L’article 3§2 de la proposition de règlement Rome I, par Caroline DAMIEN

L’article 3§2 de la proposition de règlement Rome I

Si le droit communautaire occupe une place croissante dans la construction normative, le droit international privé (ci-après «DIP») semble ne pas pouvoir échapper pas à son emprise (Petites Affiches du 12 décembre 2002, Le droit international privé communautaire : émergence et incidence, notamment l’article de L. Idot, " L’incidence de l’ordre communautaire sur le droit international privé", p. 27 et s. ; A. Fuchs, H. Muir Watt, E. Pataut (dir.), Les conflits de lois et le système juridique communautaire, Dalloz, 2004). Initialement, les sources conventionnelles occupaient une place prépondérante en DIP. Depuis Amsterdam, ce droit conventionnel se transforme progressivement en droit communautaire dérivé  Pour cause, une communautarisation du DIP présente des avantages non négligeables quant à son application dans l’espace communautaire dans la perspective de nouvelles adhésions à l’Union européenne et grâce à l’attribution d’une compétence d’interprétation à la Cour de justice . Jusqu’à présent, ce phénomène de communautarisation du DIP était manifeste pour les conflits de juridictions  La Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 sur la compétence judiciaire et l’effet des jugements en matière civile et commerciale complétée par la Convention dite Bruxelles 2 ont été les premiers textes à faire l’objet d’une transformation en règlement communautaire  mais il existe pour les conflits de lois  Parmi les exemples fréquemment cités, au titre des règlements, le règlement du 8 octobre 2001 sur la société européenne, les règles de conflit insérées dans les règlements relatifs aux droits de propriété intellectuelle communautaire, la proposition de règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelle (Rome II). Au titre des directives, on peut également donner des exemples comme les directives relatives aux contrats d’assurance et celles relatives aux techniques de la "société de l’information" (télévision, radiodiffusion par satellite et retransmission par câble)  et s’étend à la Convention de Rome (ci-après «la Convention») du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles. Nous ne reviendrons pas sur le contexte qui a précédé la publication par la Commission de sa proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations contractuelles (ci-après «RI») (COM (2005) 650 final). Cette transformation était l’occasion pour la Commission d’adapter la Convention aux mutations technologiques survenues depuis son adoption en raison de l’expansion du commerce électronique et de la mettre en harmonie avec le règlement Bruxelles I et le futur règlement Rome II. La Commission a nourri un projet plus ambitieux : refusant de se satisfaire d’une transformation/adaptation de la Convention, celle-ci s’est fixée un objectif de modernisation. Cet objectif s’est concrétisé avec l’insertion à l’art. 3§2 de la possibilité pour les parties de choisir comme loi applicable des «principes et règles de droit matériel des contrats, reconnus au niveau international ou communautaire ». La Commission voit cet alinéa comme une modification majeure visant à «renforcer le principe clé de la Convention de Rome qui est le respect du libre choix par les parties professionnelles quant au droit applicable à leur relation». Ce §2 retiendra notre attention à plusieurs égards : dans quelle mesure l’art. 3§2 modernise-t-il l’art. 3 de la Convention ? (I.) Quel est l’apport réel de ce §2 ?(II.)

I. Le §2 de l’art. 3 de la proposition RI, une modernisation de l’art. 3 de la Convention Avant d’étudier le §2 (B.), rappelons le principe clé de la Convention et apprécions sa compatibilité avec le choix d’une loi non étatique (A.).

