A propos de l’arrêt Sallusti rendu par la Cour de cassation italienne le 26 septembre 2012, sa mise en perspective avec le droit français et sa compatibilité avec la jurisprudence de la CEDH, par Morgane Richard

[Résumé : La diffamation, incrimination dont les contours sont appréciés de façon différente selon les ordres juridiques, est un délit puni par une peine d’emprisonnement en Italie. Cette sanction porte atteinte à la liberté d’expression et est vraisemblablement incompatible avec l’exigence de la proportionnalité de l’ingérence de l’Etat,  qui est une règle fixée par la CEDH.]

 

La Cour de cassation italienne a rendu récemment une décision condamnant un journaliste à une peine d’emprisonnement de quatorze mois pour diffamation. Il se trouve que l’Italie a été condamnée à plusieurs reprises ces dernières années pour avoir violé l’article 10 de la CEDH qui reconnaît la liberté d’expression. En particulier, elle a été sanctionnée pour avoir imposé des peines de détention jugées disproportionnées par rapport aux buts légitimes poursuivis par l’État. Cette décision aurait pu être sujette à un rejet ultérieur par la Cour si le Président de la République Giorgio Napolitano n’avait pas gracié le journaliste.

La tendance à condamner les journalistes à des peines de détention en Italie est assez préoccupante. A titre d’exemple, en mai dernier, trois chroniqueurs de l’hebdomadaire Panorama ont été condamnés à une telle peine. La situation en Italie est d’autant plus critique qu’une classification réalisée par « Reporters sans frontières » en 2013 sur la liberté de la presse classe le pays au 57ème rang mondial. Le Conseil de l’Europe, préoccupé par les menaces qui pèsent dans cet État sur la liberté de la presse, a institué la Commission de Venise, chargée d’observer la situation dans le pays. Dans une résolution ayant pour objet « L’état de la liberté de la liberté des médias en Europe » datant du 24 janvier 2013, le Conseil de l’Europe met en cause l’Italie, comme l’avait déjà fait le Parlement européen en 2004 dans sa résolution « Sur les risques de violation, dans l’Union européenne, et particulièrement en Italie, de la liberté d’expression et d’information ». Il avait alors établi qu’en cas de protection inefficace de la liberté d’expression ou de lacune de cette protection dans un État, c’était aux institutions politiques de l’Union européenne de prendre le relais, car « les juridictions communautaires ne peuvent être saisies par des individus en cas d’absence de pluralisme dans les médias ».

Du point de vue français, bien que la diffamation ne soit pas punie par de la prison, mise à part pour diffamation raciale, elle demeure un délit pénalement sanctionné par la loi du 29 juillet 1881. On peut souligner qu’une importante réforme consistant à dépénaliser la diffamation, et donc à la condamner seulement sur un plan civil, a été proposée puis rejetée pour des raisons que nous verrons.

En Italie, une réforme de la loi actuelle est en cours afin notamment de supprimer la peine d’emprisonnement en cas de diffamation. Cependant, l’arrêt rendu le 26 septembre 2012 par la Cour suprême témoigne de l’attachement des juges à ce type de condamnation. Une telle peine n’est pas établie par une disposition tombée en désuétude et poussiéreuse du code pénal, bien au contraire puisque  les juges y ont souvent recours. Cette décision est annonciatrice de débats houleux au Sénat italien qui ont commencé le 5 février 2014. Cette chambre avait déjà rejeté un précédent projet de réforme en 2012, après le prononcé de l’arrêt Sallusti.

