Pas de présomption d’innocence pour les supporteurs de football ? - par Marion Poissonnier-Lescuras

Bundesgerichtshof, jugement du 30 octobre 2009 : la validité des interdictions de stade en France et en Allemagne au regard du droit de la preuve.

Le phénomène de la violence dans les stades a pris, ces dernières années, une ampleur telle qu’il devient urgent d’encadrer les agissements des supporteurs par des mesures règlementaires et législatives autant répressives que préventives. Précisément, il est essentiel d’enrayer le développement du hooliganisme, c'est-à-dire d’empêcher que des adeptes d’un sport utilisent la violence pour peser sur le sort d’une rencontre.

L’actualité sportive française témoigne parfaitement de cette nécessité d’encadrer les compétitions sportives, en particulier le déroulement des matchs de football. En effet, le 28 février dernier, dix-neuf personnes ont été déférées au parquet de Paris pour "violences volontaires aggravées" après les incidents survenus le dimanche précédent en marge du match de football PSG-OM au Parc des Princes. Elles ont été placées sous contrôle judiciaire avec interdiction de fréquenter un stade et obligation de se présenter au commissariat à l’heure des matchs.

En Allemagne également, les affrontements entre supporteurs aux abords des matchs de football deviennent de plus en fréquents, au point que la Bundesgerichtshof (Cour fédérale allemande) a décidé de prendre des mesures drastiques afin d’encadrer et de prévenir les éventuelles violences à venir dans le cadre de ces compétitions sportives. La Cour fédérale de justice allemande a en effet eu à se prononcer sur la légalité des interdictions de stade prononcées à titre préventif au regard du droit de la preuve et en particulier au regard du respect de la présomption d’innocence. Elle a rendu une décision aussi originale qu’audacieuse. Le 25 mars 2006 a eu lieu un match entre l’équipe de Duisbourg et l’équipe de Munich dans le stade MSV-Arena. A la fin du match, des adhérents d’associations sportives des équipes adverses se sont affrontés, blessant au moins une personne et endommageant des voitures. A la suite de cette altercation, une personne a été placée en détention provisoire. Le gérant du club MSV-Arena a signifié à la personne mise en cause une demande écrite datant du 18 avril 2006 visant à prononcer contre elle une interdiction de pénétrer dans le stade de l’Arena ainsi que dans les autres lieux de manifestations sportives similaires. Il s’agit d’une interdiction s’étendant à tout le territoire fédéral (bundesweites Stadionverbot) pour les manifestations organisées par les associations nationales et internationales de football en Allemagne. En prononçant une telle mesure, le gérant de l’Arena s’est fondé sur la « directive sur le traitement uniforme des interdictions de stade » du Deutscher Fussball-Bund (« Richtlinien zur einheitlichen Behandlung von Stadionverboten ») qui l’habilitait en effet à arrêter de telles sanctions. D’après cette directive, une interdiction de stade peut être prononcée en cas de rupture de la paix publique. La personne visée par cette interdiction a formé en décembre 2006 un recours devant le tribunal d’instance (Amtsgericht), afin que soit reconnu le caractère inadapté et disproportionné de cette sanction. Il fut débouté de sa demande, la sanction étant jugée proportionnée. Le demandeur a donc interjeté appel de cette décision devant le Landgericht (Cour d’appel) de Duisbourg visant à faire constater l’illégalité de cette interdiction de stade. Il fut une fois de plus débouté. Enfin, c’est devant la Cour fédérale allemande qu’il a tenté d’obtenir gain de cause. Celle-ci a confirmé la décision de la Cour d’appel allemande, estimant que le propriétaire ou possesseur d’un stade peut, en vertu de son droit d’imposer sa volonté dans le lieu qui lui appartient (Hausrecht), décider librement de refuser l’entrée de son stade, et ce même sans interrogatoire préalable de la personne concernée. Les supporteurs de football peuvent donc se voir interdire l’accès du stade, quand ils font partie d’un groupe violent, ou même s’ils se trouvent à proximité d’un tel groupe, et ce même si leur participation à des actes pénalement répréhensibles ne peut pas être prouvée. Il s’agit donc d’une interdiction prononcée en raison de soupçons et non de preuves. Ainsi, la BGH, afin de préserver la sécurité et l’ordre public, choisit de faire fi de la présomption d’innocence s’agissant des supporteurs à risques. En effet, il s’agit d’une sanction pour une infraction future qui pourrait potentiellement être commise. Il s’agit donc d’une interdiction justifiée par un simple soupçon. Puisque la preuve d’une infraction n’est pas nécessaire pour prononcer cette sanction, il est évident que la présomption d’innocence est écartée et laisse place à une présomption de culpabilité. C’est donc au regard du droit de la preuve que cet arrêt a essuyé les plus vives critiques.

