Réécriture de L'Oie d'or de Grimm.

janv.
25

J'ai retrouvé, dans le fin fond d'une malle, un journal intime que j'avais écrit lorsque j'avais vingt ans. En voici un extrait :

1er juillet 19**
Cher journal,
Ça y est, je me suis enfin décidé à écrire.
Allemagne du Nord, village de Gansstadt. Une forêt dense et mystérieuse sommeille non loin de là. Les couples y font des promenades en amoureux ; les familles y pique-niquent le dimanche midi. Au centre de la forêt trône un chêne centenaire, aussi imposant que le chêne de Flagey peint par Gustave Courbet (pas mal, la référence culturelle). J'indique la référence complète de l'œuvre en souvenir de mes cours d'histoire de l'art :

Gustave Courbet, Le Chêne de Flagey, appelé Chêne de Vercingétorix, 1864, 89 x 110 cm, Tokyo, Murauchi Art Museum

Ses racines puissantes, profondément ancrées dans la terre, son tronc épais et rugueux, ses branches solides et majestueuses et son feuillage touffu, d'un vert éclatant, font l'admiration de tous les flâneurs (pas mal, la description). Moi, j'entretiens une relation privilégiée avec le quercus, qui me permet d'escalader son tronc et de m'installer sur l'une de ses branches quand j'en ai envie. C'est là que j'écris ces lignes, à l'abri des regards indiscrets.

Arbre cher à mon cœur, ô toi le roi des arbres,
Symbole de puissance et de pérennité,
Tu me plais bien plus que tous les temples en marbre
Et ta sagesse plus que leur sévérité.

Je suis d'humeur poétique. C'est beau, non (je me fiche pas mal des moqueries de mes deux idiots de frères) ? Aujourd'hui, je ne suis pas venu les mains vides : j'ai apporté un mince volume jauni par le temps mais encore en bon état que j'ai récupéré chez mon grand-père. Sur la couverture on peut lire :

La Légende de l'oie d'or, écrite par Wilhelm Rigmm.

Un SDF s'est approché de l'arbre. Il va sûrement me demander une pièce. Bien deviné. Je saute prestement sur le sol moussu et fouille les poches de ma veste. C'est bon, j'ai réussi à dénicher quelques pièces. Je les tends au clochard.
« Ta générosité te portera chance. »
Je souris malgré moi en entendant la prédiction du pauvre hère (ils disent tous ça). Je remonte dans mon arbre et me plonge dans la lecture de La Légende de l'oie d'or.

2 juillet 19**
Cher journal,
J'ai terminé La Légende de l'oie d'or. Il y est question d'une oie magique : quiconque touche ses plumes dorées se voit dans l'impossibilité de s'en détacher. La légende dit que jadis, un jeune homme se servit de ses pouvoirs pour faire rire la fille du roi qui dépérissait de tristesse et gagna ainsi sa main, non sans avoir subi quelques épreuves auparavant. Je me demande où l'auteur a déniché cette légende... A moins qu'il ne l'ait fabriqué de toutes pièces. Je vais voir mon grand-père demain ; j'en profiterai pour lui demander des renseignements.

3 juillet 19**
Cher journal,
J'ai fait une découverte capitale aujourd'hui : mon grand-père m'a révélé que Wilhelm Rigmm, celui qui a écrit La Légende de l'oie d'or, était un ami d'enfance de son père ! Cette information a décuplé ma curiosité mais, malheureusement, Opa n'a pas pu m'éclairer sur l'origine de cette légende.
« Je me souviens bien de Rigmm ; il venait souvent rendre visite à mon père. Un bonhomme très sympa, plutôt jovial et bon vivant, très porté sur la bouteille, si tu vois ce que je veux dire. »
Oui, je vois ce que tu veux dire. Je comprends mieux pourquoi l'une des épreuves du héros consiste à boire tous les tonneaux de la cave royale. Ça sent le vécu...
« Je me demande s'il a écrit autre chose que L'oie d'or... Ça t'a plu ? Garde le livre, je te l'offre. »
Merci, Opa. Dans une semaine, je pars chez mon oncle ; une fois sur place, j'aurai tout le loisir d'interroger ma cousine (elle est passionnée par les légendes de toutes sortes et de tous pays).

