MCEI : Le projet Binôme  est construit sur la rencontre entre un chercheur et un écrivain : quel est ton ressenti sur cette rencontre ?
S. L. : Sonia Chiambretto [l’auteur de Parking Song d'après sa rencontre avec Arthur Leblois] est arrivée alors qu’elle n’y connaissait rien. Elle était très à l’écoute mais on sentait son angoisse. C’était une belle rencontre, même si ce n’est pas forcément visible sur le premier extrait. Ça dépend aussi du caractère de chacun. Et puis, les deux protagonistes ne sont pas sur un pied d’égalité : le scientifique fournit la matière sur laquelle l’auteur doit écrire. L’auteur est dépendant du scientifique. Au départ, les écrivains ne savent pas qui ils vont rencontrer, ni sur quel sujet ils vont travailler.
 
MCEI : Comment es-tu arrivée à ce projet ?
S. L. : Je ne connaissais pas Thibault Rossigneux (le créateur du projet), c’est Florian Sitbon [un des metteurs en scène déjà sur le projet] qui m’a contactée. Avec Camille Chamoux et Elisabeth Mazev, ils cherchaient un cinquième metteur en scène.
Je ne savais pas du tout ce que c’était. Ça s’est passé très vite. Thibault est quelqu’un de très franc. Nous ne nous sommes même pas vus, nous avons fait ça par téléphone. J’aimais bien l’équipe (je ne connaissais ni Thibault, ni Camille), et puis j’étais libre à cette période. C'était un projet payé, qui nous emmènerait à Avignon. 
Et surtout j’aime mettre en scène un texte qui n’a jamais été lu, rencontrer une nouvelle équipe de travail. Ça s’est très bien passé, ce sont des gens formidables. La prise de risque était moindre : au pire, ça se passerait mal pendant quinze jours (on n’avait que dix jours de répétition).
 
MCEI : Parle-nous de ton travail de mise en scène.
S. L. : Le projet Binôme, c’est : on met en scène un binôme, on assiste dans un autre et on joue dans les trois derniers. Je n’avais pas joué depuis très longtemps, j’ai donc fait une mise en scène, deux assistances et deux jeux.
C’est Thibault Rossigneux qui fait la distribution, qui crée les équipes et donne les textes. Tout le monde a déjà fait de la mise en scène, sauf Anne Loiret [qui a remplacé Elisabeth Mazev sur la deuxième édition] qui est comédienne.
Après, en amont d’Avignon, on a travaillé deux ou trois séances par binôme, à raison de trois heures par séance. Mais comme il y en avait cinq, ça représentait pas mal de travail.
Chaque metteur en scène a beaucoup travaillé en amont. Par exemple, le texte d’Emmanuel Bourdieu, La Lumière bleue, était écrit pour une voix au lieu de trois. J’ai découpé le texte pour trois voix, et Emmanuel Bourdieu était satisfait du résultat. J’ai vu l’entretien de cinquante minutes, puis j’ai passé une nuit à faire le découpage des voix et trouver la ligne directrice de chacun.
Nous sommes arrivés à Avignon la veille de la représentation, avec une journée pour préparer. A ce moment-là, la première surprise c'est l'arrivée des deux musiciens contemporains [Pierre Jodlowski et Christophe Ruetsch]. Ils devaient improviser, même s’ils avaient déjà lu les textes et qu’on avait pu les contacter avant. Je leur avais parlé de la musique dans les films de Jacques Demy, de celle des « Fous du volant ». Pour Parking Song, il y a quelque chose autour de Nirvana et Kurt Cobain, et Arthur Leblois travaille sur le chant des oiseaux.
Et en fin de journée, ça joue, one-shot, en plein air.
 
MCEI : Et le passage du statut de metteur en scène à un autre statut sur un même projet, qu’est-ce que ça fait ?
S. L. : C'est un peu schizophrénique comme expérience. Nous sommes tous metteurs en scène, donc parfois il faut savoir se taire et rester à sa place, accepter de se laisser guider. Mais c’est un travail collectif, donc on peut donner des idées, on s’écoute. Il faut switcher, et accepter que chacun ait sa méthode de travail en tant que metteur en scène. Moi, je n’avais pas joué depuis très longtemps, les autres si.
 