Au moment des faits, Alessandro Sallusti est directeur du quotidien national Libero. Un fait divers passionne alors la presse transalpine : une jeune fille de treize ans décide d’avorter de son plein gré. Sauf que notre directeur de journal, certainement dans le souci d’accroître le nombre de ventes, décide d’autoriser la publication d’un article au titre accusateur, écrit sous le pseudonyme de Dreyfus, dans lequel l’auteur anonyme met en cause notamment un juge pour avoir contraint la mineure à avorter, alors que cette nouvelle est contredite par les journaux nationaux et l’ANSA (Agenzia nazionale Stampa Associata, l’équivalent de l’AFP) le même jour. Alessandro Sallusti a été condamné par la Cour de cassation à double titre : pour ne pas avoir empêché la publication d’un article diffamatoire en tant que directeur de journal, délit puni par l’article 57 du code pénal, mais aussi pour avoir participé au délit de diffamation en lui-même, qui est une violation de l’article 595 cp et de l’article 13 de la loi sur la presse n° 47/1948. En effet, un article diffamatoire anonyme est attribuable à la personne qui a décidé de le publier, selon une jurisprudence constante. Alessandro Sallusti ayant auparavant été condamné plusieurs fois pour diffamation, la Cour de cassation  a prononcé contre lui une peine d’amende et de réclusion, refusant de lui accorder un sursis en estimant qu’il serait potentiellement capable de réitérer le même délit.

Ce fait illustre le problème délicat de la frontière entre le droit à la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée, et des sanctions encourues pour diffamation. 

Jusqu’à quel point la sanction de la diffamation, objet d’une difficile mise en balance du droit au respect de la vie privée et de celui à la liberté d’expression, est-elle légitime dans les ordres juridiques français et italien et par rapport au système de la CEDH ?

 

Une mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée

 

L’ingérence légitime de l’État dans l’exercice du droit à la liberté d’expression

 

La liberté d’expression est un droit constitutionnellement et conventionnellement protégé.

Au regard du droit international, ce droit fondamental est consacré à l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CESDH), rendue exécutive dans l’ordre juridique italien le 4 août 1955 et seulement le 3 mai 1974 en droit français. La Cour de Strasbourg, à l’occasion de la décision Handyside contre Royaume Uni du 7 décembre 1976 avait ainsi établi que: « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun ».

De plus, la liberté d’expression bénéficie d’une protection constitutionnelle en France et en Italie.

En droit français, la liberté d’expression figure à l’article 11 de la DDHC, et le Conseil constitutionnel s’est reconnu comme étant le garant de cette liberté. Dans l’arrêt Sallusti, la Cour de cassation italienne rappelle que dans l’ordre juridique italien, la liberté d’expression est aussi hissée au rang de droit fondamental garanti à l’article 21 de la Constitution. La place de la Convention et des interprétations de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui en découlent a toute son importance, puisque les juridictions italiennes y sont soumises.

Le droit à la liberté d’expression est protégé par les ordres juridiques internes. Néanmoins, cette protection est variable et appréciée différemment selon les systèmes nationaux. L’influence grandissante de la CEDH dans les ordres juridiques internes favorise l’émergence d’un standard de protection, une convergence qui permet de réduire la disparité des appréciations qui sont faites de cette liberté.

En effet, dans la décision Sallusti, la Cour rappelle le mécanisme de réception des articles et de la jurisprudence de la CEDH. L’article 117 al 1 de la Constitution italienne précise que le législateur est soumis aux conventions internationales. Ainsi, la protection des normes de la CESDH est assurée à travers l’article 117 al 1, ce qui rend possible le contrôle de constitutionnalité des normes conventionnelles en cas de conflit éventuel. En outre, la Cour a rendu sa décision Sallusti en s’appuyant sur le principe de subsidiarité cher aux juges de Strasbourg, selon lequel le juge national est le premier gardien des  droits fondamentaux garantis par la CEDH. Ce mécanisme permet une protection homogène des droits fondamentaux dans les divers ordres juridiques. 

Les journalites jouent un rôle fondamental pour la protection du droit à la liberté d’expression. Ils sont  définis comme étant les « chiens de garde » de la démocratie et des institutions par les juges de Strasbourg dans l’arrêt Thorgeir Thorgeirson contre Islande du 25 juin 1992.