10 juillet 19**
Cher journal,
Ce matin, j'ai pris le train pour la capitale. A peine arrivé chez mon oncle, j'ai interrogé ma cousine sur la fameuse légende qui m'obsède à un point tel que je n'ai pas écrit une ligne de poésie depuis la semaine dernière (d'ailleurs, je n'en suis pas fier). Comme je le craignais, elle ne connaît ni d'Ève ni d'Adam son auteur. Décidément, je joue de malchance ! Toutefois, elle m'a promis qu'elle se renseignerait sur son œuvre, qui l'intrigue autant que moi. Au moment où j'écris ces lignes, elle est plongée dans la lecture de l'ouvrage. Plus je la regarde et plus elle me fait penser à la princesse neurasthénique du livre de Rigmm : son look gothique lui confère un air mélancolique digne d'une personne dépressive (cette légende m'obsède un peu trop...).

17 juillet 19**
Cher journal,
Une semaine s'est écoulée depuis mon arrivée chez mon oncle. Ma cousine et moi avons écumé presque toutes les bibliothèques de la capitale, en vain : personne ne s'est jamais intéressé à Rigmm et à sa Légende de l'oie d'or. Après une semaine passée à déambuler au milieu de rayons surchargés de livres, nous commençons sérieusement à perdre espoir. Le problème, c'est que notre obsession ne cesse de croître (nous voyons des oies d'or partout)...

18 juillet 19**
Cher journal,
Ce matin, en me réveillant, une idée lumineuse m'a traversé l'esprit : puisqu'il n'existe aucun ouvrage sur la légende de Rigmm, pourquoi ne pas contacter directement les descendants de l'auteur (s'il y a des descendants...) ? J'ai aussitôt fait part de mon ingénieuse stratégie à ma cousine mais elle n'était pas particulièrement enthousiaste.
« Tu es sûr de vouloir aller jusque là ? »
Quel manque de motivation scandaleux pour une passionnée de légendes ! Après quelques tergiversations, elle a fini par accepter mon idée (je suis passé maître dans l'art de manipuler les gens). Tout d'abord, petit coup de fil à mon grand-père.
« Opa ? C'est moi. Dis-moi, sais-tu si Rigmm a eu des enfants ? »
« Oui, il a eu un fils. Il me semble qu'il habite dans la capitale mais je n'en suis pas absolument certain. »
Après l'obtention de cette précieuse information, nous nous sommes empressés (surtout moi) de consulter l'annuaire. Par chance, une seule personne répondant au nom de Rigmm vit dans la capitale : Jacob Rigmm. Composition du numéro. Ça sonne... Au bout de trois sonneries, quelqu'un décroche. J'entends une voix masculine, à la fois calme et grave, à l'autre bout du fil.
« Halo ? »
« Bonjour, Monsieur, vous êtes bien le fils de Wilhelm Rigmm ? »
« Oui, c'est bien moi, mais qui êtes-vous ? »
Le ton de sa voix trahit son étonnement. Il me demande comment je connais son père. Je le lui explique après m'être présenté. Son ton change ; je l'entends sourire (la poésie me manque) ; il semble heureux que quelqu'un s'intéresse à l'auteur de ses jours. Il nous invite, ma cousine et moi, à boire un thé chez lui le jour suivant, ce que j'accepte immédiatement.

19 juillet 19**
Cher journal,
Jacob Rigmm nous a très aimablement reçus chez lui. C'est un homme d'une cinquantaine d'années, courtois, cultivé et modeste. Son appartement est à son image : sobre et raffiné. Il nous invite à prendre place sur son canapé et disparaît dans la cuisine. Il revient quelques instants plus tard et verse le thé brûlant (Earl Grey ; je m'en rappelle car c'est mon thé préféré) dans des tasses en porcelaine au décor japonisant.
« Que souhaitez-vous savoir sur mon père ? »
Ma cousine me regarde d'un air désespéré. Je me lance.
« En fait, cela fait une semaine que nous parcourons les bibliothèques de la ville à la recherche d'un ouvrage évoquant La Légende de l'oie d'or mais nous n'avons rien trouvé pour le moment. »
L'homme m'écoute attentivement. Je me tais, attendant une réponse qui ne vient pas (on dirait que je lui ai posé une question existentielle). Soudain, sa voix calme et grave se fait à nouveau entendre.
« Je crois qu'il n'existe en effet aucun livre concernant la légende inventée par mon père. C'est la seule qu'il ait jamais écrite et elle n'a eu aucun succès. Il n'en parlait d'ailleurs jamais. Je suis vraiment désolé mais je ne peux malheureusement pas vous éclairer davantage sur ce point. »
Au moins, nous savons désormais qu'il l'a inventée et qu'il n'a rien écrit d'autre (c'est déjà ça ; nous ne sommes pas venus pour rien). Demain, je téléphonerai à Opa ; il sera sûrement heureux de savoir que j'ai retrouvé le fils de Wilhelm Rigmm et que ce dernier souhaite le rencontrer. Pour finir, le SDF avait raison : ma générosité m'a porté chance.