Le juge français a eu l’occasion, lui aussi, de se prononcer sur la légalité des interdictions de stade. C’est ainsi que trois supporters du Paris Saint-Germain ont été condamnés par le tribunal correctionnel de Paris à trois ans d'interdiction de stade et à des amendes pour avoir introduit une banderole raciste au Parc des Princes le 6 février 2006 lors du match PSG-Lens. De même, le 16 novembre 2009, un Finistérien supporteur de l'OM a été condamné à six mois d'interdiction de stade. Le 19 avril dernier, il avait introduit un fumigène dans le stade du Moustoir, à Lorient. Le 26 septembre 2007, le Sénat publiait même un rapport au titre évocateur : « Faut-il avoir peur des supporteurs ? ». Il proposait entre autre de renforcer le système répressif en vigueur (l’instauration de peines planchers d’interdictions judiciaires de stade de 3 ans) ainsi que la mise en place d’un plus grand nombre de mesures préventives. De surcroit, il aspirait à instaurer un fichier européen commun des interdits de stade. Actuellement la loi française prévoit deux types d’interdiction de stade : d’une part, depuis la loi n° 93-1282 du 6 décembre 1993, relative à la sécurité des manifestations sportives, la mesure d’interdiction de stade pour une durée de cinq ans peut être prononcée à titre de sanction complémentaire pour la commission d’un délit en relation avec une manifestation sportive (article L. 332-11 du code du sport). D’autre part, la même mesure, mais d'une durée qui ne peut excéder trois mois, peut, depuis la loi du 5 juillet 2006, être prise par le Préfet, à titre de mesure de police administrative spéciale. Il y a lieu de distinguer entre les deux types de sanctions qui peuvent être prononcées à l’égard des supporteurs violents. En effet, seule l’une d’elle est pertinente au regard du droit de la preuve. Tout d’abord, le juge peut prononcer des sanctions pénales à l’encontre des personnes s’étant rendues coupables de violences lors de manifestations sportives. Ces sanctions ne sont pas sujettes à débat. En effet, elles ne sont prononcées qu’à l’égard des individus dont il est prouvé qu’ils ont participé à une infraction. Ainsi, ces sanctions respectent-elles la présomption d’innocence. En effet, il appartient au ministère public, à l’accusation, de prouver leur culpabilité. Ce n’est en aucun cas au supporteur de prouver son innocence. En revanche, concernant les sanctions d’interdiction de stade, le respect de la présomption d’innocence est bien moins sûr. En France comme en Allemagne, ces interdictions peuvent être prononcées à titre préventif, sur la simple base d’un soupçon de comportement violent de la part d’un supporteur. Il est donc légitime de s’interroger sur la conformité d’un tel système avec le respect des garanties procédurales.

