Une fin d'après-midi dans le nord de Paris. Benoît Baltus nous reçoit chez lui, local de l'association Maztek. C'est l'occasion de revenir sur le parcours de cette troupe atypique de danseurs qui a choisi d'explorer et d'exposer sur scène l'écriture de Merleau-Ponty.

MCEI : Comment est née la compagnie, d'où vient son nom?
B.B. : Le nom, vous vous doutez bien que c'est un peu n'importe quoi! Nous avons cherché un nom qui ne voulait rien dire. Nous sommes issus d'un collectif d'étudiants qui s'est formé à Nanterre lors du cours de danse contemporaine de Christian Bourigault, avec qui est venue l'envie réelle de faire de la scène. Mais avant d'en arriver à la scène, nous avons fait beaucoup de courts métrages de vidéos-danse, une façon pour nous de travailler très vite en une journée (une vidéo / une journée) et d'échapper aux débats trop longs que j'ai pu connaître au théâtre. Nous suivions donc ce rythme puis la vidéo Panopticon, réalisée en cinq jours cette fois, nous a particulièrement plu au niveau formel, un court métrage de dix-huit minutes ; c'est à partir de ce moment là que nous nous sommes dit : « pourquoi pas le faire sur scène? ». Christian Bourigault nous a donné cette opportunité. Évidemment pour faire sur scène ce court métrage que nous avions mis cinq jours à réaliser, il a fallu constituer une association. Au début, nous étions simplement un collectif de personnes motivées par le désir de travailler ensemble mais plus on devient nombreux et plus il faut qu'on s'organise. Une fois l'association créée, le premier spectacle monté et réussi, nous avons fait un deuxième spectacle, Amor fati. Être au monde est le troisième. Il nous fallait une structure car faire des pièces, c'est beaucoup plus compliqué que faire des petites formules. Je m'occupe de la mise en scène, Anne Meyer fait la chorégraphie. Le nom « Maztek » ne voulait rien dire parce que c'était un petit collectif et puis finalement on l'a gardé, il fallait que ce ne soit pas trop long.

MCEI : Quel a été votre parcours ? Comment en êtes vous venus à la danse et à la mise en scène ?
B.B : Je viens du théâtre, j'ai fait dix ans de théâtre avant, dont une bonne partie en Guadeloupe. Je suis arrivé en Métropole pour faire de la philo ; en faisant de la philo, j'ai découvert le théâtre universitaire, qui est vraiment autre chose que ce que je connaissais avant. On travaille sur le texte ; le sens du texte, on ne le fait pas pour être acteur, on le fait pour la pièce, c'est ça la différence, c'est ça que j'ai découvert : le plaisir du jeu par la scène. Je suis en doctorat de philosophie et en commençant la danse avec Christian Bourigault, lassé par le théâtre et les questions d'ego et de distribution, j'ai découvert un travail scénique de masse, autour de groupes de personnes, et j'ai aussi découvert les concepts en danse, comme ceux d'ordre et d'individu par exemple.

MCEI : Combien êtes-vous dans la troupe?
B.B. : Il n’y a pas de chiffres en fait, il y a plein de gens différents mais un noyau dur de quatre personnes : j'écris les pièces, Anne Meyer, comme je le disais tout à l'heure, fait la chorégraphie, François Niay est le secrétaire et Alma Lomax est trésorière. On fonctionne là-dessus, on se rencontre souvent et on dirige un peu les grandes lignes du groupe. Nous travaillons avec les autres interprètes à égalité, pas « d'en haut », nous sommes tous interprètes, le vœu premier pour nous c'est « quelle est ma chance en tant qu'interprète dans cette pièce ? ». Il y a un rapport très honnête par rapport à l'interprète, moi-même j'ai été interprète pendant des années et je le suis encore aujourd'hui.

MCEI : Qu'est-ce qui est déterminant dans le choix de vos inter-prètes ?
B.B. : Ce sont principalement des danseurs, les deux comédiens sont des comédiens avec lesquels je travaillais avant et que je connaissais très bien. C'est le travail, la motivation et la disponibilité qui sont déterminants : il y a des gens motivés mais qui ne sont jamais là, c'est le problème du travail de groupe.
 
