L'exposition Shoot ! La photographie existentielle, présentée l'été dernier lors des quarante-et-unièmes Rencontres d'Arles, retrace l'histoire du tir photographique à travers plusieurs séries.

 

Mémoire d’un cliché en mouvement : Simone de Beauvoir, aux côtés de Jean-Paul Sartre, vise un élément hors du cadre avec une carabine. Il s'agit d'un tir photographique. Le principe : on doit shooter dans le centre d'une cible pour gagner sa photographie, prise en pleine action. Le jeu s’est installé dans les fêtes foraines peu après la première guerre mondiale. De fait, les images ont des rendus insolites car figent des expressions sur le vif, enregistrent des visages rendus à ce qu’ils ont de plus humain : les yeux fermés instinctivement par peur du bruit, l’appât du gain ou l’impression victorieuse, l’ennui et le désintérêt…

 

Shoot ! La photographie existentielle a investi les Rencontres, grand événement saisonnier de présentation et représentation photographiques. Le commissaire d’exposition Clément Chéroux, historien de l’art du cliché, a récolté plusieurs séries de tirs gagnés à ce jeu. Il s'est intéressé tant aux artistes (Jean Cocteau et Man Ray par exemple) qu'à « monsieur-tout-le-monde ». Pour illustrer son propos, sont mises face à face soixante-deux photographies instantanées d’une même personne, Ria Van Dijk, Hollandaise de Tilburg qui s’est passionnée pour l’attraction en question. La série s’étend sur plus de soixante-dix ans d’attractions, depuis la plus ancienne en 1936, où Ria n’a que seize ans jusqu’à aujourd’hui, à quatre-vingt dix ans. À l’image d’un coffre-fort perdu, Erik Kessels a déterré ce petit trésor qui, certes, illustre l'évolution physique de la personne, mais, plus encore, l'inscrit dans une mémoire personnelle et collective à la fois. Ces photographies sont l'expression de la captation d'un instant fugace, qui se répète interminablement.

 

Une photographie en particulier a attiré notre œil : Ria Van Dijk tire, aux côtés d'une amie, la carabine tendue, l’expression concentrée sur la cible. Le cliché est en noir et blanc, ce qui date visuellement la situation – en 1973 – et lui donne une valeur d’archive, témoignage de mémoire d’un temps passé. Les deux femmes ont une quarantaine d'années, dénotant avec l'ambiance « fête foraine » symbolisée par les guirlandes de lumières qui délimitent le cadre en haut de la photographie et les points lumineux dispersés dans le fond, marques visuelles des attractions de la foire de Tilburg.

 

Le tir photographique a cela d'intéressant qu'il fige l'instant, l'anecdotique, dans le temps long. Et l'imprévu – ou le « non prévu » – est rendu au cœur de l'intérêt du regardeur – selon l'expression de Marcel Duchamp –, devenant sans le vouloir l’essence même de la photographie : l’écho d’une action a priori commune et, de fait, peu originale, qui se déstructure pour constituer un laps de temps unique immortalisé. Au premier plan, deux groupes s'opposent : les deux femmes d’un côté et quatre jeunes de l’autre. Tout paraît les différencier. Ils regardent dans des sens opposés. Leurs postures ne sont pas les mêmes. Ria Van Dijk et son amie sont dans le mouvement, les autres dans l'attente. Pourtant, le groupe de jeunes forme en lui-même une entité symboliquement dynamique. Au premier plan, un garçon pose ses coudes sur la table ; au second plan, les autres ont la tête penchée vers leur gauche. Ils sont intégrés dans un cercle qu’on peut tracer à la main, formant un tout qui se répond à lui-même, comme si l’ensemble ne formait qu’une seule personne. Autre point : entre Rita Van Dijk et son amie, on perçoit en arrière-plan une personne qui observe droit devant, qui nous regarde, le visage dur, dans une attitude de défi. L'expression du hasard figée dans le temps.

 

L'instant est fixé par l'objectif. Plus qu'un objet de mémoire, le tir photographique dit quelque chose sur l'esthétique d'une situation donnée. Entre la joie d'un moment vécu personnellement, relevant de l'intime, et la distanciation avec la scène réelle, accrochée à des souvenirs partagés collectivement. Le regardeur vit la photographie. Et cette situation est d’autant plus insolite que nous vivons un temps passé, révolu, et pourtant en mouvement. Proche de l’identification ou de la transposition, cette photographie est une représentation possible du souvenir d’autrui, par laquelle nous construisons une histoire, tiraillée entre la réalité et l’imaginaire. Et, en ce sens, elle exprime toute la beauté de cet instant fugace, humain, figé par l’action du tir, par un geste de la main qui, quelques secondes plus tard, aurait nécessairement été différent.

  

 

Shoot ! La photographie existentielle a été exposé aux Rencontre d’Arles du 3 juillet au 19 septembre 2010.

 

 

Gwendal Fossois

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