A. La loi applicable au contrat dans la Convention Les parties ont-elle une liberté totale dans le choix de la loi applicable à leur contrat ? A l’exception des contrats de consommation et de travail, le principe de l’autonomie de la volonté est la clé de voûte de la Convention. En vertu de l’art. 3.1 de la Convention, «le contrat est régi par la loi choisie par les parties». La volonté des cocontractants se voit reconnaître une portée importante, non limitée par l’exigence d’un lien effectif avec le pays dont la loi est choisie et force est reconnue à la volonté implicite Sur quoi porte le choix des parties ? L’art 3 de la Convention ne précise pas si ce choix doit être d’origine étatique ou non. Peut-il porter sur toute loi ? Une solution affirmative nuirait à la prévisibilité et la sécurité juridique des solutions. Les parties doivent exclusivement choisir un droit étatique ? Selon Paul Lagarde (P. Lagarde, Remarques sur la proposition de règlement de la Commission européenne sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I), Rev. crit. DIP, 95 (2) avril-juin 2006), dans la Convention, le choix d’un droit non étatique n’est pas illicite mais ne relève pas du DIP. Le contrat qui comporterait un tel choix serait régi par la loi applicable à défaut de choix (art. 4) et ce serait à cette loi étatique de définir la place qu’elle peut accorder aux règles non étatiques choisies par les parties. L’art. 4 de la Convention comporte une référence à «la loi du pays». Lors de l’adoption de la Convention, c’est sur cet indice que l’on a déduit l’interdiction du choix de la lex mercatoria devant le juge étatique et que s’est opérée une répartition des rôles entre juge étatique et arbitre international. La Convention ne bannit donc pas l’utilisation de la lex mercatoria mais organise sa mise en œuvre. Si les parties l’invoquent devant un arbitre international, celui-ci n’étant pas soumis au respect de la Convention, peut lui donner plein effet. En revanche, invoquée devant un juge étatique, sa validité et sa portée doivent être évaluées à l’aune du droit étatique applicable, éventuellement par le biais d’une stipulation contractuelle. La Convention admet donc le recours à une loi non étatique mais à titre subsidiaire.

B. Le bouleversement du §2 de l’art. 3 de la proposition RI Constatant la tendance grandissante des parties à se référer, «non pas à la loi de tel ou tel état mais directement aux règles d’une convention internationale telle que la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur la vente internationale de marchandises (ci-après «CVVIM»), aux usages du commerce international, aux principes généraux du droit, à la lex mercatoria ou encore à des codifications privées récentes telles que les principes UNIDROIT sur les contrats du commerce international » (page 25 du Livre vert), la Commission a entériné cette pratique (question 8 du Livre vert ) en prévoyant la possibilité pour les parties de choisir «comme loi applicable des principes et règles de droit matériel des contrats, reconnus au niveau international ou communautaire». Le principe de la liberté de choix est maintenu mais la Commission accroît les possibilités de choix de lois pour les parties modernisant ainsi la Convention par un dépassement du principe précité. Une des raisons qui appuie son choix est qu’il n’y a pas lieu de refuser le choix de règles non étatiques devant un juge étatique dès lors que cette faculté est ouverte dans beaucoup d’Etats devant l’arbitre international (page 25 du Livre vert). Il s’agit d’un véritable bouleversement car n’oublions pas les débats agités autour du contrat sans loi – contrat affranchi de toute loi étatique mais soumis à l’application de règles non étatique - (Léna Gannagé. Le contrat sans loi en droit international privé et le droit non étatique. Rapport général. 17ème congrès de l’Académie international de droit comparé ) et de la lex mercatoria. La plupart des auteurs rejetaient cette possibilité au motif que ces règles ne présentaient pas encore un corps de règles cohérents et complets. Cependant, nous pouvons nous demander quelle sera la portée réelle de cette liberté nouvelle donnée aux parties.

II. L’apport réel de l’art. 3§2 : interrogations, paradoxes et stratégie La proposition RI adoptée, les parties pourront choisir comme loi applicable les «principes et règles de droit matériel des contrats, reconnus au niveau international ou communautaire» Que recouvrent ces principes et règles ? La rédaction de l’art. 3§2 est insuffisamment précise. L’exposé des motifs seul nous donne des indications : «la formule retenue vise à autoriser notamment le choix des principes Unidroit, des Principes of European Contract Law ou d’un éventuel instrument communautaire optionnel, tout en interdisant le choix de la lex mercatoria, insuffisamment précise, ou de codifications privées qui ne seraient pas suffisamment reconnues par la communauté internationale». Un paradoxe se dessine. L’exposé des motifs dispose que «les modifications apportées permettent de moderniser certaines dispositions de la Convention de Rome ainsi que de les améliorer en termes de clareté et de précision du texte, renforçant ainsi la sécurité juridique» (Exposé des motifs. Page 3). Or la formulation de l’art. 3§2 contient de nombreuses zones d’ombre (A.). Quelles sont les intentions voire la stratégie de la Commission ?(B.)

A. La question de la détermination des règles susceptibles d’être choisies par les parties De la multiplicité d’incertitudes et de contradictions.