MCEI : Votre projet est marqué par le croisement des arts. De quelle façon la danse est-elle reliée aux autres arts?
B.B. : La notion d’interdisciplinarité, c'est un peu surfait maintenant, je ne vendrais pas le spectacle là dessus. C'est vrai que notre communication met en avant la danse, la vidéo et le théâtre mais le point de départ c'est la philosophie de Merleau-Ponty, une philosophie qui nous amène immédiatement à la perception : la perception de quoi ? D'un corps, et la perception par quoi ? Par l'œil. Donc très naturellement, on en arrive très vite à la danse et à la vidéo.

MCEI : Comment avez-vous procédé pour intégrer la philosophie de Merleau-Ponty à la danse?
B.B. : C'est facile. Par exemple en ce qui concerne le travail sur la perception, on n'aborde pas la perception en tant que « ce que moi je perçois, comment mon corps perçoit », mais comment le spectateur voit. Ce sont les impressions physiques du spectateur qui nous intéressent, pas celles du danseur. C'est donc une idée d'exposer, de faire un exposé de la philosophie. La grande différence entre le travail qui est fait la plupart du temps autour des philosophes et ce que nous faisons, c'est que, nous, nous suivons vraiment le texte, on ne fait pas que s'en « inspirer », celui-ci est pris directement de L'Oeil et l'esprit et le Visible et l'invisible deMerleau-Ponty. Quand nous avons des interrogations quelconques sur le déroulement de la pièce, nous regardons le texte. Artificiellement, la narration découpe des concepts qui existent dans le livre, notamment entre « la vision », « l'œil » et « l'invoir » pour être didactique. En dehors de cette trame que j'ai créée, nous retournons tout le temps au texte. La chorégraphe avait les textes avec elle ; elle a écrit la danse en regardant les textes et en bossant autour.

MCEI : Quel message voulez vous faire passer ? Et y a-t-il un message ?
B.B. : Il y a toujours un message. Ce serait horrible d’aller voir un spectacle et, qu’à la fin, on te dise qu’il n’y a pas de message, que tu dois le chercher toi-même. C’est dramatique ! Nous nous impliquons énormément, il y a forcément un message. En même temps, il ne s’agit pas pour autant d’un message au sens positif du type « la philo, c’est cool », mais il y a un contenu de pensée, qui est clair, à savoir : comment appréhender la question de l’être ?

MCEI : Mais justement en ce qui concerne la réception d’Être au monde, est-ce que la référence à la philo, à Merleau-Ponty ne risque pas de faire peur ?
B.B. : C’est parce qu’ils ne connaissent pas Merleau-Ponty, c’est aussi simple que ça. Le problème c’est qu’il y a une partie de personnes qui connaît très bien Merleau-Ponty et une autre qui ne le connaît pas du tout.

MCEI : Comment on fait venir un public ? Vous avez déjà joué Être au monde, quelle a été la réception ?
B.B. : Il y a eu à peu près quatre cents spectateurs. En soi, une fois que le public est installé, ça va très bien. La pièce est très accessible. Elle est chronométrée, rythmée. Il y a vingt tableaux, et hormis les deux ou trois derniers, chaque tableau fait 2mn30. On compte 15 ou 20 secondes pour les transitions. Ainsi, s’il y a quelque chose qui agace ou qui ennuie, si on se sent agressé par le texte qui peut être un peu abstrait, de toute façon on passe très vite à autre chose.