La Cour de cassation dans la décision Sallusti a rappelé que la CEDH avait ainsi reconnu dans son arrêt Riolo contre Italie du 17 juillet 2008 que « la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique ». La liberté d’expression, au service de la démocratie, contient la reconnaissance d’un même droit à deux facettes : le droit d’informer (côté actif) et le droit à l’information (côté passif). Au « droit à l’information » la Cour constitutionnelle italienne dans la décision 112 de 1993 rattache le « pluralisme des sources d’information, leur caractère complet, l’exactitude et la continuité de l’activité d’informer ; l’objectivité et l’impartialité des informations communiquées ». La liberté de la presse, entendue au sens large comme tout moyen de diffusion de l’information, est la clef de voûte de la démocratie, qui permet aux citoyens de se forger une opinion et de ne pas rester à la marge du débat public. Ils peuvent ainsi participer au processus de formation de la volonté générale.

 

Cependant, la sacralisation du droit à la liberté d’expression connaît certaines  de limites.

Toujours dans l’arrêt Riolo, la CEDH ajoute à propos de la presse, que « si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles de la justice ». Elle a également rappelé à plusieurs reprises, notamment dans l’arrêt Cumpana et Mazare contre la Roumanie en 2004, que l’ingérence de l’État dans l’exercice de la liberté d’expression est légitime dans certains cas de figure.

Dans l’arrêt Sallusti, la Cour de cassation abonde dans le même sens, et précise comme elle l’avait déjà fait dans une décision du 23 avril 1986 qu’un citoyen exerçant son droit fondamental peut se heurter à « des droits fondamentaux d’autres citoyens, et que de ce fait il naît un problème de mise en balance ». Elle ajoute que « la divulgation de faits portant atteinte aux droits de la personne est justifiée par l’intérêt à ce que ces faits soient connus, en ce qu’ils sont essentiels à la formation de l’opinion publique ». Or, une des limites à la liberté d’expression est constituée par l’impératif de la protection de l’honneur et de la réputation d’autrui, qui sont également des droits constitutionnellement protégés par les articles 2 et 3 qui garantissent la protection des droits inviolables de la personne, dont les droits à l’honneur et à la réputation.

 

Il ne fait aucun doute que le respect des autres droits fondamentaux doit être assuré alors même qu’ils peuvent parfois porter atteinte à la liberté d’expression. Cependant, le curseur placé par les divers ordres juridiques pour caractériser une situation de diffamation est variable.

Dans le cas d’espèce, la Cour de cassation italienne vérifie que l’examen des faits réalisé par les juges du fond sur la base des critères de droit national entre dans le cadre posé par la CEDH. Elle  procède à la vérification des critères posés par l’article 10.2 de la Convention en deux temps. En s’appuyant sur l’examen des faits réalisés par la Cour d’appel, elle s’assure tout d’abord que « les expressions contenues dans les articles publiés ont bien porté préjudice au droit fondamental de la réputation du [médecin] plaignant ». Elle conclut enfin que « les condamnations des deux journalistes [par les deux degrés de juridiction] pour diffamation ont constitué des mesures nécessaires, dans une société démocratique, pour la protection d’un tel droit fondamental ». La liberté d’expression doit donc être tempérée par rapport à d’autres droits, dont le respect à la vie privée.

La Cour de cassation, soucieuse de rendre un jugement équilibré et respectueux de ces droits fondamentaux, s’appuie sur le texte de la CESDH pour caractériser la situation de diffamation. En effet, selon le paragraphe 2 de l’art 10 de la CEDH, il existe trois conditions à remplir pour que l’État puisse intervenir pour limiter la liberté d’expression, et donc pour justifier la poursuite pour diffamation : cette limitation doit être prévue par la loi. Il doit être question de protéger  des droits fondamentaux d’autrui (on peut y inclure le droit à l’honneur et à la réputation qui n’est pas explicitement mentionné). Enfin, cette restriction doit être nécessaire dans une société démocratique.