1. Silence gardé sur la CVVIM Si dans le Livre vert, la CVVIM figure au titre des règles auxquelles les parties choisissent fréquemment de se référer, on est surpris qu’elle ne soit pas reprise dans l’exposé des motifs. Il s’agit de se demander si les parties peuvent choisir les règles contenues dans la CVVIM hors de son champ d’application. Or, pourquoi refuserait-on aux parties le choix de cette convention qui pose des règles matérielles en matière de contrats de vente, qui est un instrument de droit positif qui a l’avantage de présenter des règles dont la teneur est facile à identifier et dont l’élaboration sous l’égide des Etats n’encourt par le reproche de partialité qui est parfois adressé à des règles émanant d’instances privées ? (Léna Gannagé. Le contrat sans loi en droit international privé et le droit non étatique. Rapport général. 17ème congrès de l’Académie international de droit comparé ) Simple oubli ? La Commission semble vouloir «déterminer les effets qu’aurait une telle désignation» (Livre vert. Page 25). Des clarifications devront être apportées à l’avenir.

2. Exclusion de la lex mercatoria Le choix de la lex mercatoria est interdit comme insuffisamment précise. Si cette justification était pertinente il y a une quarantaine d’années (Léna Gannagé. Le contrat sans loi en droit international privé et le droit non étatique. Rapport général. 17ème congrès de l’Académie international de droit comparé), elle est plus mal aisée aujourd’hui. En effet, en gardant à l’esprit que la Commission souhaite renforcer «le respect du libre choix des parties professionnelles quant au droit applicable à leur relation», on décèle une contradiction dans ce refus. En effet, abstraction faite des difficultés soulevées par la lex mercatoria liées à l’impossibilité d’en identifier le contenu avec précision, la pratique montre qu’elle est souvent utilisée par ces parties professionnelles dans les contrats internationaux. En outre, c’est oublier qu’elle «a pour elle la force de l’expérience des usages, et l’autorité, même très relative de la jurisprudence arbitrale». Or avec les années, la jurisprudence arbitrale a affirmé la juridicité des règles de la lex mercatoria et les a précisé. Enfin, comment donner du crédit à ce refus alors même que l’al. 2 de l’art. 3§2 contient un mécanisme de comblement des lacunes du droit non étatique ? Pourquoi cette interdiction de choisir la lex mercatoria ? Serait-elle vouée à rester du domaine de la justice arbitrale ?

3. Stratégie d’ouverture sur un instrument optionnel L’exclusion du choix de la lex mercatoria combinée à l’intégration de la faculté pour les parties de choisir un instrument optionnel scelle le paradoxe de la démarche de la Commission. En effet, la Commission qui souhaitait corriger imprécisions laissées par la Convention, qui ne se prononce pas sur le choix de la CVVIM, qui exclut la lex mercatoria comme imprécise, intègre au rang de principe reconnu au niveau communautaire un Cadre Commun de Référence dont on ignore presque tout on sait qu’il visera à élaborer des règles types, énoncera des principes fondamentaux communs de droit des contrats appuyés de définitions et concepts clés Communication du 11 octobre 2004. Droit européen des contrats et révision de l’acquis : la voie à suivre  puisqu’il n’existe pas encore ! Il est vrai que la Commission n’a jamais caché son projet de combiner les 2 instruments. On comprend qu’elle s’inscrit dans une démarche d’anticipation de l’adoption d’un tel instrument.

4. Reconnaissance de codifications privées Les parties pourront choisir les principes Unidroit et les Principes européens  Oeuvres d’origine privée et savante nées du besoin d’harmoniser les règles de droit applicables au contrat . Ces Principes offrent un corps de règles systématique et cohérent qui connaît dans la pratique un succès croissant et dont de nombreux rapports vantent la qualité de rédaction ainsi que l’impartialité des instances qui ont présidé à leur élaboration. Il n’en demeure pas moins que «le caractère non obligatoire de ces Principes les a fait pénétrer dans la sphère du droit mou» (G. Busseuil. L’avenir des principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international et des principes européens du droit du contrat : du droit mou au droit dur ?) car sans valeur obligatoire. Reste à savoir si la proposition RI peut effectivement faire référence à ces codifications en tant que lex contractus (G. Busseuil. L’avenir des principes Unidroit relatifs aux contrats du commerce international et des principes européens du droit du contrat : du droit mou au droit dur ?). Or, il semble que le renvoi par la proposition RI à ces codifications soit discutable. Comment s’organiseront les relations entre les dispositions impératives des Principes, les dispositions impératives nationales et internationales ? En outre, on ne saurait oublier que la liste de principes et règles susceptibles d’être choisis comme lex contractus n’est pas exhaustive («notamment») et que d’autres principes viendront s’ajouter par la suite. Dans cette perspective, qui décidera que la reconnaissance – le législateur, le juge - est suffisante et sur quel(s) critère(s) ? (P. Lagarde. Remarques sur la proposition de règlement de la Commission européenne sur la loi applicable aux obligations contractuelles ; P. Mankowski, "Der Vorschlag für die Rom-Verordnung", IPRax 2006.101 et s., 102). Lors, le renvoi par la proposition RI aux codifications privées est porteur d’une grande insécurité juridique, paramètre que la Commission n’a pas totalement omis.