« In dubio pro reo » : le doute profite toujours à l’accusé. Dans un Etat de droit, toute personne poursuivie est présumée innocente tant qu’elle n’a pas été déclarée définitivement coupable et il appartient à la partie poursuivante d’apporter la preuve de sa culpabilité. Ce principe est un principe essentiel de la procédure pénale française. Il résulte de l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il est de valeur constitutionnelle et est reconnu tant au niveau national (article préliminaire du code de procédure pénale) qu’européen, tel qu’il résulte de l’article 6 alinéas 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En Allemagne, la présomption d’innocence (Unschuldsvermutung) est aussi un principe directeur du procès pénal. Il implique que chaque personne soupçonnée d’avoir commis une infraction est considérée comme innocente, tant que sa faute n’a pas été prouvée au terme d’une procédure prévue par la loi. Cette personne ne sera considérée comme coupable que si un tribunal parvient à établir sa culpabilité sans qu’il ne subsiste aucun doute. Dans le cas contraire, le doute sera toujours interprété en sa faveur (§261 StPO). Or dans le système des interdictions de stades, en France comme en Allemagne, la volonté de préserver la sécurité publique d’éventuels troubles susceptibles d’être commis par des supporteurs au comportement dangereux, laisse peu de place à la garantie procédurale qu’est la présomption d’innocence. La BGH a clairement manifesté le caractère subsidiaire de ce principe par rapport au respect de l’ordre public. En effet, elle se fonde sur un soupçon de culpabilité à l’égard des personnes au comportement douteux, au lieu de les présumer innocentes de prime abord. En France, c’est par un éventail accru de mesures législatives et réglementaires qu’on tente de remédier aux violences et désordres à l’issue des représentations sportives. Le 8 février 2010, un projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure a été déposé au Sénat. Il vise à renforcer les sanctions déjà mises en place ainsi que le dispositif préventif en vigueur. Cependant, il n’a jamais été question explicitement en France, de refuser l’application de la présomption d’innocence aux supporteurs. Mais le législateur français témoigne une volonté certaine de s’aligner sur les pays européens, comme la Suisse ou la Grande-Bretagne notamment, dont le système préventif plus sévère a déjà fait ses preuves. Est-il légitime d’appliquer aux supporteurs dangereux une procédure pénale exceptionnelle ? Face à l’émergence récente et regrettable des atteintes portées à l'ordre public par certains individus à l'occasion de manifestations sportives, la mise à l’écart de la présomption d’innocence est-elle un moyen raisonnable et proportionné de préserver la sécurité publique ? Le juge français aurait-il intérêt à imiter la BGH et arrêter des décisions plus catégoriques dans un but dissuasif ? L’analyse comparée des deux systèmes juridiques allemands et français s’agissant des interdictions de stade s’avère pertinente. En effet, il est fort à parier que la position du juge français ne restera pas toujours la même. Si pour l’instant il se refuse - du moins explicitement - à exclure du champ d’application de la présomption d’innocence les agissements violents des supporteurs de football, la fréquence accrue des désordres occasionnés par ceux-ci le conduiront peut-être à suivre le juge allemand.

I/ Le dispositif législatif actuel en France et en Allemagne : une tentative d’enrayer la violence dans les stades

