Une analyse économique de la responsabilité environnementale sous CERCLA

La loi CERCLA adoptée aux Etats-Unis vise à créer un mécanisme de responsabilité civile qui permet aux victimes d’obtenir une compensation pour les dommages subis à la suite de la libération de substances dangereuses pour l’environnement. Le choix qui a été fait en faveur d’une responsabilité solidaire et indivise et sans faute a des conséquences quant aux effets voulus ou espérés en matière dissuasive et en matière de réparation.


Introduction


Le Comprehensive Environmental Response, Compensation and Liability Act (CERCLA), adopté aux Etats-Unis en 1980, a pour ambition d’assurer le nettoyage effectif des sites sur lesquels des substances dangereuses ont été libérées, que ce soit de manière directe par les pollueurs ou bien indirectement par le gouvernement ou des personnes privées. Contrairement à la majorité des lois environnementales adoptées aux Etats-Unis – par exemple le Clean Air Act, le Clean Water Act ou le Safe Drinking Water Act – CERCLA n’a pas pour objectif direct de contrôler et réglementer la pollution mais plutôt d’établir des règles uniformes de responsabilité pesant sur certains acteurs pour les coûts inhérents au nettoyage des sites pollués et d’assurer la réparation de ces coûts lorsqu’ils ont été pris en charge par d’autres personnes (Madden et Boston, p. 621). CERCLA crée un Hazardous Substances Response Trust Fund (Superfund) qui couvre les coûts de nettoyage lorsque celui-ci est effectué par le gouvernement agissant par le biais de l’Environmental Protection Agency (EPA) – agence fédérale créée en 1970 qui a des pouvoirs de réglementation en matière de protection de l’environnement (Madden et Boston, p.622). Le but de CERCLA est de faire peser sur les « Parties Potentiellement Responsables » (PPR) la responsabilité ultime du nettoyage (Madden et Boston, p.622). Les PPR peuvent être : 1) l’actuel propriétaire ou opérateur d’une installation, 2) toute personne qui a été propriétaire ou opérateur d’une telle installation dans le passé si tant est que des substances dangereuses y ont été déposées, 3) toute personne qui s’est arrangée pour que les substances soit transportées dans une telle installation pour y être disposées ou traitées ou 4) toute personne qui a transporté lesdites substances (42 U.S.C. § 9607). Pour engager la responsabilité des PPR, il doit être prouvé que des substances dangereuses ont été libérées, ou qu’il est probable qu’elles le soient, dans l’environnement (42 U.S.C. § 9607(a)(4)).


CERCLA établit une responsabilité sans faute. La loi adoptée en 1980 n’y fait aucune mention, mais le Superfund Amendments and Reauthorization Act (SARA) de 1986 a expressément établi une responsabilité sans faute. CERCLA est d’application rétroactive (voir par ex. Burlington Northern and Santa Fe Railway Co. v. United States). Enfin, le régime de CERCLA prévoit que les PPR soient soumises à une responsabilité solidaire et indivise – c'est-à-dire que chaque PPR sera tenue de l’intégralité du dommage – lorsque le dommage est indivisible (voir par ex. United States v. Monsanto Co. et Burlington Northern). Toutefois, en cas de divisibilité du dommage, une responsabilité conjointe s’applique – dans ce cas chaque PPR ne sera tenue que pour sa part du dommage. Une PPR peut rechercher la contribution de tout autre PPR au payement des dommages et intérêts, que ce soit pendant l’action principale ou a posteriori (42 U.S.C. 9613(f)(1)).


La responsabilité environnementale a pu être critiquée car : les PPR ne sont pas nécessairement soumises à un procès parce que les victimes sont trop dispersées, le dommage n’apparaît pas immédiatement ou parce que les pollueurs ne sont pas forcément identifiables. (Boyer et Porrini, p.260).


L’objectif de cet article est d’examiner le système de responsabilité établi par CERCLA sous un angle économique afin d’analyser la conséquence de celui-ci sur la dissuasion de la pollution qui découle de la responsabilité civile (I) et sur la volonté de réparation équitable du dommage causé (II). Un parallèle pourra être fait avec la directive 2004/35/CE sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux, qui établit un régime de responsabilité environnementale proche à bien des égards de celui établi par CERCLA.