MCEI : Vous dites vouloir rendre le spectacle accessible à un plus grand nombre sans pour autant vulgariser la philosophie, pouvez-vous développer ?
B.B. : Nous travaillons moins la compréhension du spectateur que l’effet de la philosophie. Quelqu’un qui prend une page de Merleau-Ponty trouve ça très beau, très juste et, en même temps, est absolument incapable d’expliquer par quel chemin il est passé. Et c’est justement cela que nous essayons de retrouver. Le succès d’Être au monde repose sur cela : il y a énormément de personnes qui ont vu le spectacle, parmi elles, certaines n’ont strictement rien compris et cela n’a aucune importance parce que pour nous l’important, ce n’est pas de faire comprendre Merleau-Ponty mais de produire une impression de philosophie sur le spectateur. Nous faisons confiance à cette philosophie là. Nous pensons qu’elle est belle et qu’elle est partageable. Ensuite soyons honnêtes, la philosophie, cela se lit, donc de toute façon notre but ce n’est de faire comprendre didactiquement Merleau-Ponty. D’un côté, cela n’a pas d’intérêt de vulgariser et cela n'a pas d’intérêt non plus de faire une démonstration philosophique. Nous sommes au niveau des affects, de l’impression, et la scène c’est un bel endroit pour produire des impressions.

MCEI : Est-ce que vous pourriez nous expliquer le concept de « philosophe artiste » ?
B.B. : Le philosophe artiste, c’est simple, c’est même très simple, c’est quelqu’un qui montre la philosophie plutôt que de la démontrer. Ma thèse s’appelle Philosophe artiste. Elle est sur Merleau-Ponty et Nietzsche, des écritures qui sont assez spéciales, stylisées. Ce ne sont pas des exposés philosophiques habituels. Quand on lit par exemple L’œil et l’esprit ou Le Visible et l’invisible, ces textes sont pétris de philosophie mais philosophiquement parlant, cela n’a pas de sens d’écrire ainsi. Ce n’est pas dans l’ordre des idées ou de la raison. Il y a quelque chose qui a motivé la destruction d’une forme habituelle d’exposé philosophique. Il était nécessaire pour eux d’opérer un changement, ne serait-ce que dans la façon d’exprimer la philosophie. J’accorde beaucoup d’importance à la monstration et Être au monde est véritablement un travail de monstration. C’est un terme d’art plastique que je transporte en philosophie.

MCEI : C'est la démarche de Maztek ?
B.B. : Oui, et d’autant plus dans la mesure où j’écris les textes. Toutes les pièces étaient sur un philosophe, la première était sur Foucault, la deuxième se base sur L’Eternel Retour de Nietzsche - j’aime bien cette pièce, nous allons essayer de la rejouer bientôt -, la troisième, c’est Être au monde, la quatrième, c’est une performance sur Schopenhauer. Et la cinquième, c’est sur Spinoza. C’est tout mon parcours philosophique. Après Spinoza, je suis coincé parce qu’il n’y a plus de philosophes qui me touchent à ce point !

MCEI : Vous devancez nos questions à venir. Vous travaillez actuellement sur Spinoza, toujours sur le même format ?
B.B. : Oui, c’est Spinoza en ce moment qui nous guide. Nous fonctionnons toujours sur un travail de groupe. Ce sera certainement la dernière pièce de groupe. Nous allons arrêter parce que c’est compliqué à faire et puis nous en avons déjà. Nous aimerions changer de format. C’est compliqué de tenir en groupe. Là, cela fait un peu plus de deux ans. Ce n’est pas évident de gérer les répétitions avec trois ou quatre personnes qui manquent à chaque fois, et plus on est nombreux, plus il y a d’absents. Et cela nuit au travail d’approfondissement, parce que cela ne nous apporte pas simplement de faire de la scène, nous avons envie de travailler la qualité d’interprète et la qualité scénique. Ce n’est pas une question d’argent, c’est juste un problème d'équipe et d'interprètes.

MCEI : Pourquoi Être au monde pour le festival Nanterre sur scène ?
B.B. : Pour gagner! C’est bête de dire ça et puis ce n’est pas entièrement vrai. Pour nous, c’est aussi une opportunité de refaire ce spectacle avec un public différent car la première fois, nous avions ramené beaucoup de personnes de Paris, notamment des psychomotriciens. Et les psychomotriciens connaissent la phénoménologie, pour eux les mots étaient terriblement accessibles. C’est l’occasion de rencontrer un public diversifié qui appréhendera certainement la pièce autrement et puis cela permet aussi de rencontrer les autres festivaliers.

 
Propos recueillis par Noémie Boudet et Morgane Viguet

Bande-annonce  Être au monde
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