arthur la guida à travers les allées, entre les stands et les tentes fermées. Myriam trouva émouvantes ces silhouettes rendues difformes par la nuit. Débarrassées des halos lumineux et de l’effervescence de la soirée, elles racontaient une tout autre histoire. Soudain, ils débouchèrent en face du grand chapiteau, celui où s’était tenu le spectacle principal. Immense, dominant la foire, il se dressait, majestueux dans la nuit. Myriam y était entrée, plus tôt dans la journée, mais la foule à l’intérieur et autour l’avait empêchée d’en prendre la mesure. Arthur sourit devant son air ébahi.
— On est presque arrivé, c’est juste derrière.
Ils contournèrent le chapiteau en veillant à ne pas trébucher sur les cordes tendues dans l’obscurité, et ils débouchèrent sur le grand espace où étaient gardés les animaux.
            Dans un premier enclos, chevaux, zèbres et dromadaires paissaient tranquillement, et un deuxième, plus petit, abritait les chiens. Ils en firent le tour, saluant au passage le gardien qui faisait sa ronde, et se dirigèrent vers un chapiteau plus petit. A l’intérieur, l’odeur de la ménagerie les prit à la gorge, mais ils continuèrent. Près de l’entrée, des balles de paille et divers instruments, fourches, pelles, seaux, s’entassaient auprès de clapiers. Myriam prit plaisir à cajoler les petits animaux – les cabrioles des furets les amusèrent un moment – et Arthur lui mit un adorable lapin blanc dans les bras, avant de l’emmener vers les grands fauves. Au passage, ils distribuèrent quelques cacahuètes aux primates, et ils s’arrêtèrent enfin devant les cages des lions et des tigres. Elle avait rêvé de les voir, enfant, et pourtant, si elle admirait leur majesté, elle eut un pincement au cœur en les voyant enfermés ainsi. La plupart étaient endormis ou somnolaient en les regardant d’un air ennuyé. Lorsque l’un d’eux bâilla, puis s’étira avant de commencer à tourner en rond dans sa cage, elle serra le petit lapin plus fort contre elle. Après avoir détaillé les fauves en silence pendant un moment, ils décidèrent de retourner profiter de la fraîcheur nocturne. Ils reposèrent leur petit compagnon poilu avec ses congénères, et Arthur attrapa des pommes en sortant. Ils marchèrent quelques instants, puis s’accoudèrent à l’enclos des chevaux. Arthur sortit un couteau suisse de sa poche et coupa une pomme en deux, en donna une moitié à Myriam, puis siffla doucement dans la nuit. A la grande joie de la jeune femme, un zèbre s’approcha tranquillement d’eux et passa la tête entre deux planches pour réclamer une gourmandise. Myriam tendit sa main à plat sous son museau et sentit les lèvres douces de l’animal attraper la pomme. Elle lui caressa le chanfrein et la crinière pendant qu’il mangeait, savourant pleinement l’instant.
            Les deux jeunes gens restèrent longtemps ainsi, à discuter dans la nuit. Myriam fit part à son compagnon de la proposition de Manfred et de son incertitude. Il décida alors de lui raconter la vie quotidienne du cirque. Elle en avait eu un aperçu tout à l’heure, mais il lui parla du montage et démontage – parfois épique – des tentes et chapiteaux, rythmés par les déplacements du cirque ; des voyages à travers le pays, l’été au nord, l’hiver au sud ; l’impression d’être chez soi partout. Il lui parla aussi du plaisir de ne jamais se sentir seul et des contraintes de la vie en collectivité, du plaisir des nouvelles rencontres et de la tristesse de voir certains amis partir, au gré des saisons, et aussi de la compétition qui faisait parfois rage entre les artistes ou entre les forains. Le travail acharné pour mettre au point un numéro et le contentement de voir les sourires des spectateurs, les rires des enfants, poisseux de sucreries. Il fit de son mieux pour lui dresser un tableau des joies et des peines de la vie d’un cirque itinérant, avec ce qu’elle pouvait engendrer de tragique et de magique.
 
            Bientôt le ciel commença à s’éclaircir et il fut temps de ramener Myriam chez elle. Les heures étaient passées comme dans un rêve, elle avait l’impression d’être là depuis toujours, et en même temps que tout était allé trop vite ; il lui sembla que c’était hier qu’elle s’était retrouvée face aux couteaux d’Arthur, et d’une certaine façon ça l’était. Elle n’était jamais restée dehors, éveillée toute une nuit, et elle avait l’impression de flotter. Arthur la reconduisit vers la roulotte de Manny, derrière laquelle était garée une petite camionnette qui avait connu des jours meilleurs. Tout était calme désormais, les fêtards avaient éteint le feu et étaient couchés depuis longtemps. Ils montèrent dans le véhicule et prirent doucement le chemin de terre qui serpentait dans la plaine et qui rejoignait la route principale, non loin de là. Ils continuèrent à parler de tout et de rien pendant le trajet, toujours aussi à l’aise l’un avec l’autre, mais l’atmosphère avait subtilement changé, la perspective de la séparation se profilant au rythme des kilomètres parcourus. Ils quittaient le territoire d’Arthur pour entrer dans celui de Myriam et la jeune femme sentait la tension l’envahir au fur et à mesure qu’ils approchaient de chez elle, ne sachant si elle pourrait rentrer discrètement ou si elle devrait affronter le courroux de son père. En arrivant aux abords du village, elle désigna au jeune homme quelques endroits auxquels elle attachait des souvenirs ; là, la vieille balançoire où les enfants du village venaient se défier, cherchant à aller toujours plus haut ; ici le champ où elle venait cueillir des fleurs sauvages pour décorer l’église, dont le clocher commençait à se profiler au loin. Ensuite les maisons et les commerces se firent de plus en plus nombreux et elle lui indiqua ses boutiques préférées, les habitations de ses rares amies.
            Vite, ils se retrouvèrent à longer la petite église derrière laquelle se trouvait le presbytère de son père. Elle fit arrêter Arthur quelques mètres avant, près d’une haie qui cachait la camionnette aux regards d’éventuels observateurs. Le moment était venu pour Myriam de quitter le jeune homme et de retrouver son monde. Arthur se tourna vers elle :
—Bien, te voilà de retour. Je t’attendrai à la sortie du village dans deux jours, au petit matin. Si tu ne viens pas, je respecterai ton choix, lui  dit-il doucement.
            Elle hocha la tête, ni l’un ni l’autre n’étaient faits pour les adieux, elle lui serra rapidement la main, et, se sentant audacieuse, elle effleura sa joue d’un baiser avant de descendre de la voiture. Elle tira sur son corsage froissé par les événements de la nuit, et poussa la barrière du jardin. Elle soupira de soulagement en voyant la maison toujours endormie. Personne ne l’attendait, elle pourrait réfléchir, elle avait une décision à prendre.
 

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