Différence d’encadrement du pouvoir des dirigeants en France et aux États-Unis : reflet d’une vision contrastée de l’intérêt social, par Tiphaine Albertini

« La validité d’un acte ne saurait être contestée au motif qu’il a été passé en dépassement de l’objet social » (MBCA §3.04). Par la présente disposition, le Model Business Corporation Act (« MBCA ») signe l’abolition de la théorie de l’ultra vires.

Au 19ème siècle, en Common Law, tout acte ultra vires était systématiquement nul. Les sociétés ne pouvaient pas exercer de pouvoirs en dehors du cadre fixé par les statuts (Trico Electric Cooperative v. Ralston, 196 P.2d 470 Ariz. 1948).

Pourtant, d’un point de vue pratique, l’application de cette théorie soulevait des critiques. En effet, en cas d’acte ultra vires, il n’était possible d’exercer un recours que dans le cadre de contrats exécutés, et ce, sur le fondement du quasi-contrat ou de l’estoppel. Le recouvrement des contrats exécutoires s’avérait impossible.

La remise en question de la théorie de l’ultra vires a porté ses premiers fruits législatifs en 1915, année où le Vermont a passé une loi autorisant les actes ultra vires ratifiés par le Conseil d’Administration.

Le déclin de la théorie de l’ultra vires s’est achevé au 20ème siècle avec le Model Business Corporation Act, passé après la Seconde Guerre Mondiale dans un souci d’uniformisation entre les différents États, posant la licéité de l’objet social comme seule condition: « L’objet de la société est de s’engager dans toute activité légale pour laquelle une société peut être créée, conformément à la loi générale sur les sociétés du Delaware » (MBCA §3.01).

L’abolition de la théorie de l’ultra vires s’explique tant par des raisons d’ordre pratique déjà évoquées, que par des raisons d’ordre économique. En effet, aux États-Unis, la réussite du modèle sociétaire est née du mariage entre initiative entrepreneuriale individuelle et lois impersonnelles du marché. Dès lors, l’idée selon laquelle l’État était responsable de la création et de l’encadrement du pouvoir des sociétés semblait dépassée et peu conforme au libéralisme américain.

Le principe de spécialité – pendant français de la théorie de l’ultra vires, selon lequel la capacité des personnes morales est limitée à l’objet social – a également perdu de sa force, au moins du point de vue des pouvoirs de représentation, avec la première directive communautaire du 9 mars 1968 (Cons. UE, dir.68/151/CEE, 9 mars 1968). Ainsi, la société se trouvait engagée même par les actes de son représentant qui ne relevaient pas de l’objet social, lorsqu’ils étaient passés avec un tiers de bonne foi. Toutefois, des sanctions politiques ou juridiques peuvent frapper un tel acte dans le cadre de pouvoirs de gestion, conférant par là même aux actionnaires de véritables contrepouvoirs. Ainsi, dans l’ordre interne, les actionnaires mécontents peuvent en assemblée générale révoquer le dirigeant (C. com., art. L. 225-55, al. 1er). Par ailleurs, la responsabilité de ce dernier peut être engagée à l’égard de la société s’il a commis une faute ayant causé un préjudice à la société elle-même (C. com., art. L. 225-251).

L’objet social français est toutefois bien moins large que son équivalent américain. En effet, ce dernier n’est soumis qu’à une unique condition de licéité. Celle-ci est par ailleurs d’interprétation extensive – d’autant plus dans l’absence d’une quelconque codification – contrairement au Code civil français qui conditionne dans son article 1833 la licéité de l’objet social à sa conformité à l’ordre public et aux bonnes mœurs. Il doit être en outre, possible et déterminé : il ne saurait en effet être défini de manière universelle.

Ainsi, si l’objet social est – en droit français (C. civ., art. 1108) comme en droit américain (MBCA §3.01) – non seulement une condition de validité du pacte social, mais aussi un moyen d’encadrement du pouvoir des dirigeants vis-à-vis des actionnaires, il n’a toutefois pas la même étendue dans les deux systèmes. Le droit américain semble en effet plus favorable aux dirigeants que le droit français, qui opte pour une vision plus équilibrée des pouvoirs en restaurant la fonction de l’actionnaire. Les dirigeants, en leur qualité de mandataire social, doivent agir conformément à l’intérêt social.

Dès lors, il est intéressant de se demander en quoi la différence d’encadrement des pouvoirs des dirigeants vis-à-vis des actionnaires reflète une conception différente de l’intérêt social en France et aux États-Unis.

Si les dirigeants, dans les deux systèmes, ont la qualité de mandataire social (III), la différence d’encadrement de leurs pouvoirs (I) reflète une vision contrastée de l’intérêt social (II).

 

 

  1. Différence d’encadrement des pouvoirs des dirigeants

L’objet social est, en France comme aux États-Unis, non seulement une condition de validité du pacte social, mais aussi une limite apportée aux pouvoirs des dirigeants. L’objet social n’est pas défini de la même manière dans les deux systèmes (A), il en résulte une différence d’encadrement des pouvoirs des dirigeants (B).