  1. L’élément dissuasif inhérent à la mise en place d’une responsabilité environnementale

En principe, la réglementation ex ante – par opposition à une responsabilité civile ex post – est l’élément privilégié pour inciter les acteurs à adopter un comportement considéré comme raisonnable – dans le cas de CERCLA, éviter la libération de substances dangereuses (Boyer et Porrini, p.246). Cependant, la responsabilité environnementale peut aussi avoir une influence indirecte sur le comportement des acteurs : l’effet dissuasif de la responsabilité dépend du régime juridique choisi – négligence ou sans faute ; solidaire et indivise ou conjointe – et de la solvabilité ou non des pollueurs (Faure, p.249).



  1. Les conséquences du type de responsabilité sur l’élément dissuasif

Le principal souci dans le choix du type de responsabilité est l’impact effectif de la responsabilité sur le comportement du pollueur (Cropper et Oates, p.693).


La responsabilité sans faute entraîne de fortes incitations de nature économique (Cropper et Oates, p.692-693). En principe, si un pollueur sait qu’il devra payer les coûts engendrés par sa pollution – et ce peu importe de quelle façon elle est engendrée – il sera incité à la limiter (Cropper et Oates, p.693). Il a été démontré que la responsabilité civile et plus particulièrement sans faute réduit effectivement la pollution accidentelle (Alberini et Austin). Cela s’explique par le fait que les coûts entraînés par la pollution seront internalisés dans les coûts de production du pollueur (Alberton, p.4). Cela aura donc un impact sur les pollueurs qui appliqueront d’eux-mêmes un niveau optimal de précaution pour limiter le risque de dommages et donc de coûts (Germani, p.10). Au final, la responsabilité devrait entraîner une plus grande précaution dans la gestion des déchets toxiques (Sigman, voir aussi Faure).


En ce qui concerne la libération dans l’environnement de substances dangereuses, il est probable – pour ne pas dire certain – qu’il y ait plusieurs PPR, par exemple l’actuel propriétaire ou opérateur, les différents transporteurs et les différentes personnes s’étant arrangés pour disposer de leurs déchets. Il est donc cohérent pour les différentes PPR qu’elles partagent le coût de réparation (Boyer et Porrini, p.249). Cependant, cela peut créer des problèmes relatifs à l’objectif de dissuasion voulu (Boyer et Porrini, p.249). Si l’on combine une responsabilité sans faute et une responsabilité solidaire et indivise – comme c’est le cas de CERCLA et de la directive 2004/35/CE – un acteur qui pollue ne supportera pas seul les conséquences du préjudice environnemental (Kornhauser et Revesz, p.126-128). Cependant, si l’on adopte un standard de négligence couplé à une responsabilité solidaire et indivise, l’acteur qui pollue et qui est négligent payera seul la totalité des dommages et intérêts (Kornhauser et Revesz, p.126-128). En effet, les autres acteurs qui n’ont pas été négligents ne seront pas responsables (Kornhauser et Revesz, p.126-128). La dissuasion est forte dans cette hypothèse. Les acteurs choisissent donc d’eux-mêmes de ne pas être négligents. Néanmoins, le choix d’appliquer une responsabilité sans faute et solidaire et indivise peut s’expliquer par la difficulté pratique pour établir un niveau de négligence qui garantisse un optimum social (Dixon). De plus, la responsabilité sans faute est plus efficace que la négligence sur une longue période. En effet, les changements de technologie en faveur d’une gestion des déchets plus efficace induiront forcément un durcissement du niveau de précaution optimal qu’il sera difficile de retranscrire dans le niveau de négligence adopté (Faure, p.253).



  1. L’impact de la solvabilité dans le choix du type de responsabilité

Si l’on considère que les différents défendeurs sont tous totalement solvables, le choix entre responsabilité solidaire et indivise ou conjointe n’aura pas d’influence sur la dissuasion. Chaque défendeur payera la part de dommages et intérêts relative à sa responsabilité (Kornhauser et Revesz, p.120). Cependant, si l’un est insolvable, et que l’on applique une responsabilité solidaire et indivise, les défendeurs solvables payeront la totalité des dommages et intérêts (Kornhauser et Revesz, p.122-128). A contrario, si l’on applique une responsabilité conjointe, le défendeur solvable ne payera que sa part (Kornhauser et Revesz, p.122-128). Le manque sera à la charge de la victime. La même réflexion s’applique si l’on substitue la négligence à une responsabilité sans faute : si les PPR sont toutes solvables, chacune payera sa part dans le dommage. Cependant, si une PPR est insolvable, et que l’on applique un standard de négligence, seules les PPR solvables qui ont été négligentes seront responsables. A contrario, si on applique une responsabilité sans faute, la ou les PPR solvable(s) payera/ont la totalité des dommages et intérêts, peu importe la part de responsabilité qu’elle(s) a/ont dans la pollution (Kornhauser et Revesz).


