Le privilège légal accordé aux journalistes de refuser de communiquer des preuves - par Audrey GOUDON DE LALANDE

Le législateur allemand a introduit en 2002 un paragraphe 53 I Nr5 dans le ZPO (code civil allemand) visant à garantir la protection des sources des journalistes. L’élaboration de cette nouvelle norme suit de près dans le temps l’affirmation par la Cour européenne des droits de l'homme d’une nécessaire protection des sources journalistiques dans un souci de garantir la liberté d’expression, de laquelle découle la liberté de la presse. L’article commenté est l’occasion d’évaluer les difficultés de la France à aborder la question du juste rapport entre le droit de la preuve et la liberté médiatique, difficultés résultant du retard de la France dans la transposition du droit européen.

Commentaire de l’article de Bernhard Kramer : Das gespaltene Zeugnisverweigerungsrecht der Medienangehörige in der StPO, Kriminalistik 12/2004 décembre, p.756.

La question de la protection des sources des journalistes figure parmi les problèmes actuels que la France, mais bien d’autres pays également, est encore loin d’avoir résolu. Cette question revêt un caractère d’autant plus significatif que le journalisme a une place particulière dans les sociétés modernes. Pour qu’un journaliste fournisse un bon travail, il doit lui être possible d’avoir accès à certaines sources (personnes, documents). A cette fin, certaines garanties doivent lui être accordées. En effet, lorsqu’il recueille des témoignages, il faut que la source à laquelle il se réfère puisse rester anonyme. Il faut donc qu’une certaine protection soit accordée au journaliste, et plus précisément à ses sources. Si l’on aborde la question du journalisme d’un point de vue juridique, on s’aperçoit rapidement que des intérêts contraires, ou du moins difficilement conciliables sont en présence. Tout d’abord celui du journaliste lui-même, qui doit pouvoir être sûr de la confidentialité des sources auxquels il se réfère, et d’autre part l’intérêt lié aux besoins de la procédure, et plus particulièrement de la recherche des preuves. Doit-on alors tenter de concilier les différents intérêts, ou bien faut il plutôt les hiérarchiser et donc faire primer l’un d’eux ? A l’échelle européenne, la question est désormais tranchée. La Cour européenne s’est très clairement prononcée en faveur d’une protection primordiale des sources des journalistes, cherchant ainsi à garantir la liberté de la presse (arrêt CEDH Goodwin c. Royaume Uni, 27 mars 1996). La France de son côté n’adopte pas la position de la cour européenne. D’un point de vue législatif, un grand flou règne : le journaliste bénéficie d’un droit au silence dès lors que des documents lui sont réclamés. La France fait pencher la balance du côté de la nécessité d’obtenir des preuves, quel qu’en soit le prix. La liberté de la presse s’en trouve ainsi bafouée, et les directives édictées par la cour européenne ignorées. Face aux perquisitions et mises en examens des journalistes, la Fédération européenne des journalistes (FEJ) et le groupe européen de la Fédération internationale des journalistes ont rappelé l’urgence de renforcer la cadre législatif sur la protection des sources :« Il est urgent de renforcer la législation sur la protection des sources en France », a déclaré le président de la FEJ Arne König. Il parle là de l’urgence des réformes légales afin que soient respectés les principes de la liberté de la presse. L’Allemagne de son côté a agit en bon élève et s’est empressée de transposer le droit européen dans son système juridique. Le législateur allemand a en effet codifié le droit de protection des sources journalistiques en estimant, comme la cour européenne, que la liberté de la presse, qui découle du principe de la liberté d’expression, doit figurer au premier rang. Il s’avère que la France est en retard en ce qui concerne les garanties qu’il faut accorder aux sources journalistiques, et comme le souligne le président de la FEJ M. König, « Il est grand temps que tous les pays européens se dotent d’une loi sur la protection des sources. Chaque nouveau cas vient nous rappeler la nécessité d’une approche harmonisée en Europe ». Nous aborderons dans une première partie les fondements du droit de protection des sources journalistiques, en nous penchant sur le cas de l’Allemagne et en examinant la situation à l’échelle européenne. Dans une seconde partie, nous nous interrogerons sur la relation entre la liberté médiatique et les exigences liées à l’information judiciaire en matière pénale en analysant d’abord la différence de nature des protections accordées en France et en Allemagne et enfin en étudiant les limites posées au droit de protection des sources journalistiques dans ces deux pays.