 

  1. L’objet social : une notion aux contours variables

Alors que l’objet social est défini largement aux États-Unis, il semble être appréhendé plus étroitement en France.

Aux États-Unis, la seule condition requise est la licéité de l’objet social, lequel doit être inscrit dans les statuts de la société. Le MBCA, en sa disposition 3.01, le définit de manière extensive. L’absence de codification renforce l’idée que presque toute activité peut être un objet social valable et conforme à cette disposition. Il existe ainsi en Illinois, Arkansas, et Californie des sociétés offrant des services de mères porteuses. De telles sociétés ne pourraient voir le jour en France, puisque leur objet social porterait atteinte à l’ordre public et aux bonnes mœurs.

En France, l’objet social est donc défini bien plus étroitement. Il s’agit, au sens de l’article 1832 du Code Civil, de l’ensemble des activités que peut exercer la société conformément aux statuts et dans le respect du pacte social. L’objet social, en plus d’être licite et possible, doit être déterminé, il ne saurait être défini de manière universelle, conformément au principe de spécialité des sociétés.

 

  1. L’objet social : outil de délimitation de l’étendue des pouvoirs des dirigeants

L’objet social définit l’étendue des pouvoirs des dirigeants. Ainsi, les dirigeants français et américains ne bénéficient pas de la même marge de manœuvre.

En effet, le droit américain semble faire la part belle aux dirigeants, et ce tant à travers la législation qu’à travers la jurisprudence. En effet, la loi du Delaware confère aux dirigeants « tous les pouvoirs nécessaires ou appropriés à la conduite, la promotion, l’accomplissement des buts inscrits dans les statuts » (Delaware General Corporation Law, §121(a), §141(a), « DGCL »). La jurisprudence a confirmé que le dirigeant pouvait faire « tout ce qui est nécessaire pour diriger l’activité de la société » (Bins v. Exxon Co. USA, 220 F3d 1042, 2000).

Le dirigeant français, quant à lui, semble plus limité par le caractère déterminé de l’objet social. Un objet social universel ferait en effet échec au contrôle des actionnaires, alors qu’un objet social circonscrit de façon précise représente un garde fou efficace à d’éventuelles dérives des dirigeants sociaux. De la quête d’un équilibre entre objet social restreint et objet social universel, sont nées des techniques telles que les « clauses parapluies » ou « l’objet social en mille feuille ». Ces techniques permettent d’ouvrir l’objet social et de diversifier l’activité en fonction des circonstances économiques sans donner trop de pouvoirs aux dirigeants.

Si l’objet social définit l’étendue des pouvoirs des dirigeants, ceux-ci se trouvent limités par l’intérêt social, notion à géométrie variable aux États-Unis comme en France.

 

 

  1. Reflet d’une conception contrastée de l’intérêt social

Les dirigeants, dans les deux systèmes, se doivent d’agir dans l’intérêt de la société. Le dirigeant américain semble toutefois disposer de plus larges prérogatives. Au delà des différences dans la définition même de l’intérêt social (A), c’est la vision de la société en elle-même qui diffère (B).

 

  1. L’intérêt social : une vision contrastée

Dans les deux systèmes, les dirigeants ne sont pas dotés des mêmes pouvoirs, conséquence d’une définition plus ou moins large de l’objet social. Cette disparité met en lumière un contraste quant à la conception même d’intérêt social.

Aux États-Unis, une société a pour objectif premier avant tout dirigée vers l’enrichissement des actionnaires – wealth maximization – et non pas vers celui des autres bénéficiaires de la société, tels que les clients ou les salariés (Dodge v. Ford Motor Co., 204 Mich. 459, 170 N. W. 668, 1919). Dans cet arrêt, la Cour du Michigan rappelle également que les dons aux œuvres caritatives au delà d’une certaine limite ne participent pas à l’accomplissement de l’intérêt social.

En France, l’intérêt social se distingue au contraire de l’intérêt des actionnaires, puisqu’est en cause l’intérêt de la personne morale incarnée par la société, un intérêt collectif qui transcende les intérêts particuliers. Ainsi, tout acte, bien que conforme à l’objet social, peut être critiqué s’il contrevient à l’intérêt social, véritable boussole de la société.

 

  1. La société : entre technocratie et démocratie

Cette disparité reflète également une vision différente de la société en France et aux États-Unis.

Aux Etats-Unis, une vision technocrate de la société semble être adoptée : les facteurs économiques sont avant tout privilégiés. Les dirigeants américains sont en effet protégés par la Business Judgment Rule : présomption simple selon laquelle une décision prise par un dirigeant a été effectuée en toute connaissance de cause, de bonne foi, et avec la conviction que celle-ci était dans le meilleur intérêt de la société. Cette présomption offre ainsi une large immunité au dirigeant américain.

En France, en revanche, une vision démocrate de la société est privilégiée. Les dirigeants, élus du peuple souverains, doivent agir dans le respect de l’intérêt social.  

