A l’occasion du festival de Nanterre sur scène, Natacha Dubois et sa troupe Infini Dehors remontent Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud. Nous sommes allées à la rencontre de la metteur en scène pour tâcher d’en savoir plus sur cette audacieuse entreprise. À peine le temps de souffler : c’est à sa sortie d’une répétition pour un autre projet, Le Cabaret des Vies Coupables ─ également présenté dans le cadre du festival ─ qu’elle nous rejoint pour évoquer ses choix et ses vues concernant son adaptation du projet d’Artaud.

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 Il est important de se détacher d’un regard freudien pour lire l’oeuvre d’Artaud. La lecture de G. Deleuze et F. Guattari, dans L’anti-Oedipe, est sans doute décisive dans l’acceptation de la violence des textes d’Artaud. Pour eux, Artaud ne se situe plus dans un rapport avec la mort mais dans un processus de production, non plus pulsion de mort mais pulsion créative ».
Journal de travail sur Pour en finir avec le jugement de Dieu. 
www.infinidehors.org  

MCEI : Comment vous est venue l'envie de jouer Pour en finir avec le jugement de Dieu au théâtre ?

N.D. : J'ai découvert le texte écrit pour mon projet de fin de conservatoire et il m'a beaucoup touchée. Ce n'est pas un texte écrit pour le théâtre. Il y a déjà une forme préexistante qui est un peu une forme culte dans l'histoire du théâtre. Je ne pouvais pas faire comme si elle n'existait pas. Au début, je voulais travailler comme metteur en scène, avec un comédien homme. A partir du moment où je me suis posé la question de savoir à qui je proposais de jouer ce texte, il fallait que je choisisse si c'était pour un homme ou pour une femme. Si je choisissais un homme, est-ce que je voulais y mettre Artaud, est-ce que c’était Artaud que je voulais représenter ou pas ? Choisir une femme, c'était faire le choix contraire. Or c'est moi qui avais ressenti le texte, et j’ai voulu partir de là. J’ai abandonné la question du sexe, de la figure d’Artaud, et je me suis concentrée sur le lien entre le texte et moi. 

« Théâtre de la Cruauté » :
Pour Artaud, le monde occidental refuse de reconnaître l'obscurité et la violence de la vie, et, en les refoulant, s'aliène et s'aveugle. Artaud voit dans le théâtre le lieu d'une catharsis, d'une exorcisation de la cruauté du monde par la cruauté de la scène, autant visuelle que symbolique. À travers une mise en scène personnelle et intransigeante, le théâtre se fait action. Il atteint directement le spectateur afin de déchaîner en lui des états primitifs refoulés.
 

MCEI : Vous avez fait votre mémoire de philosophie sur l'art et la violence : comment envisagez-vous cette relation du corps et de la violence ? Avez-vous voulu prendre le texte par un autre angle ?
N.D. : Je me suis demandé : qu'est-ce que c'est que l'acte de monter sur scène pour dire quelque chose sur notre société ? Pour moi, c'est toujours en lien avec notre rapport à la violence. Le mouvement que l'on fait pour communiquer le texte, c'est une difficulté d'être, une violence à être au monde. Dans notre interprétation, on n’a pas choisi l'idée de montrer de la violence. Artaud, dans son jeu, est dans une sorte d'énergie destructrice. Moi, au contraire, dans ce texte-ci, je perçois un regard finalement assez doux, même s'il regarde en face ce qu'il considère qui ne va pas dans le monde et dans ce qu'est l'homme. Il y a quelque chose de très positif, de mon point de vue. Le travail que nous avons fait avec les musiciens est de rendre ce texte audible, pour que les gens qui entendent ce texte pour la première fois et qui risquent de ne  rien y comprendre, ressentent quelque chose. J’ai simplement eu envie de parler à des gens qui ne connaîtraient pas déjà Artaud. J'ai fait beaucoup de recherches sur des figures de femmes qui pourraient m'aider. Nietzsche évoque Circé comme étant la représentante de la cruauté. Je me suis inspirée de l'histoire de Circé qui transforme les compagnons d'Ulysse en cochons.
 

Circé est une figure de la mythologie grecque. Magicienne jalouse et séductrice, elle était connue et redoutée pour métamorphoser les êtres en animaux à l'aide de breuvages. Elle changea par exemple les compagnons d'Ulysse en porcs mais lui échappa à ce sort, suivant les conseils d'Hermès. Le pouvoir de Circé fascine, car on dit qu'il "révèle" l'âme véritable de ceux qui le subissent.