Le dispositif français actuel ne semble pas faire preuve d’une rigueur suffisante pour dissuader les supporteurs d’agir en marge de la légalité lors du déroulement des compétitions sportives. Dans l’histoire des interdictions de stade, il est à noter que la loi du 6 décembre 1993 relative à la sécurité des manifestations sportives avait déjà instauré une peine complémentaire : l’interdiction de pénétrer dans une ou plusieurs enceintes sportives, pour une durée maximale de cinq ans. De plus, la personne condamnée pouvait être astreinte à répondre aux convocations du commissariat de police pendant la durée des matchs. Cette mesure est restée lettre morte, du fait de la difficulté à suivre véritablement les personnes condamnées à cette peine. La loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure avait, quant à elle, autorisé le fichage des personnes interdites de stade. Toutefois, le nombre de condamnations est resté extrêmement faible. Au 31 mai 2009, seules 130 mesures d’interdiction judiciaire de paraître dans une enceinte sportive étaient en cours, ce qui paraît très insuffisant eu égard au nombre d’actes recensés et d’auteurs interpellés. La loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant des dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers avait, elle, permis aux préfets de prononcer une interdiction administrative de stade de trois mois, et non de cinq ans comme peut le faire le juge pénal. Sur les quelque 350 interdictions édictées chaque année, 94 étaient en cours d’exécution au 31 mai 2009. C’est peu comparé aux 500 personnes constituant en France le « noyau dur » des personnes violentes et des 3 500 interdictions administratives de stade prononcées en Grande-Bretagne. C’est pourquoi, le Sénat se penche actuellement sur un projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Si ce projet aboutit, la France devrait se doter d’un dispositif plus proche de celui de l’Allemagne et d’autres pays européens et devrait donc permettre de limiter le pouvoir d’action des hooligans, afin de rétablir la paix qui devrait présider au déroulement des matchs de football. En Allemagne, l’essentiel du dispositif concernant les interdictions de stade se trouve dans une directive datant de mars 2008 consacrée aux règles sportives (die richtlinie zur einheitlichen Behandlung von Stadionverbote). Le préambule de celle-ci érige en noyau dur de cette répression la sécurité et le respect de l’ordre public qui doivent être garantis par-dessus tout lors des compétitions sportives ayant lieu sur le territoire de la République fédérale. Il s’agit avant tout d’empêcher les abus auxquels peuvent aboutir ces représentations de football et de préserver une exploitation du sport conforme aux normes en vigueur. Il incombe à tout individu responsable en vertu des fonctions qu’il exerce en lien avec le football et disposant du Hausrecht (c'est-à-dire étant possesseur ou propriétaire du stade) de réaliser cette mission. A cet égard, ces personnes disposent de la compétence pour prononcer des interdictions de stade contre les individus qui portent atteinte à la sécurité lors des matchs. L’article 1 de cette directive définit cette mesure répressive, et explicite sa finalité et son efficacité. Une interdiction de stade est une mesure prise sur le fondement du Hausrecht contre une personne privée en raison d’un comportement qui apparaît porter atteinte à la sécurité dans un contexte sportif, en particulier à l’occasion d’une manifestation sportive, à l’intérieur ou à l’extérieur de l’enceinte réservée à cette manifestation, pendant ou avant la rencontre. En interdisant aux hooligans l’entrée d’un stade, il s’agit moins de punir l’individu concerné pour son comportement antérieur violent, que d’éviter une entrave future à l’ordre public, l’obligeant ainsi à reprendre un comportement pacifique. En ce sens, l’interdiction de stade n’est pas une mesure étatique sanctionnant un comportement pénalement répréhensible mais bien une mesure préventive qui trouve son fondement dans le droit civil. On constate donc une différence avec le système actuel français, selon lequel ces interdictions sont avant tout des mesures se fondant sur le droit pénal, et plus exceptionnellement des mesures administratives préventives. Il semble donc qu’en France, le législateur ait mis un point d’honneur à agir de façon répressive contre les hooligans, alors que le législateur allemand a estimé plus approprié de se munir de mesures préventives. L’arrêt de la Bundesgerichtshof du 30 octobre 2009 en est l’illustration la plus marquante.

II/ La décision de la BGH: une position risquée et controversée au regard des garanties procédurale

C’est sans réserve que la Bundesgerichtshof a affirmé le 30 octobre dernier la légalité des interdictions de stade prononcées sur un simple soupçon. Cette mesure découlant de l’exercice du Hausrecht poursuit un but essentiellement préventif et peut être prise dès lors que l’individu suspecté laisse craindre par son comportement antérieur qu’il pourrait porter atteinte à la sécurité lors de manifestations sportives à venir. C’est le cas lorsque son comportement a justifié une instruction préparatoire à son encontre. Afin d’exercer légalement son Hausrecht, le possesseur ou propriétaire du stade doit uniquement rapporter la preuve d’une raison matérielle justifiant une telle mesure. Cela signifie qu’il peut décider librement de refuser l’entrée future à son stade, sans interrogatoire préalable du suspect, si le comportement de l’intéressé laisse présager un risque d’atteinte à l’ordre public. Ce faisant, le gérant du stade doit respecter les droits fondamentaux du droit civil. C'est-à-dire qu’il ne peut porter une atteinte démesurée aux droits de la personnalité et doit respecter l’obligation de non discrimination telle qu’elle résulte de l’article 3 alinéas 1 de la loi fondamentale allemande. Il ne s’agit pas en effet d’exclure un supporteur de façon arbitraire. C’est en cela qu’il se doit de rapporter la preuve d’une raison matérielle suffisante : au regard de faits objectifs, le danger d’atteintes futures à la sécurité commises par l’intéressé est à craindre.