MCEI : Et tu as repris goût au jeu ?
S. L. : J’étais contente de faire cette lecture jouée. Sonia Chiambretto a vraiment envie que ça se joue. Mais je ne me sens pas comédienne, ce que j’aime, c’est la mise en scène, le travail en équipe, la direction d’acteurs. Ça m’a fait du bien de repasser par ce travail du corps pour diriger : on se retrouve de l’autre côté. Pendant longtemps, j’ai continué à faire des stages en tant que comédienne, mais je n’ai plus le temps. Et il y a le trac, aussi.
Je me suis laissée porter par la musique. J’adore la musique. Et puis, ce sont des lectures. Le projet est particulier : la pièce seule pourrait ne pas passer. Mais elle pourrait aussi se développer et être jouée. Certaines pièces en tout cas pourraient s’y prêter, pas toutes. Ce qui fait l'intérêt du projet c'est aussi tout ce qu'il y a autour : d’abord le film de la rencontre, puis la lecture, le film des réactions du chercheur, et un débat. Et il y a toujours des questions intéressantes. Les amateurs de science et de théâtre sont également séduits, c'est là tout l'intérêt de présenter le projet à l'université.
 
MCEI : La particularité du projet, le fait de partir d'une théorie scientifique a modifié le travail de mise en scène ?
S. L. : On a pris ces textes comme tous les textes : il faut se renseigner sur le chercheur et le sujet de recherche, trouver les clés. Les pièces sont plus ou moins liées au sujet de recherche. A chaque fois c’est un cas particulier. On essaie de comprendre la recherche pour mieux cerner le texte. C’est un besoin et une curiosité. Dans Parking Song, la parole du scientifique est restituée. Parfois on met en scène l’objet de recherche, mais ça peut aussi être le scientifique lui-même. Par exemple, Elisabeth Mazev [metteur en scène et auteur dans Binôme] a écrit sur sa rencontre avec le scientifique [Romain Nattier]. Elle est partie de son dégoût des sciences, et a cherché un point commun entre deux. Comme elle n’a pas trouvé, ça a illustré l’objet de recherche : la sympatrie [phénomène qui fait que deux espèces coexistent sans jamais s'hybrider].
 
MCEI : Qu'est ce qu'il en est dans Parking Song [le binôme présenté au Festival Nanterre-sur-scène] ?
S. L. : Dans Parking Song, il y a une évidence à creuser, un dédoublement du scientifique, deux adresses différentes. Florian Sitbon porte la voix du scientifique qui donne un cours : il décrit le comportement des oiseaux et parle de la science. Moi, je suis une sorte d'Arthur Leblois qui part à Seattle pour faire une observation de terrain sur le chant des oiseaux. Et Camille Chamoux est une chanteuse sur un forum de fans de Kurt Cobain. Ces trois univers se croisent, mais ce ne sont jamais des dialogues (sauf au début entre le poste-frontière et le scientifique). On retrouve le foisonnement et la multitude des voix du forum internet. Ce sont des solos ou un chœur. Un peu comme un grand poème à trois voix. D’ailleurs Sonia Chiambretto est poète au départ. Il y a une écriture graphique : l’auteur a dessiné dans la marge de son texte un avion et le schéma du parcours, un peu comme la route du rock de Kurt Cobain. C’est compliqué de comprendre le croisement de toutes ces entrées au début. Mais il y a un ordre. Ce n’est pas une pièce facile.
 
MCEI : Que raconte la pièce ?
S. L. : Il y a un côté road-movie d’un étranger dans la région de Seattle, à la rencontre d'un pays, d'un peuple. On y parle de Kurt Cobain. Et il y a une seconde histoire en filigrane : celle d’une femme qui est morte et qui pourrait être mon personnage lui-même. Tout n’est pas clair, mais il y a du danger. Mon personnage ressent ce danger. Cette seconde histoire n’est jamais éclairée. Pour le spectateur, il y a un grand travail sur les sensations, un jeu sur le concret et l’abstrait. La recherche amène à voyager et à faire des rencontres un peu bizarres, surtout dans le motel. La musique m’a beaucoup aidée, elle m’a permis de comprendre.
 