MCEI : D'où les masques de cochon que portent les musiciens…
N.D. : Oui. Le porc, dans certaines mythologies, c'est l'animal qui représente le mal. Par exemple, il existe une parabole où Jésus doit exorciser quelqu'un : il prend le mal de cette personne et le jette sur un troupeau de cochons qui va ensuite se jeter à la mer. Dans le symbole du porc, il y a tout un rapport à la transformation, à la métamorphose. Tout ça, c'est notre base de travail.

MCEI : Comment savoir comment retranscrire au théâtre les sonorités diverses, les cris du projet d'Artaud ? Comment vous-y êtes-vous prise ? 
N.D. : J'ai écouté l'enregistrement après avoir lu le texte. Je ne l'ai pas réécouté après. Je me suis dit que si je l'écoutais trop, j'allais l'avoir à l'oreille. Il fallait que je trouve mon rapport à ce texte et je l'ai vraiment pris comme une matière textuelle. Je prononce comme je lis. Finalement, tout est lisible, même la langue des Tarahumara qu’il incère au texte. J'ai rencontré un Chilien, qui est danseur et qui fait beaucoup de danse Butô. Il ne connaissait pas les Tarahumara mais il connaissait d’autres peuples indiens. Je lui ai demandé de me dire quelques mots. 

MCEI : Vous vous inspirez de la danse Butô, pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
N.D. : C’est un mode d'expression qui est apparu après Hiroshima et Nagazaki en opposition à la danse traditionnelle japonaise. Cela ne se regarde presque pas. Tout repose autour de l'expérience intime de l'acteur, autour notamment de très grands ralentis, tout en fermeture. C'est une sorte de danse de la mort, des survivants.

Danse Butô : au croisement des arts plastiques, de la littérature, de la danse et du théâtre, le Butô (Bu : danse, Tô : fouler le sol), est un mouvement japonais créé par Tatsumi Hijikata et Kazuo Ono dans les années 1960. Le Butô puise ses origines dans le bouddhisme et les croyances shintô, mais s'inspire également de l'avant-garde européenne (expressionnisme allemand, surréalisme). Quasi nus, parfois crâne rasé, corps peint en blanc, les interprètes sondent leur présence dans le cosmos. Immersion dans le néant, retour à la vie, cette danse subversive se caractérise par sa lenteur et son minimalisme.

MCEI : Et comment avez-vous intégré cette danse?
N.D. : La danse Butô se revendique beaucoup de l'écriture d'Artaud. C'est un des auteurs sur lesquels s'est appuyé Yoshi Oida par exemple. Dans les premières formes, je me servais des images de Carlotta Ikeda, danseuse de Butô qui prend une pluie de sel sur la tête. J'ai transformé ça en sable. C'est l'image de la purification, il y a toute une symbolique dans le Butô. J'ai introduit des éléments dans mes déplacements, mon travail sur le corps.
 

« Le travail d’Artaud, comme celui de Bacon, est de défaire l’organisme au profit du corps, le visage au profit de la tête, pour l’un à travers ce qu’il nomme le corps sans organe, pour l’autre à travers la figure. La cruauté, ce n’est pas la représentation de quelque chose d’horrible mais c’est l’action de forces sur le corps et la sensation, action qui oppresse et dont il faut se détacher. Cela donne naissance pour Artaud à la notion de corps sans organes ».
Journal de travail sur Pour en finir avec le jugement de Dieu

 MCEI : Autre chose que vous souhaiteriez nous préciser ?
N.D. : J'aime beaucoup cette phrase : "Creuser l'Enfer, c'est y engouffrer le ciel", de Pierre Emmanuel (Baudelaire et nous). Je pense que c'est ça, le travail qu'on fait. Effectivement Artaud va chercher des choses très violentes, mais dans ce qu'il fait, moi, je vois cette volonté d'ouvrir. Quand il dit "Pour en finir avec le jugement de Dieu", il essaie de se défaire de tout le carcan de la religion mais il reste très mystique. Et je pense qu'il croit vraiment en l'homme.

 MCEI : Merci, Natacha.

Propos recueillis par Sophie Dolto et Aurore Boise.

Elève au conservatoire de Grenoble de 2003 à 2007, Natacha Dubois valide ensuite une maîtrise de philosophie à l’UMPF de Grenoble et fait actuellement partie de la promotion du Master professionnel Mise en scène et Dramaturgie de Paris Ouest Nanterre. Elle fonde en 2007 la compagnie « Mais où l’as-tu », devenue depuis « Infini Dehors/Théâtre ». Elle a mis en scène Le Dieu Bonheur d’Heiner Müller, 2008 ; Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud, 2009, repris en 2010. Elle participe au projet 7 44 à partir d’un texte d’Élisabeth Chabuel, un travail sur la mémoire des événements de juillet 1944 sur le plateau du Vercors.

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