Cette interdiction trouve son fondement dans le code civil allemand (§ 862, § 1004 du BGB) qui met à la disposition du gérant du stade un Unterlassungsanspruch (« prétention tendant à sanctionner le trouble actuel de son droit »). Cela suppose qu’un danger futur et à craindre et celui-ci est présumé dès lors que des violations antérieures ont été constatées. Il n’est nul besoin de rapporter des preuves soutenues, voire irréfragables de perturbation de la paix publique. Un simple soupçon suffit. En d’autres termes, la présomption d’innocence laisse place à une présomption de culpabilité. En l’espèce, le fait que l’intéressé ait fait l’objet d’une procédure d’enquête visant à constater une atteinte à la paix publique dans le cadre de sa présence dans une manifestation sportive, est une justification adéquate à la présomption de sa culpabilité. Ainsi, il faut relever que l’interdiction de stade est soumise à une condition : il faut qu’on soupçon minimal existe. Mais ce soupçon peut avoir des origines diverses : le fait qu’une enquête ait été ouverte à l’encontre du suspect, voire le fait qu’il soit simplement membre d’une association s’affichant comme violente.

La BGH réserve donc une large étendue à cette présomption de culpabilité. En effet, si la procédure d’enquête est suspendue ou interrompue en raison de l’insignifiance des faits reprochés (Geringfügikeit, §153StPO), comme c’est le cas en l’espèce, cela ne fera pas pour autant obstacle à l’efficacité et à la légalité de l’interdiction de stade. Ainsi même si, au terme de l’instruction, la preuve de la commission de faits pénalement répréhensibles ne peut être rapportée, des mesures préventives peuvent être prises, fondées non sur l’enquête (puisqu’elle a abouti à un non-lieu) mais sur la possibilité d’un comportement illégal futur. C’est donc bien l’inverse de la présomption d’innocence qui est consacré ici par la BGH. La présomption d’innocence empêche une incrimination, dès lors que des doutes sur la culpabilité de l’intéressé subsistent. Ici, il n’y a même plus de doutes, puisque l’instruction s’est conclue par un non lieu. Et malgré cette absence de doutes, l’individu est présumé coupable pour des faits qu’il n’a même pas encore commis. On peut percevoir ici une contradiction dans la position de la BGH. En effet, il est essentiel selon elle de rapporter la preuve d’une raison factuelle laissant présager un trouble futur à l’ordre public. Mais en l’espèce si le procureur de la république, au terme de son instruction, estime qu’il n’y a pas lieu de poursuivre, comment cette raison factuelle pourrait elle exister ? En tout cas, comment pourrait-elle justifier le prononcé de mesures préventives ? Il est à craindre que l’Allemagne, en adoptant une position aussi drastique, se heurte à un constat de violation de la part de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui accorde au respect de la présomption d’innocence une valeur essentielle.