MCEI : Quels sont les retours auprès du public ?
S. L. : Je n’aime pas forcément avoir tout de suite les réactions des gens, à chaud. Mais plus on représentait, plus ça atteignait un public large. On a joué dans un lycée à Creil, et quand on a fait le débat après, ils avaient tout compris, alors que ce n’était pas facile. Il y avait des questions très intéressantes. C’est une pièce qui ne laisse pas les gens indifférents. Le dernier débat (à la Cité des sciences et de l’industrie) était super, les gens parlaient de sensations plus que de concret, du voyage qu’ils avaient fait, de l’émotion qu’elle leur avait procurée.
 
MCEI : Et pour Nanterre-sur-scène ?
S. L. : C’est moi qui ai choisi la pièce et qui ai fait la liaison, parce que je suis en résidence à l'Université de Nanterre. Ça m’a permis de m’ouvrir sur d’autres gens pendant ma résidence, de ne pas travailler seulement avec mon équipe (l’Indicible Compagnie). L’université est un lieu de recherche, il était logique d'y jouer Binôme. Pour Binôme #3, on voudrait qu’un des binômes parte d’un chercheur de Nanterre. Même si c’est Universcience qui prend la décision finale, tandis que Thibault Rossigneux choisit les auteurs. Ça permettrait d’impliquer vraiment quelqu’un. Et on pourrait le rejouer l’année prochaine à Nanterre, en ouverture de saison. Une manière de boucler la boucle de ma résidence.
 
MCEI : Vous avez joué dans des endroits très différents (théâtres, université, lieux de science), vous allez jouer ailleurs ?
S. L. : Surtout dans des théâtres. Même la représentation dans le lycée de Creil était dans le cadre du Théâtre, mais hors les murs. Nous avons déjà fait une tournée dans l’Oise et nous avons des projets avec des Instituts français. La scénographie est légère, c’est assez ouvert mais l'avantage, dans un théâtre, c'est de pouvoir travailler sur les lumières. On a besoin quand même d’un minimum de technique (des micros, par exemple), on ne peut pas le jouer n’importe où, sinon il faudrait repenser le concept.
Pour Nanterre-sur-scène, on va pouvoir s’amuser à faire les lumières [avec Xavier Hollebecq]. La scénographie ne changera pas en soi. C’est une forme statique, comme la plupart des binômes, concentrée sur le texte. La création s’est faite en plein air, on pouvait jouer sur le son, mais pas sur la lumière. A la Cité des sciences, on a pu travailler un peu les lumières, et surtout il y a eu la tournée dans l’Oise, dont Parking Song faisait partie. C’est un concept un peu à part : une lecture mise en scène. Ça pose une question : comment arriver à faire du jeu avec de la lecture ?
 
MCEI : Et il y a eu une résonance auprès des scientifiques ?
S. L. : Oui. Ça les a amenés à se questionner, penser différemment. Ils sont investis d'un rôle moteur, celui de la transmission à des non-initiés. Comment être clair ? Ce n’était pas un cours, ils n’avaient pas affaire à des spécialistes. Il y a eu de l’émotion quand ils ont vu la pièce, une des scientifiques avait même les larmes aux yeux. Le regard change des deux côtés, les auteurs aussi sont transformés. Les dix rencontres se sont très bien passées. Dans le projet, les textes ont des résonances différentes, mais ce sont les rencontres qui touchent le plus et qui dépassent le seul résultat du texte. C’est un concept à la fois très fort et très simple. Ce n’est pas du tout de la vulgarisation, mais la rencontre de deux univers qu’on dit éloignés. Or un des scientifiques parlait de liberté, « il faut être libre ». Eux aussi ont une créativité, dans l’expérimentation, la recherche ; eux aussi tentent, essayent des choses. Les deux personnages de Binôme sont très proches, ce sont des a priori qu’on a. Les rencontres sont belles, un lien très fort s’est tissé entre l’auteur et le chercheur : un véritable binôme en somme.
 
Parking Song, de Sonia Chiambretto d'après sa rencontre avec Arthur Leblois. Mise en scène : Thibault Rossigneux, assisté de Camille Chamoux. Lecture : Florian Sitbon, Sandrine Lanno, Elisabeth Mazev. Musique : Pierre Jodlowski et Christophe Ruetsch. Lumières : Xavier Hollebecq. Régie : Fabrice Bonpapa.
Le 5 décembre à 19h30 au Théâtre Bernard-Marie Koltès.


(Propos recueillis par Mathilde LOUARN et Nisrine CHIBA)

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