En outre, dans l’arrêt Axel Springer du 7 février 2012, la CEDH donne une liste de six indices pour apprécier correctement la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression : la contribution à un débat d’intérêt général ;  la notoriété de la personne visée et de l’information et l’objet du reportage ; le comportement antérieur de la personne concernée ; le mode d’obtention des informations et leur véracité (la Cour insiste sur l’importance de la bonne foi et de la fiabilité et de la précision des informations) ; le contenu, la forme et les répercussions de la publication et enfin la gravité de la sanction imposée (l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression devant être proportionnée). Dans cet arrêt, elle précise que les États disposent d’une marge d’appréciation et que dès lors que « la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes » (88). En établissant les raisons légitimes d’intervention de l’État pour restreindre la liberté d’expression, la CEDH trace le cadre juridique à l’intérieur duquel lequel l’État peut poser des obstacles à la liberté d’expression, et donc notamment caractériser une situation de diffamation.

 

Dans les droits nationaux en revanche, il existe une réelle définition de la diffamation, considérée comme un délit.

En droit français, la définition de la diffamation figure à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Les éléments constitutifs de la diffamation sont au nombre de cinq. Est nécessaire tout d’abord une publication. Doivent ensuite exister une allégation/imputation, un fait précis et déterminé, une atteinte à l’honneur ou à la considération. En outre, la diffamation doit viser une personne ou un corps de personnes.

Ces critères sont différents en droit italien. Au sens de l’article 595 du code pénal, inchangé depuis 1930, la diffamation est caractérisée dès lors qu’a lieu une atteinte à la réputation d’une personne lors d’une communication entre plusieurs personnes. Trois éléments permettent donc de la caractériser : l'atteinte à l'honneur ou à la réputation, le fait que la personne visée soit absente, et la communication entre au moins deux  personnes. Dans l'affaire Sallusti, c'est donc à la lumière de ces critères que les juges du fond ont caractérisé l'existence du délit de diffamation.

En outre, comme en droit français, lorsque la personne n’est pas nommée expressément mais que les circonstances permettent de l’identifier, il s’agit bien d’une diffamation. La Cour de Cassation le souligne en saluant l’interprétation des juges du fond dans l’affaire Sallusti : « pour l’individuation du sujet passif, il n’est pas nécessaire qu’il soit indiqué de façon nominative, les éléments historiques et de contexte, personnels et temporels […] étant suffisants ». 

Contrairement au droit français, l’acte spécifique allégué constitue en droit italien une circonstance aggravante (alors qu’en droit français, elle est un élément de définition de la diffamation qui permet de la distinguer de l'injure), tout comme  "la diffamation commise par voie de la presse ou de tout autre moyen de publication". La publication n'est pas, en droit italien, une condition sine qua non d'une situation de diffamation. A titre d'exemple, un employeur a été condamné pour diffamation pour avoir envoyé une lettre d'injure à son employé, et avoir fait également parvenir cette dernière au conseil d'administration de l'entreprise (Cour de cassation, 21 janvier 2009). L’information n’ayant pas été communiquée par voie de presse, les juges n'ont pas retenu la circonstance aggravante.

En droit français, une diffamation non publique est considérée non pas comme un délit mais comme une contravention : de la publication dépend la nature de l'infraction. Enfin, constitue une circonstance aggravante le fait de diffamer un corps politique, administratif ou judiciaire, comme c’est le cas en l’espèce. Néanmoins, cela est contraire à la jurisprudence de la CEDH.

Cette incrimination étant réglementée de façon différente dans les deux pays, la référence par les juges nationaux aux principes européens, à l'instar de la Cour de cassation dans l'affaire Sallusti, permet de maintenir un équilibre des droits tout en conservant une marge nationale d'appréciation, affirmée dans l'arrêt Axel Springer. C’est ce qu’a fait la Cour de cassation italienne, qui s’est attachée à vérifier que la diffamation caractérisée en droit national se trouvait à l’intérieur du cadre juridique dans lequel l’Etat peut restreindre la liberté d’expression tracé par la CEDH.

 

L’exceptio veritatis : le point d’équilibre entre ces deux droits fondamentaux ?

 

Si les faits divulgués sont avérés, la responsabilité du journaliste ne peut être retenue.