I. Les fondements du droit de protection des sources journalistiques

A. Droit allemand : la liberté de la presse hissée au premier rang

Soucieux de garder en ligne de mire l’article 5 I 2 du GG (loi fondamentale allemande) qui garantie la liberté médiatique, le législateur allemand a introduit dans le StPO (code de procédure pénale allemand) le paragraphe 53 I Nr.5 ( §53 I Nr.5 StPO) par lequel il libère les personnes représentant les médias de l’obligation de témoigner. Selon le BverfG (cour constitutionnelle allemande), un tel droit trouve sa justification dans la nature même, qualifiée de spécifique, des institutions que constituent la presse et la médias audiovisuels auxquelles des protections particulières doivent être accordées. Ils constituent en effet les instruments les plus importants de la liberté d’expression dans une démocratie moderne. (BverfGE 36, 193, 204=NJW 1974, 356)

En vigueur depuis le 23.02.2002,cette norme étend le domaine des protections des relations basées sur la confiance comme celles existant entre un médecin et son patient qui se trouvent codifiées au §52 StPO. Désormais la relation de confiance entre la personne représentant les médias et son informateur acquiert une place à part dans le code allemand, c’est à dire au §53 I Nr.5 StPO. Un réel privilège est donc accordé aux médias.

Le domaine matériel de cette nouvelle norme comprend la protection des références bibliographiques ainsi que de la recherche personnelle. Seulement la partie rédactionnelle est concernée. La personne en question doit avoir la qualité de témoin : elle peut participer tant au processus de création qu’à celui de diffusion (journaliste rédacteur, imprimeur, vendeur de kiosque..)

Le droit de refuser de témoigner englobe le témoignage à propos de la personne même de l’auteur, de l’expéditeur de contribution à l’œuvre d’un auteur ou sur des documentations ou sur d’autres informations . Cette protection particulière accordée aux médias répond à un souci de protection des sources accru auquel s’ajoute la volonté de garantir la liberté de l’information médiatique. Avec la création de la norme spécifique que constitue le §53 I Nr.5, le droit allemand a cherché à se conformer le plus possible au droit européen qui pose des exigences très strictes dans le domaine de la protection des sources journalistiques.

B. Sources européennes : la protection des sources comme objectif premier

En mars 2000, le Conseil de l’Europe a adopté la recommandation R (2000) 7 « sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’informations ». A ce titre, la saisie de documents journalistiques, les perquisitions effectuées dans les bureaux des journalistes ou l’interception des communications de journalistes doivent dorénavant être proscrites « sauf besoin social impérieux » justifiant certaines restrictions aux dispositions de l’article 10 de la CEDH. Il est précisé dans l’introduction de cette recommandation que l'article 10 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales se trouve à la base de la présente Recommandation. La Cour européenne des Droits de l'Homme a en effet reconnu dans son arrêt Goodwin c. Royaume-Uni (27 mars 1996) que l'article 10 de la Convention inclut le droit pour les journalistes de ne pas révéler leurs sources d'information. La Cour a également souligné que "la protection des sources journalistiques est l'une des pierres angulaires de la liberté de la presse, comme cela ressort des lois et codes déontologiques en vigueur dans nombre d'Etats contractants..." (arrêt CEDH Goodwin c. Royaume Uni, 27 mars 1996, § 39). La Cour a poursuivi en indiquant que « l'absence d'une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d'aider la presse à informer le public sur des questions d'intérêt général ».

Dans ce fameux arrêt Goodwin de 1996, la Cour avait condamné le Royaume-Uni pour avoir violé le droit à la liberté d’expression du journaliste en condamnant ce dernier à une amende pour avoir refusé de communiquer à la justice le nom de son informateur. Cet arrêt a été confirmé plus tard par une décision de la cour européenne du 25 février 2003, l’arrêt Roemen et Schmit c. Luxembourg, (Requête no 51772/99).Il ressort de cet arrêt Goodwin, considéré comme arrêt de principe en la matière que la protection de la relation professionnelle entre les journalistes et leurs sources est plus importante que la valeur réelle de l’information en question pour le public (voir, Goodwin c. Royaume-Uni, § 37 in fine).

Comment l’Allemagne et la France ont elles alors abordé la question du lien étroit entre la liberté médiatique et les nécessités d’une procédure pénale ?

II. La relation entre la liberté médiatique et les exigences liées à l’information judiciaire en matière pénale

A. Comparaison des moyens français et allemands de protection de la liberté médiatique

En droit français, la protection des sources des journalistes n’est que très marginale. En effet, il n’existe pas de principe général de protection des sources journalistiques. Cependant, la loi Vauzelle du 4 janvier 1993 introduit a introduit l’alinéa 2 à l’article 109 du code de procédure pénale : « Tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine » . Le journaliste se voit donc accordé un droit au silence. Ce droit au silence ne constitue toutefois en rien une véritable garantie pour le journaliste de protéger ses sources. En effet, la loi française prévoit de nombreuses possibilités de contourner le droit au silence accordé aux journalistes

Ce droit au silence français n’a rien de comparable au droit de protection des sources des journalistes allemand qui constitue un véritable bouclier contre des éventuelles mesures prises dans le cadre d’une procédure pénale susceptibles de porter atteintes à la liberté médiatique. Le législateur allemand, en codifiant le droit pour les journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information, a donné un poids important au droit de la presse. En effet, lorsque celui ci est mis en balance avec les exigences liés à la recherche de preuves en matière pénale, il est très difficilement contourné, et cela seulement lorsque la loi elle-même le prévoit.