Cependant, malgré ces considérations, dans le cas où les PPR ne sont pas totalement solvables, aucune conclusion ne peut être tirée quant à l’efficacité d’un tel type de responsabilité plutôt qu’un autre (Kornhauser et Revesz, p.127). Tout dépend du niveau de solvabilité (Kornhauser et Revesz, p.126-128). Il convient néanmoins de préciser que CERCLA prévoit que certains acteurs – les navires transportant des substances dangereuses – disposent d’une assurance financière afin de pallier au risque d’insolvabilité (42 U.S.C. § 9607(a)(1). On peut toutefois considérer que lorsque les PPR ne sont pas solvables (sachant que les coûts entraînés par CERCLA se comptent souvent en dizaines de millions de dollars), cela ne crée pas d’incitation à être prévoyant (Boyer et Porrini, p.259). Cependant, CERCLA est cohérent dans son objectif car ces situations d’application sont rares et de manière générale la solvabilité des pollueurs est limitée, ce qui rend la responsabilité efficiente (Cropper et Oates, p.694).



  1. La réparation équitable des préjudices environnementaux

La responsabilité civile ex post a comme principal intérêt de permettre le recouvrement des coûts de nettoyage ainsi que de réparer le dommage (Boyer et Porrini, p.258). C’est le principal attrait de celle-ci par rapport à une réglementation ex ante (Boyer et Porrini, p.259).


En théorie, l’équité serait atteinte si chaque PPR était redevable de sa part dans le préjudice (Boyer et Porrini, p.252). Cela est cohérent avec le principe de pollueur-payeur selon lequel le coût d’un dommage environnemental doit être supporté par le pollueur plutôt que par le public (Alberton, p.5). La responsabilité devrait entraîner en principe une internalisation parfaite du dommage (Alberton, p.5). La conséquence d’une distorsion à ce principe est que si une PPR paie moins, le manque devra être couvert par un codéfendeur ou par la victime – ou la société au sens large – qui de ce fait ne recouvrera pas la totalité de ses coûts de nettoyage (Kornhauser et Revesz, p.138-142). De plus, en l’absence de rétroactivité, la victime devrait supporter entièrement les coûts de nettoyage pour la pollution pré-CERCLA. Dans le cas de CERCLA, la portion des coûts qui n’a pas été récupérée par l’EPA pourra être couverte par le Superfund – privilège que n’ont pas les personnes privées – qui est financé par une taxe sur les produits chimiques, les produits pétroliers et sur les profits générés par les entreprises (Kornhauser et Revesz, p.138). Le choix du type de responsabilité détermine qui va supporter les dommages environnementaux : les pollueurs ou la victime, voire la société au sens large (Boyer et Porrini, p.250). La directive 2004/35/CE ne prévoit pas  d’équivalent au Superfund. Ainsi, la victime elle-même devra supporter les conséquences d’un manque. La non-rétroactivité de la directive  peut s’expliquer par le souci de prévisibilité de la loi vis-à-vis des pollueurs, mais cela contraste, d’une part, fortement avec le principe de pollueur-payeur qui forme la base de la protection environnementale de l’Union Européenne, et d’autre part, avec la réparation équitable du dommage causé aux victimes.


Du point de vue de l’équité, on peut partir du principe que la responsabilité sans faute est plus efficace pour intégrer le principe du pollueur-payeur, en considérant qu’un opérateur qui s’engage dans une activité dangereuse doit en supporter les risques (Boyer et Porrini, p.250). En effet, il peut être difficile pour les victimes de prouver la négligence d’une PPR (Boyer et Porrini, p.250). La responsabilité sans faute permet d’éliminer cet aléa (Alberton, p.5). La responsabilité solidaire et indivise permet, elle, de remédier à la difficulté inhérente pour prouver la causalité entre les actions d’un pollueur et le dommage (Faure, p.258). Cette combinaison permet de déplacer le risque d’insolvabilité de la victime au pollueur qui supporte également l’incertitude quant à la causalité (Faure, p.258).