 

Ainsi, les contours de la définition de l’objet social varient en France et aux États-Unis. Il en découle une différence non seulement dans l’encadrement des pouvoirs des dirigeants, mais aussi dans la conception même de l’intérêt social et de la société. Les dirigeants sociaux, malgré tout, conservent dans les deux systèmes une même qualité de mandataire social.

 

 

  1. Une même qualité de mandataire social

Malgré des disparités dans l’encadrement des pouvoirs des dirigeants, ces derniers restent dans les deux systèmes des mandataires sociaux. En tant que tels, ils sont soumis à des devoirs déontologiques plus ou moins développés (A) et peuvent être rappelés à l’ordre par les actionnaires ayant à leur disposition un certain nombre de sanctions, véritables mécanismes de contre-pouvoirs en cas de dépassement de l’objet social (B).

 

  1. Le dirigeant : un mandataire social soumis à des devoirs déontologiques

De leur qualité de mandataire social, découle des devoirs déontologiques plus ou moins développés dans les deux systèmes.

Le dirigeant américain est soumis à des fiduciary duties, faisant l’objet d’une jurisprudence abondante. Ces obligations viennent compenser les effets d’une large définition de l’objet social et de l’abolition de la théorie de l’ultra vires sur les pouvoirs des dirigeants. Le dirigeant tient le rôle de trustee – administrateur –, et remplit ces obligations de bonne foi, de diligence, et de loyauté envers la société elle-même. Ainsi, il ne doit pas nuire intentionnellement à la société ou faillir à son devoir de surveillance (ATR-Kim Eng Financial Corp. v. Araneta, WL 3783520, Del.Ch. Dec. 21 2006). Il est également soumis à une obligation de diligence, appréciée objectivement, qui peut être caractérisée aussi bien par une faute du dirigeant (Smith v. Van Gorkom 488 A.2d 858, Del. 1985), que par sa simple négligence (Francis v. United Jersey Bank, 87 N.J. 15, 432 A.2d 814, 1981). Le devoir de loyauté, également retranscrit dans l’article 8.30(a)(2) MBCA, interdit au dirigeant de concurrencer la société en s’appropriant une opportunité commerciale au détriment de cette dernière (Burg v. Horn, 380 F.2d 897, C.A.N.Y. 1967).

Si ces obligations sont très développées aux États-Unis, elles existent également en France, même si elles ne sont reconnues que de façon implicite. En sa qualité de mandataire social, le dirigeant doit exercer ses pouvoirs dans l’intérêt de la société et ne saurait profiter de cette qualité dans d’autres desseins. Le devoir de loyauté, reconnu par la jurisprudence (Arrêt Vilgrain, Cass. com., 27 février 1996, n° 94-11.241) découle de l’affectio societatis, traditionnelle composante du contrat de société : la volonté de participer au pacte social et de collaborer ensemble. Il est ainsi dû non seulement aux actionnaires, mais également à la société. Ce devoir de loyauté pourrait ainsi servir de base pour sanctionner l’usurpation d’opportunités d’affaires. Il est également possible de rapprocher du devoir de loyauté américain la notion d’abus de biens sociaux français (C. com., art. L. 241-3). De même, une violation du devoir de diligence pourrait être comparée à la faute de gestion française, qui peut elle aussi être caractérisée par une action ou une inaction du dirigeant. Le devoir de bonne foi, enfin, n’a pas la même résonance en droit français puisque la bonne foi des dirigeants est présumée, d’où l’interdiction et la réglementation de certaines conventions entre les dirigeants et la société (C. com., art. L. 225-28).

 

  1. Redonner leur voix aux actionnaires : des mécanismes de contre-pouvoirs

À la poursuite de l’idéal démocratique, le droit des sociétés tente de mettre en place des mécanismes de contre-pouvoir venant contrecarrer les éventuels actes du dirigeant passés en dehors de l’objet social.

Ainsi, le droit français comme le droit américain (DGCL, §124(1), MBCA, §3.04(b)(1), 3.04(c)) permettent à l’actionnaire d’obtenir du juge une injonction pour faire barrage à l’acte pris en dépassement de l’objet social.

En outre, les deux systèmes permettent également aux actionnaires d’engager la responsabilité du dirigeant ayant pris l’acte litigieux, lorsque ce dernier a causé un préjudice à la société.

Enfin, le droit américain se distingue du droit français en offrant une sanction supplémentaire. Il est en effet possible pour l’Attorney General de prononcer l’interdiction de l’acte litigieux ou la dissolution de la société (DGCL, §124(3), MBCA, §3.04(b)(3)). Cette dernière sanction peut paraître sévère par rapport au droit français. Cependant, l’objet social étant rédigé très largement dans les statuts américains, les actes ultra vires sont moins fréquents. Ainsi, il est rare que les actes en questions soient frappés par une telle sanction. Le droit français, en imposant une définition restrictive de l’objet social, semble assurer un meilleur encadrement du pouvoir des dirigeants.