On peut être tenté de rapprocher ces questions des débats qui ont suivi, en France, l’institution de la rétention de sûreté. La loi sur la rétention de sûreté du 25 février 2008 a en effet délibérément coupé le lien de causalité entre le crime et la peine. On ne cherche ni à définir un crime, ni à lui imputer une peine. Dans un mécanisme similaire à celui emprunté par la BGH, cette loi énonce que ce lien de causalité est assuré par le risque. Or ici, c’est bien en raison du risque que la BGH confirme la validité de l’interdiction de stade : le risque qu’une infraction future soit commise lors d’une manifestation sportive. De la même façon, dans le cadre de la loi sur la rétention de sûreté, même en cas de non lieu, le juge peut ordonner pendant dix à vingt ans des mesures de sûreté (interdiction de fréquenter des personnes, des lieux…) après expertise de dangerosité. Or, dans l’affaire soumise à la BGH, l’enquête s’était achevée sur un non lieu, ce qui n’a pas empêché la Cour fédérale de confirmer la validité de l’interdiction de stade. Cependant, il convient de relativiser cette comparaison. En effet, les mesures de rétention de sûreté ne sont prononcées qu’à titre exceptionnel pour les auteurs de crimes très graves dès lors qu’ils présentent une « particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’ils souffrent d’un trouble grave de la personnalité ».

La décision de la BGH, si audacieuse soit-elle, se fonde sur la jurisprudence antérieure allemande. Dans un commentaire paru le 2 mai 2006 dans une revue juridique allemande (Neue Juristische Wochenschrift, NJW 2010/534), l’avocat Marius Breucker, prenant appui sur la jurisprudence allemande en vigueur, dresse un descriptif des mesures de sécurité prévues dans le cadre du déroulement des compétitions sportives. Il fait état du droit du propriétaire ou possesseur du stade d’exercer son Hausrecht, afin d’empêcher l’accès à son lieu privé aux personnes susceptibles d’y causer des dommages ou de troubler l’ordre public dans ce lieu. S’il ne dit pas explicitement qu’il n’y a pas lieu d’appliquer la présomption d’innocence à ces potentiels « causeurs de troubles », il n’en demeure pas moins que l’interdiction préventive est légale et proportionnée dès lors qu’un risque de contrariété à l’ordre public et à la sécurité est à prévoir. Par conséquent, la Bundesgerichtshof dans l’arrêt du 30 octobre 2009 n’a fait que confirmer de façon plus explicite et audacieuse la position prétorienne antérieure.

C’est avec plus de retenue, mais dans un respect plus grand de la présomption d’innocence que la jurisprudence française affirme la nécessité de réprimer les atteintes à la paix publiques causées dans le cadre des manifestations sportives.

III/ Une position prétorienne française plus nuancée, mais dont l’évolution est annoncée

En France, la juridiction administrative a été saisie le 2 mai 2008 de l’appréciation de la légalité d’une mesure d’interdiction de stade pour une durée de trois mois prononcée contre Florian Brunet, l’ancien président des Ultra Marines (club de supporteurs des Girondins de Bordeaux). C’est d’une façon analogue à la BGH, que le tribunal a refusé de suspendre l’arrêté préfectoral, pris au regard de violences commises par lui dans le cadre d’une rencontre Bordeaux-Saint-Etienne. En effet, il était soupçonné d’avoir violemment frappé à la tête un lieutenant de police. Cependant, celui-ci n’a jamais reconnu les faits. Au cours du mois de janvier précédant ce jugement, le tribunal correctionnel avait ordonné un complément d’information. Or, avant même que la justice ne se soit prononcée, le préfet avait prononcé contre le suspect une interdiction de stade. Selon l’intéressé, il s’agissait donc d’une violation de sa présomption d’innocence, ainsi que d’une remise en cause de sa liberté d’aller et venir. Mais le tribunal administratif a estimé dans cet arrêt de mai 2008, que cette décision du préfet était « justifiée par l’intérêt de la sécurité et de l’ordre public», et par conséquent ne portait pas une atteinte manifestement illégale à l’une des libertés fondamentales du requérant. Ainsi, le tribunal administratif dans cette affaire, consacre la prééminence de la sauvegarde de l’ordre public sur les garanties procédurales des suspects. En d’autres termes, il est légitime au regard de l’exigence de sécurité, de limiter le droit au respect de la présomption d’innocence, pourvu qu’ainsi toute atteinte future à l’ordre public soit évitée.