En ce qui concerne le montant de recouvrement du plaignant, la responsabilité solidaire et indivise offre de manière générale un meilleur recouvrement que la responsabilité conjointe (Kornhauser et Revesz, p.138-139). D’un autre côté, elle a de plus lourdes conséquences sur un défendeur qui a « moins pollué » qu’un autre (Kornhauser et Revesz, p.141-142). Au contraire, en cas de responsabilité conjointe, la responsabilité de chaque défendeur est égale à sa part dans le dommage (Kornhauser et Revesz, p.141-142), mais la réparation pour la victime sera plus incertaine. L’application de la responsabilité sans faute et solidaire et indivise peut donc s’expliquer par la volonté d’éviter à tout prix que les dommages ne soient pas réparés, quitte à imposer un fardeau plus élevé sur les PPR.


Conclusion


Les critiques émises à l’égard de la responsabilité environnementale peuvent êtres écartées en fonction du type de responsabilité choisi. En effet, l’action d’une institution centralisée comme l’EPA – dimension absente de la directive 2004/35/CE – permet d’éviter le dispersement des victimes. L’action est centralisée et par conséquent la réparation le sera aussi. La rétroactivité permet de pallier au fait que le dommage n’apparaît pas immédiatement. Enfin, la responsabilité solidaire et indivise permet de limiter les conséquences de la difficulté pour la victime d’identifier les pollueurs.


La responsabilité environnementale permet à la société au sens large de ne pas supporter les coûts de pollution et garantit la réparation effective auprès de la victime tout en minimisant lesdits coûts en agissant de façon dissuasive et préventive (Germani, p.10).


 


Bibliographie


Textes officiels


Comprehensive Environmental Response, Compensation, and Liability Act of 1980


http://www.law.cornell.edu/uscode/text/42/chapter-103


Superfund Amendments and Reauthorization Act of 1986


http://www.law.cornell.edu/uscode/text/42/chapter-116


Restatement (Second) of Torts


Livre Blanc sur la Responsabilité Environnementale, COM(2000) 66 du 9 février 2000


http://ec.europa.eu/environment/legal/liability/pdf/el_full_fr.pdf


Directive 2004/35/CE du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, sur la responsabilité environnementale en ce qui concerne la prévention et la réparation des dommages environnementaux


http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2004:143:0056:0075:fr:PDF


Jurisprudence


United States v. Monsanto Co., 858 F.2d 160 (4th Cir.1988)


Burlington Northern and Santa Fe Railway Co. v. United States, 129 S. Ct. 1870 (2009)


Ouvrages


M. Stuart Madden et Gerald W. Boston, « Law of Environmental and Toxic Torts : Cases, Materials and Problems », Thomson West, 2005 (3ème édition)


Kevin M. Ward et John W. Duffield, « Natural Resource Damages : Law and Economics », Wiley Law Publications, 1992


Lewis A. Kornhauser et Richard L. Revesz, « Evaluating the Effects of Alternative Superfund Liability Rules » dans Richard L. Revesz et Richard B. Stewart (ed.), « Analyzing Superfund : Economics, Science, and Law », 1995


Marcel Boyer et Donatella Porrini, « The Choice of Instruments for Environmental Policy : Liability or Regulation ? », Centre Interuniversitaire de Recherche en Analyse des Organisations, Série Scientifique, Février 2002


Lloyd S. Dixon, « The Transaction Costs Generated by Superfund’s Liability Approach », dans Richard L. Revesz et Richard B. Stewart (ed.), « Analyzing Superfund : Economics, Science, and Law », 1995


Maureen L. Cropper et Wallace E. Oates, « Environmental Economics : A Survey », Journal of Economic Littérature, Vol. 30, No. 2. (Juin 1992), pages 675-740


Anna Rita Germani, « Environmental Law and Economics in the U.S. and E.U. : A Common Ground ? », Department of Financial and Management Studies, School of Oriental and African Studies, University of London, Juin 2004


Marichiara Alberton, « Comparing alternative regulation policies: an environmental law and economics approach », University of Siena, European Summer School In Resources and Environmental Economics, Political Economy of the Environment, 2003


Michael Faure, « Environmental Liability », Maastricht University, Encyclopedia on Tort Law and Economics, 2009


Anna Alberini et David Austin, « Liability Policy and Toxic Pollution Releases », dans Anthony Heyes (ed.), «  The Law and Economics of the Environment », Edward Elgar, 2001


Hilary Sigman, « Environmental liability in practice: liability for clean-up of contaminated sites under Superfund », dans Anthony Heyes (ed.), «  The Law and Economics of the Environment », Edward Elgar, 2001