B. Les limites posées au droit de protection des sources

Les voies ouvertes au droit français pour contourner le droit au silence des journalistes. La possibilité offerte par le droit commun de procéder à des perquisitions constitue une brèche importante dans la protection des sources journalistiques. L’article 94 du code de procédure pénale offre la possibilité d’opérer à des perquisitions dans des entreprises de presse notamment. Même si ces perquisitions sont encadrées par l’article 56-2 du code procédure pénale, cet article n’empêche pas le magistrat de saisir un document. Par ailleurs, le droit français ne limite pas les cas où les perquisitions sont permises.

Dans l’affaire des écoutes téléphoniques pratiquées pour les besoins d’une enquête sur des faits de dopage dans le cyclisme professionnel, à la suite de quoi des perquisitions ont été réalisées aux domiciles de journalistes de l’Equipe et du Point (ainsi que dans les locaux des journaux), lesquels ont été poursuivis pour violation du secret de l’instruction et recel, la Cour de Cassation reconnaît que « l’ingérence était nécessaire et proportionnée au but légitime visé ». Elle semble méconnaître par là même la jurisprudence de la CEDH (arrêt Goodwin/Royaume-Uni du 27 mars 1996) qui dispose que « la protection des sources des journalistes est l’une des pierre angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général (…). Eu égard à l'importance que revêt la protection des sources journalistiques pour la liberté de la presse dans une société démocratique et à l'effet négatif sur l'exercice de cette liberté que risque de produire une ordonnance de divulgation, pareille mesure ne saurait se concilier avec l'article 10 de la Convention que si elle se justifie par un impératif prépondérant d'intérêt public ». La Cour estime donc que l’atteinte à la protection des sources du journaliste doit être proportionnée à l’objectif poursuivi.

Par ailleurs, la Loi Perben II, adoptée en mars 2004 risque de remettre en cause les principes du droit européen. En, effet, un journaliste refusant de témoigner, pourra être « requis » de remettre des documents. S’il est encore en droit de refuser, une perquisition pourra être ordonnée afin de connaître l’identité de l’informateur ou recueillir des éléments de preuve.

En droit allemand, le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources ne peut que difficilement être écarté au profit des nécessités liées à l’obtention de preuves. De ce fait, l’obtention des preuves est rendu très difficile, ce qui n’était pas le cas avant l’introduction dans le StPO du §53 I Nr.5. Il existe cependant une exception résultant de la norme allemande elle-même et qui ne concerne que la recherche personnelle (§53 II Nr2) : lorsque le témoignage doit contribuer à élucider un crime puni d’un an de prison ou lorsqu’on est en présence d’un délit figurant dans la liste limitative établie par le législateur - infraction contre la sûreté de l’état, infraction tendant à troubler la paix publique, atteinte à l’ordre républicain, haute trahison, délit contre l’autodétermination sexuelle et enfin blanchissement d’argent - les conditions cumulatives suivantes doivent également être remplies : le témoignage doit permettre d’élucider l’affaire et la connaissance du lieu où se trouve l’accusé doit être impossible sans ce témoignage.

Par exemple, la Cour Constitutionnelle allemande a jugé « contraire à la liberté de la presse » la perquisition qui avait été effectuée en septembre 2005 au siège du magazine Cicero, auquel il était reproché d’avoir dévoilé des documents sensibles sur une affaire de terrorisme. Elle a estimé que « des perquisitions et saisies dans une enquête sur des membres de la presse sont illégales si elles ont pour objectif unique ou principal de trouver l’identité d’un informateur » (BverfG, 27.02.2007)

La question de l’articulation entre les nécessités de l’information judiciaire et les garanties découlant de la liberté de la presse reste très délicate et n’est pas abordée de la même manière d’un pays à l’autre. D’ailleurs, Bernhard Kramer n’omet pas de souligner dans son article qu’un tel droit pour les médias de refuser de témoigner n’existe dans aucun autre pays de l’Europe de l’ouest. Il apparaît très clairement que la France a pris un certain retard en matière de protection des sources des journalistes par rapport aux exigences posées par la cour européenne. Notons simplement le fait que la législation française ne limite pas les cas où des perquisitions peuvent avoir lieu alors que la CEDH a explicitement posé le principe de la proportionnalité de l’atteinte à la protection des sources des journalistes à l’objectif poursuivi. Si l’on compare les moyens mis en œuvre en Allemagne et en France, force est de constater que l’Allemagne pourrait servir d’exemple à la France dans la mise en place d’une protection plus accrue des sources des journalistes.

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