Cependant, la position prétorienne française est bien plus nuancée qu’en Allemagne. En effet, le juge français ne déclare jamais explicitement vouloir restreindre la présomption d’innocence dans le but de préserver la paix publique. Il s’efforce de juger in concreto la légalité et la légitimité des interdictions de stade. Il ne s’agit pas de les déclarer d’emblée proportionnées et justifiées au regard du but qu’elles poursuivent. Un supporteur avait été ainsi interdit de stade par le préfet de police et avait fait l’objet d’une obligation de se rendre aux convocations des services de police au moment du déroulement des matchs. Dans un arrêt du 11 décembre 2008 (pourvoi n° 0701397), le tribunal administratif de Versailles, saisi par ce supporteur d’une demande d’annulation de cette mesure d’interdiction, a accueilli cette demande. En effet, il a estimé que le préfet ne fournissait aucun élément circonstancié de nature à prouver la participation du suspect à des agissements violents. Ainsi, le tribunal exige ici la preuve de la culpabilité du supporteur. La charge de celle-ci incombe à l’accusation, et en cas de doute quant à la culpabilité du suspect, le supporteur ne peut qu’être déclaré innocent. La présomption d’innocence est donc entièrement préservée en l’espèce. On constate donc que le juge hésite encore en France sur la façon de réagir face aux interdictions de stade.

Cependant, le législateur français a déjà manifesté son intention de se rapprocher des législations des Etats européens en matière d’interdiction de stade, celles-ci semblant plus aptes à encadrer les comportements violents des hooligans. A cet égard, le Sénat a fait référence en février dernier à la législation suisse, l’estimant plus sévère et par conséquent plus efficace. Le 1er janvier 2007, des modifications de la loi fédérale suisse sont en effet entrées en vigueur; elles instituent des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure. La loi prévoit notamment une «banque de données de hooligans» et des mesures préventives individuelles (garde à vue de 24 heures). Or, Le Parlement suisse a décidé que cette loi aurait une durée d’application limitée dans le temps, en raison des doutes subsistant quant à la constitutionnalité de certaines de ses dispositions. Le fait que le législateur français veuille prendre appui sur une loi étrangère, dont la constitutionnalité n’est même pas encore démontrée est sujet à caution. En voulant à tout prix préserver la sécurité dans les stades, n’est-on pas en train de se livrer à une véritable « chasse aux sorcières » contre les supporteurs ? Est-ce légitime de placer leurs garanties procédurales au second plan? En se fondant sur un principe de prévention, sans cesse exacerbé, ne risque-t-on pas d’arrêter des décisions disproportionnées voire arbitraires ?

Ces craintes sont à nuancer. En effet, le juge français, à la différence de la Bundesgerichtshof, n’a jamais énoncé explicitement qu’il souhaitait faire fi de la présomption d’innocence. De même, il n’a pas encore été question d’appliquer aux supporteurs, fussent-ils des hooligans, un régime procédural exceptionnel. Les récents évènements de février 2010 à Paris témoigne de l’inefficacité de la loi française à préserver la sécurité lors des manifestations sportives, soulignant ainsi la nécessité d’encadrer de façon effective les émeutes dans et aux alentours des stades de football. Certes, il faudra que les juges vérifient la proportionnalité de chaque interdiction de stade au regard de la présomption d’innocence. Mais cela ne signifie pas qu’il faut mettre un terme à toute mesure préventive ou qu’il ne faut pas se munir d’un dispositif plus efficace pour enrayer ce phénomène. Le législateur français pourrait prendre appui sur la décision récente de la BGH, pourvu qu’il ne s’expose pas à un constat de violation de l’article 6 alinéas 2 de la CESDH.