 L’exception veritatis constitue donc la frontière entre ce qui peut être dit publiquement et ce qui ne peut pas l’être ; entre le droit à la vie privée, dont la violation est sanctionnée par le délit de diffamation, et la liberté d’expression. L’exception de vérité est une exception par rapport au droit pénal général, puisque c’est à la personne poursuivie de prouver son innocence. Ces différents ordres juridiques s’accordent sur ce point. Cependant, dans certains systèmes juridiques, certains faits spécifiques ne peuvent être prouvés.

L’exception de vérité est tout d’abord un principe cher à la CEDH, qui avait condamné la France dans l’affaire Mamère contre France en 2006 pour ne pas avoir accepté que le requérant fournisse les preuves de faits remontant à plus de dix ans. La Cour avait rappelé que « les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité [] s’agissant d’assertions de faits, en prouvant la véracité de ceux-ci […] ». La Cour tend à accepter tous les moyens de preuve.

En droit italien, l’exception de vérité n’est pas prévue par les textes (l’art 595cp n’exige pas que l’information soit fausse pour constituer une diffamation) mais cette lacune par rapport au standard européen a été compensée par la jurisprudence. Notamment, la Cour de cassation considère que le délit de diffamation n’existe pas : quand le fait décrit est vrai ; quand il existe un intérêt social effectif à la connaissance du fait ; mais aussi quand l’exposition des faits est réalisée de façon correcte, sans agression gratuite (décision du 4 janvier 2000, à l’origine établie dans une jurisprudence du 18 octobre 1984).

En droit français en revanche, la possibilité pour le diffamateur d’apporter la preuve des faits divulgués et de ne pas être condamné si les faits sont exacts a été ajoutée à la loi de 1881 par l’article 6 de l’ordonnance du 6 mai 1944 qui indique que : « la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée ». Des exceptions strictes étaient accolées à cette règle générale, qui en réalité devenait l’exception. Il était en effet impossible de prouver la vérité des faits quand l’information était relative à la vie privée, à des faits remontant à plus de 10 ans et lorsqu’un délit ayant donné lieu à une condamnation était prescrit ou amnistié.

En réalité, les deux dernières hypothèses ont été déclarées inconstitutionnelles, respectivement dans les décisions 131 du 20 mai 2011 et 319 du 7 juin 2013. Ainsi, le Conseil constitutionnel fait de l’exceptio veritatis un principe général, et s’aligne sur la jurisprudence de la CEDH.

Concernant les informations relatives à la vie privée, un projet de loi actuellement suspendu dont l’examen a été reporté au 14 mai 2014 prévoit une réelle immunité pénale du journaliste à la condition que ces informations poursuivent un but légitime.

Bien qu’il demeure quelques résistances à une pleine reconnaissance du príncipe de l’exception de vérité consacrée par la CEDH, les législateurs et les juges nationaux ont favorisé un alignement des droits, en donnant plus de poids à l’exceptio veritatis. Ils opèrent ainsi une convergence progressive des droits.

 

Toutefois, il existe des exceptions au principe d’exception de vérité : c’est notamment le cas de diffamation raciale. La Cour de cassation française a affirmé le 16 mars  2004 que ce type de diffamation ne pouvait jamais être l’objet de l’exceptio veritatis. Ce principe a pour but de ne permettre en aucun cas de légitimer des propos racistes en permettant au journaliste de pouvoir prouver ses allégations. Suite à l’entrée en vigueur de la loi du 1er juillet 1972, il n’est nul besoin de prouver l’intention de la personne poursuivie de provoquer la haine raciale : la diffamation raciale devient punissable de plein droit.

 

Outre la limite posée pendant longtemps par l'interdiction de prouver certains faits, un autre obstacle à l'exceptio veritatis est constitué par l'impossibilité pour le journaliste de se fonder sur tout moyen de preuve. Il peut cependant rapporter la preuve de sa bonne foi.

Les limites longtemps posées à l’exception de vérité étaient liées à la réticence des les juges internes à admettre certaines preuves et notamment en droit français les documents issus d’une procédure judiciaire, alors qu’au contraire les juges de Strasbourg ont consacré l’immunité des sources journalistiques.

