Y avait-il une alternative ?

lun, 12/07/2015 - 18:49

C’est la question que pose Noam Chomsky dans la préface de 2011 à la série d’entretiens 9/11 : Autopsie des terrorismes, parue dans sa première traduction française en octobre 2001. 

Octobre 2001. Un mois après le 11 septembre. Octobre 2011. Dix ans après les attentats qui ont bouleversé l’ordre mondial, cinq mois après l’exécution de Ben Laden en mai, déclaré mois le plus meurtrier pour les civils afghans par les Nations Unies. Et nous voilà, lecteurs, une semaine après les attentats du 13 novembre, retrouvant ce petit livre sur les grandes tables postées aux entrées des Giberts parisiens, qui réunissent les meilleures ventes du moment. S’il est arrivé là, entre 2084 (Boualem SANSAL) et Paris est une fête (Ernest HEMINGWAY), de deux choses l’une : soit les libraires ont compris que la peur et l’incompréhension optimisent les ventes, soit le public a réellement besoin de comprendre. Probablement un peu des deux. Dans tous les cas, on se demande comment Chomsky, que ceux chez qui il suscite le désarroi (peut-être pour sa signature en faveur de Faurisson en 1979, ou sa mention par Ben Laden comme l’un des auteurs américains à qui l’on devrait prêter attention ?)  affublent du vocable « complotiste », s’est retrouvé perdu dans le flot des best-sellers post attentats. Loin d’être consensuel, ce détracteur radical de l’impérialisme américain reste un auteur à succès et à raison. Les éditeurs nous préviennent : « Dix ans plus tard, pour cette réédition, le monde n’ayant pas changé, ce programme non plus ».

La ligne directrice de Chomsky dans cette série d’entretiens, c’est la mise à nu des horreurs historiques quasi absentes des médias officiels, des usages coercitifs de la force contre les populations civiles et des massacres de milliers de citoyens dans la négation la plus totale du droit international, en majorité perpétrés par les Etats-Unis avec le soutien de leurs comparses du monde arabe et du Golfe. Il dévoile toute la fausseté des expressions « croisade », « bombardement intelligent », « intervention de maintien de l’ordre », qui ne font aucune mention du nombre d’innocents touchés. Pour le lecteur non initié à l’histoire politique houleuse des Etats-Unis, les découvertes sont nombreuses : l’armement des moudjahidins par la CIA et les services de renseignement français, l'Égypte, le Pakistan dans les années 1980 pour livrer une guerre sainte aux soviétiques (opération Cyclone lancée par Jimmy Carter) ; les 3,3 milliards de dollars d'aide (officielle) des États-Unis aux rebelles afghans anticommunistes au même moment ; la condamnation en 1986 des Etats-Unis par la Cour Internationale de Justice pour « usage illégal de la face » au Nicaragua ; le soutien américain et soviétique à Saddam Hussein au moment du gazage des kurdes d’Irak à Halabja en 1988 ; l’attentat à la voiture piégée dans les rues de Beyrouth en 1983, fomenté par la CIA et l’Arabie Saoudite pour tenter de tuer l’ayatollah chiite Mohamed Hussein Fadlallah (80 morts, 180 blessés) ; les bombardements américains ordonnés par Clinton de l’usine de produits pharmaceutiques de Al-Shifa au Soudan en 1998 …

Arrêtons-nous au Guatemala, sur un terrain oublié de l’histoire, ou en tout cas peu ou pas abordé dans les programmes scolaires sur la Guerre froide, évoqué par Chomsky dans le chapitre III (« La Campagne idéologique », page 90) : en 1954, le nouveau président du Guatemala Jacobo Arbenz Guzman, élu démocratiquement, décide de lancer une réforme agraire. Il distribue aux paysans les plus pauvres du pays quelques hectares de terres appartenant à la multinationale américaine United Fruits et décide d’instaurer une taxe sur les exportations. Le Guatemala était alors le premier producteur de bananes et de fruits tropicaux des Caraïbes, mais ses terres (c’est à dire toute son économie) étaient aux mains de la compagnie américaine. Parmi les actionnaires et le conseil d’administration de cette entreprise, on trouvait Allen Dulles, directeur de la CIA entre 1953 et 1961. A la suite d’une réunion entre Eisenhower et Allen Dulles (qui dirigeait aussi le plus grand cabinet juridique de Wall Street), la CIA décide de tuer dans l’œuf cette réforme qui aurait directement affecté les intérêts de l’entreprise. La CIA arme et finance alors un groupe de 400 combattants qui renverse Arbenz Guzman. Le général Castillo Armas, à la tête de l’armée rebelle, y installe une dictature militaire et restera en place pendant 40 ans. En passant, il interdit la formation de syndicats, et prive les trois quarts des Guatémaltèques de leur droit électoral en excluant les analphabètes du vote.

On connaissait surtout Chomsky pour ses contributions à la linguistique. On le découvre sous un autre prisme, anarchiste et un peu manichéen sur les bords. Il aurait été intéressant d’analyser les travers des autres puissances (parler par exemple, de la responsabilité de la France et de la Grande-Bretagne dans le tracé des frontières du Moyen-Orient qui ont un lien direct avec la guerre en Syrie). Mais chacun son sujet. Tous ces éléments ne font plus aujourd’hui l’objet d’aucune controverse, et sont vérifiés par documents historiques officiels. Voilà un certain nombre de vérités basiques, qui font poser un regard différent sur l’échiquier géopolitique et sur la politique étrangère américaine et française.  Cela nous laisse pensifs quant aux décisions bellicistes prises dans l’urgence par le gouvernement après les tueries du Bataclan : les bombardements en Syrie par la coalition ne doivent ils pas également être jugés incompatibles avec la paix mondiale ? Qui bénéficie d’une immunité dans la hiérarchie du crime, et pourquoi ?

Dans la collection Eléments des éditions AGONE, on trouve des auteurs somme toute assez connus (Serge HALIMI, Paul NIZAN ... ), mais leur renommée les case d’emblée dans les forces d’opposition. 


Leïla Izrar et Noémie Soyez