B. La prise en compte des incertitudes des al. 1 et 2 et la stratégie induite de la Commission Un droit non étatique est-il complet ? L’ajout de l’al. 2 de l’art. 3§2 montre que la Commission a entendu cette question. Mais l’ouverture de la possibilité pour les parties de choisir comme lex contractus un droit non étatique semble avoir primé cette question, celle-ci étant nécessaire à l’aboutissement de sa stratégie ultime, conduire les parties à choisir l’instrument optionnel, et de fait, justifier la nécessité de son élaboration.

L’al. 2 de l’art. 3§2 dispose : «les questions concernant les matières régies par ces principes ou règles et qui ne sont pas expressément tranchées par eux seront réglées selon les principes généraux dont ils s’inspirent, ou, à défaut de ces principes, conformément à la loi applicable à défaut de choix en vertu du présent règlement» (Reprise de l’article 7§2 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises). Cette méthode de comblement des lacunes du droit non étatique sert de soupape de sécurité. Plusieurs observations doivent être formulées. On voit mal comment sera mis en œuvre cette méthode. Quels sont ces principes généraux dont s’inspirent les principes ou règles ? Les Principes ne sont-ils pas déjà des principes généraux codifiés pour combler les lacunes de la CVVIM ? D’où la remarque de stupéfaction de P.Deumier «les principes Unidroit pour combler les lacunes des Principes Unidroit ? Il fallait y penser» (P. Deumier. Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations contractuelles. RDC Avril 2006, pp. 507 – 515). A défaut, le comblement des lacunes du droit non étatique se fera par le recours à «la loi applicable à défaut de choix en vertu du présent règlement». Le recours à un droit étatique est donc encore possible en dernier lieu mais sa portée est moindre. En effet, le choix d’un droit non étatique n’est pas une simple stipulation contractuelle restant soumise au respect des dispositions impératives de la loi étatique applicable. Au contraire, il s’agit d’un véritable choix de loi qui, sauf lacune des règles matérielles, doit être respecté ce qui conduit à écarter le droit des Etats membres. Comment les juges nationaux vont-ils accepter de donner aux Principes un effet supérieur à celui des règles étatiques impératives ? En revanche, «une telle mise à l’écart du droit des Etats membres au profit d’un instrument communautaire optionnel est compréhensible eu égard à l’articulation des systèmes nationaux et communautaires».

Il ressort des incertitudes des al. 1 et 2 que la solution laissant le moins de place à l’insécurité juridique résiderait certainement dans l’adoption d’un instrument optionnel. Cette solution serait la moins inacceptable pour les Etats membres qui accepteraient plus facilement la mise à l’écart de leur droit à son profit qu’ils ne le feraient au profit de la lex mercatoria ou de codifications privées. Ainsi, l’entreprise de la Commission apparaît dévoilée dans toute sa stratégie. D’où le constat de P.Deumier et P.Lagarde : l’art. 3§2 dépasse le choix d’une technique juridique pour les parties professionnelles et traduit une politique juridique visant à imposer par un processus d’harmonisation douce un instrument optionnel. La proposition RI constituerait donc la 1ère étape d’un processus communautaire déterminé.

Il serait souhaitable que la Commission précise voire modifie les points qui ont été soulevés. C’est chose possible : l’art. 250§2 du traité CE donne le pouvoir à la Commission de modifier une proposition tant que le Conseil n’a pas statué.