Ces restrictions ont été compensées par la création jurisprudentielle de l’exception de bonne foi, qui confère une immunité à la personne poursuivie. La bonne foi est considérée par tous les ordres juridiques comme une circonstance atténuante, pouvant exonérer le journaliste de sa responsabilité.

Dans l’affaire Mamère contre France en 2006, la CEDH a rappelé que «les personnes poursuivies à raison de propos qu’elles  ont tenus sur un sujet d’intérêt général doivent pouvoir s’exonérer de leur responsabilité en établissant leur bonne foi ».L’exceptio veritatis et  la bonne foi constituent donc « la double possibilité » que  «le requérant devait se voir offrir » afin de s’exonérer de sa responsabilité.. 

Dans l’affaire dont il est question, les preuves fournies par Sallusti pour prouver sa bonne foi n’ont pas suffi à convaincre les juges de la Cour d’appel, dont la motivation est confirmée par la Cour Suprême qui affirme que « le temps et les modalités de diffusion des informations [fournies par d’autres journaux et l’ANSA et moyens de communication le même jour] ont été incontestablement en mesure de faire savoir à toute la rédaction de Libero que le produit qu’ils avaient confectionné était incompatible avec leur rôle de protagonistes et garants de la liberté d’expression dans sa dimension de droit/devoir d’information ». La Cour valide l’interprétation des juges du fond selon lesquels les critères pour attribuer la bonne foi ne sont pas présents.

En droit italien, le fait que la source du journaliste soit sérieuse ne suffit pas : il faut encore que son erreur soit involontaire, qu’il ait opéré un contrôle professionnel sur cette source et sa fiabilité.

L’exception de bonne foi en droit français gravite essentiellement autour du but légitime poursuivi, mais aussi de l’absence d’animosité personnelle, de la prudence et de l’objectivité des propos mais aussi du sérieux de l'enquête.

Enfin, il est intéressant de noter qu'il existe une présomption de mauvaise foi dans les deux pays et que cette présomption est valable pour tous les cas d’imputations diffamatoires, et la charge de la preuve pèse donc sur le défendeur, tout comme pour l’exceptio veritatis.

Quant à la CEDH, elle semble être sceptique à l’égard de cette présomption jurisprudentielle en vigueur en France et en Italie. La CEDH se révèle réticente vis-à-vis de cette présomption qui existe aussi en droit grec. Ainsi, dans l’arrêt Kydonis contre Grèce du 2 juillet 2009 à la suite du recours d’un journaliste après avoir été condamné pour avoir écrit un article compromettant sur un politicien, la Cour de Strasbourg précise qu’ « en l’espèce que les juridictions saisies non seulement n’ont reconnu aucun intérêt légitime au requérant, journaliste et éditeur, pour publier l’article litigieux, mais, de manière plus surprenante, ont renversé la charge de la preuve, en lui reprochant d’avoir omis de prouver un tel intérêt » (37).

Mais il n’en reste pas moins que la preuve de la bonne foi reste distincte de la preuve de la véracité des faits. La tendance à privilégier la liberté d'expression face au droit au respect de la vie privée ouvre cependant un autre problème, celui du droit à l’oubli. 

 

De la mise en balance de ces deux droits fondamentaux découle la qualification d’une situation de diffamation et donc l’attribution de sanctions prévues par les divers ordres juridiques, qui ne doivent en aucun cas dissuader la presse de s’exprimer librement.

 

La question des sanctions pénales et/ou disproportionnées : un frein à l’activité journalistique

 

L’engagement de la responsabilité pénale du diffamateur : un obstacle à la liberté d’expression ?

 

Bien qu’il soit question de réformer les sanctions prévues en droit français (pour l’abandon d’une sanction pénale pour diffamation) et en droit italien (pour la réduction ou l’exclusion des peines d’emprisonnement pour ce même délit), on peut s’interroger sur la légitimité des sanctions actuelles.