Le Sénat se penche actuellement sur un projet de loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Il vise à empêcher à toute personne qui porte atteinte à l'esprit sportif de pénétrer dans un stade, et ce à moyen terme. A cet égard, diverses mesures devraient être mises en place : notamment, la mise en place de policiers référents dans tous les clubs à risque, le renforcement du dialogue avec l’ensemble des associations de supporters, la valorisation, notamment auprès des plus jeunes, des bonnes pratiques de supporters, la création d’un fichier européen commun des interdits de stade, l’instauration de peines planchers d’interdictions judiciaires de stade de 3 ans. L’ensemble de ces mesures préventives semble constituer un bon compromis dans cette lutte contre le hooliganisme. En effet, si des mesures préventives et répressives plus sévères sont prévues, il ne semblait pas, du moins jusqu’à très récemment, qu’il soit à l’ordre du jour de les laisser prendre le pas sur le respect de la présomption d’innocence.

Mais devant l’actualité sportive récente, la législation française paraît sur le point de prendre une tournure inédite dans ce combat contre le hooliganisme. En effet, le supporteur du Paris Saint-Germain, agressé le 28 février dernier, est décédé le 27 mars. Face à cet évènement qui illustre parfaitement les dérives que peuvent occasionner les manifestations sportives, il a été décidé que les trois prochains matchs du PSG auraient lieu à huis clos. De plus, le ministre de l’intérieur Brice Hortefeux, a déclaré vouloir faire appliquer un arsenal juridique inédit pour mettre hors d’état de nuire les supporteurs violents. A cet égard, il est prévu que des « sections d’intervention rapide » constituées de policiers volontaires assurent une sécurisation des tribunes. Elles seront reliées à des opérateurs vidéo. Par ailleurs, les effectifs des forces mobiles seront renforcés. De plus, la durée maximale d'interdiction de stade passe désormais de trois à six mois, et douze mois en cas de récidive. Cette sanction peut même être assortie de peines d'emprisonnement, en cas de non-respect de la mesure. Ces mesures accompagnent le projet de loi actuellement soumis au Sénat. De surcroit, le ministre a évoqué la possibilité de dissoudre les associations de supporteurs. Enfin, et c’est ce dernier pan de la réforme qui semble le plus affecter le respect de la présomption d’innocence, Brice Hortefeux a rappelé dans une circulaire adressée aux préfets, qu’il est désormais possible de punir le simple fait de « participer en connaissance de cause » à un groupement constitué en vue de commettre des violences ou des dégradations, même s’il est formé de façon temporaire. Cette position n’est pas sans rappeler l’arrêt de la BGH. En effet, le fait d’adhérer à un groupe, fusse-t-il violent, n’est pas de nature à prouver la commission d’une infraction. La participation à ce groupement constitue, au plus, un simple soupçon de commission d’un fait répréhensible futur. Et c’est bien sur le fondement de cette présomption de culpabilité, qu’une telle interdiction peut être prononcée. Aussi la législation française est-elle sur le point de s’aligner sur la position prétorienne allemande. La sauvegarde de la paix publique lors des représentations sportives pourra donc se faire au prix du respect de la présomption d’innocence.

Bibliographie

Manuels : Stafrecht allgemeiner Teil, Grundlagen der Strafbarkeit, Rolf Schmidt. Strafrecht allgemeiner Teil, Rudolf Rengier. Procédure pénale : S. GUINCHARD et J. BUISSON. Dictionnaire juridique français-allemand, allemand-français, CH.BECK, BRUYLANT, DALLOZ, HELBING & LICHTENHAHN, MANZ La procédure pénale, Coralie Ambroise-Castérot. Un droit pénal postmoderne ? mise en perspectives des évolutions et ruptures contemporaines, Michel Massé, Jean-Paul Jean, André Giudicelli.

Articles parus dans les revues juridiques : Neue juristische Woche : “ Sicherheitsmassnahmen für die Fussballweltmeisterschaft 2006“ (2 mai 2006) Neue juristische Woche, „ die Haftung von Fussballvereinen für Randale und Rassismus“  ( 19 décembre 2006) Neue juristische Woche, „Voraussetzungen eines rechtmäßigen bundesweiten Stadionverbots“ (2010, 534) Revue de droit public, AJDA, arrêt du 11 décembre 2008.

Jurisprudence:

BGH, Urteil vom 30.10.2009 - V ZR 253/08

Articles disponibles sur Internet:

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