 En droit italien, il est intéressant de souligner que la détention pour diffamation est prévue à l’art 595cp, dont la lettre est inchangée depuis le code Rocco de 1930 (entré en vigueur sous la période fasciste) en Italie. L’affaire Sallusti et sa condamnation à une peine de détention a fait couler beaucoup d’encre et a donné lieu à de vives protestations contre une législation considérée comme archaïque. Conscient du problème, le Parlement tente de réformer le régime de la diffamation. Cette réforme est actuellement en cours. Le DDL diffamazione, le projet de loi dont il est question, a été présenté au Parlement l’année dernière et adopté par la chambre des députés le 17 octobre 2013. Ce texte a été discuté au Sénat le 5 février 2014, qui devrait se prononcer dans les prochains jours. Dans cette proposition de texte, l’influence de la CEDH et notamment  la mise en balance des droits et l’application du principe de proportionnalité seront au cœur des débats parlementaires. Cela illustre l’importance de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour dans les divers ordres juridiques nationaux, qui est à l’origine la convergence des droits vers un modèle de protection unique.

Il est question de supprimer la peine d’emprisonnement mais également de distinguer le cas du journaliste ayant rédigé l’article et celui du directeur de journal qui ne pourra plus être poursuivi pour violation de son obligation de surveillance, mais seulement en cas de conduite coupable (responsabilité pour faute). Actuellement, selon les textes, un délit de diffamation est passible de six mois à six ans de prison. L’autre problème majeur de cette réglementation est le fait qu’il n’est pas fixé de montant maximal à l’amende, ce qui rend la sanction non prévisible, et qui est contraire au principe de sécurité juridique.

En France, seule une forme de diffamation est soumise à une peine d’emprisonnement : il s’agit de la discrimination raciale, délit figurant aux articles 32 al 2, 33 al 3 et 24 al 6 de la loi de 1881, ce dernier ayant été introduit par la loi Gayssot du 13 juillet 1990. Elle « vis[e] une personne ou un groupe de personne à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non- appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Cette législation a pour but de protéger la dignité humaine. A titre d’exemple, le directeur de la revue Révision a été condamné à une peine de trois mois d’emprisonnement par le tribunal correctionnel de Paris le 14 mai 1990, pour avoir remis en cause l’existence des chambres à gaz.

L’opportunité d’une réforme de la réglementation a été également débattue dans le cadre de la Commission Guinchard, afin de dépénaliser la diffamation et de n’opérer qu’une réparation civile à l’exception de la diffamation discriminante (raciale ou sexiste). Cette Commission a rendu en 2008 au Ministre de la Justice un rapport dans lequel figure la proposition de n’instituer qu’une responsabilité civile en cas de diffamation .

Bien que la CEDH n’interdise pas en soi les sanctions pénales, elle déplore cependant qu’elles aient forcément un effet dissuasif pour la presse. Le Conseil de l’Europe s’est également déclaré favorable à l’abandon de la responsabilité pénale pour diffamation. Se pose alors la question de l’opportunité de l’engagement de l’unique responsabilité civile du diffamateur, car le procès pénal accorde beaucoup plus de garanties.

 

 

L’exigence de la proportionnalité de la sanction: la détention en cas de « circonstances exceptionnelles »

 

Alors que l’article 27.3 de la Constitution italienne impose le principe de proportionnalité des peines ( «  Les peines ne peuvent consister en des traitements contraires au sentiment d’humanité et elles doivent tendre à la rééducation du condamné. »), la Cour de cassation semble en faire fi ces derniers temps.

Dans la décision Sallusti cependant, elle affirme qu’en tenant compte de la jurisprudence de la CEDH, la peine de détention est légitime dans des « hypothèses exceptionnelles », ce qui serait le cas en l’espèce au vu de la gravité du préjudice à la réputation du juge, mais aussi des parents et des médecins de la jeune fille. Elle estime que: « La jurisprudence des juges de droit et des juges du fond ainsi que celle de la Cour de Strasbourg s’accordent pour retenir que la liberté d’opinion […] même en présence d’une ample protection constitutionnelle, ne peut pas outrepasser le but d’information de la collectivité et se traduire en une divulgation […] d’informations fausses, limitant ainsi les droits de la personne ». Elle retient en plus de cela la circonstance aggravante selon laquelle  « dans le cas d’atteinte injustifiée à un magistrat, la confiance de la collectivité est affaiblie ».

En outre, la Cour de cassation confirme la décision de la Cour d’appel qui n’a pas accordé le sursis à la peine d’emprisonnement : ce dernier ne peut être accordé que lorsque le juge, d’après les circonstances, estime peu probable que le coupable commette de nouveau un délit de la même nature. Or, Sallusti a été condamné de très nombreuses fois en l’espace de  trois ans pour diffamation, ce qui lui a valu de se voir refuser le sursis de la peine d’emprisonnement. 

Par une argumentation détaillée, la Cour de cassation fait référence à certains arrêts de la CEDH par lesquels cette dernière a admis qu’une condamnation à une peine d’emprisonnement est possible, notamment à la décision  Cumpana et Mazare contre Roumanie du 17 décembre 2004, où la CEDH avait rappelé que « si la fixation des peines est en principe l’apanage des juridictions nationales, la Cour considère qu’une peine de prison infligée pour une infraction commise dans le domaine de la presse n’est compatible avec la liberté d’expression journalistique garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence » (par 115). La CEDH poursuit un raisonnement identique en cas de peine d’emprisonnement avec sursis (Katrami contre Grèce 2007). En l’espèce, le droit fondamental atteint est le droit à l’honneur et à la réputation. Mais en pratique, la CEDH s'est toujours montrée hostile à une peine d'emprisonnement pour diffamation.

L’affaire Sallusti doit encore être analysée à la lumière de deux décisions importantes de la CEDH contre la République italienne survenues récemment: les affaires Belpietro et  Ricci contre Italie, toutes deux survenues en 2013. Dans l’affaire Belpietro, le directeur du journal Il Giornale avait publié un article sur la mafia sicilienne, écrit par un Sénateur dans lequel des procureurs de Palerme étaient directement mis en cause. Ce directeur avait été condamné par un jugement définitif à une amende importante d’une part et à quatre mois d’emprisonnement avec sursis d’autre part : la CEDH « ne saurait conclure qu’une condamnation à l’encontre du requérant était en soi contraire à l’article 10 de la Convention. Il n’en demeure pas moins que […] la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence ». Ainsi, conclut-elle « à cause de la mesure et de la nature de la sanction imposée au requérant, l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’était pas proportionnée aux buts légitimes ». Antonio Ricci avait également été condamné à une peine de prison pour avoir diffusé publiquement des vidéos privées, internes à la Rai, la télévision publique italienne.

Dans ces deux décisions, la CEDH a estimé qu’une peine d’emprisonnement, même avec sursis, était disproportionnée par rapport à la diffamation.

De plus, la peine de détention a un effet dissuasif sur l’activité journalistique. Dans l’affaire Belpietro, la Cour indique que « l’infliction en particulier a pu avoir un effet dissuasif significatif » sur la presse qui, par conséquent, est plus réticente à exercer pleinement son droit à la liberté d’expression. Cela est une conséquence ruineuse qu’il faut à tout prix éviter puisqu’elle est susceptible de décourager les journalistes, « watch dog » de la démocratie, d’exercer correctement leur métier en les mettant sous pression.

Concernant la peine d’emprisonnement dans un cas de diffamations raciales en France, on peut s’interroger sur le fait de savoir si la CEDH la classe ou non parmi les circonstances exceptionnelles. Elle doit cependant être interprétée strictement par le juge français s’il ne veut pas s’exposer à  une condamnation par les juges de Strasbourg, encore que l’on suppose que la diffamation raciale puisse entrer dans l’hypothèse de “diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence”. C’est en réalité dans cet unique cas de figure que la CEDH légitime une peine d’emprisonnement prononcée à l’encontre de journalistes pour diffamation.

 En conclusion, la CEDH, dont la jurisprudence a une influence grandissante sur les ordres juridiques nationaux, semble donner la priorité à la liberté d’expression en sacralisant le príncipe de l’exceptio veritatis. Tout du moins, il semble qu’aucune atteinte à la vie privée d’autrui ne puisse justifier une peine d’emprisonnement pour diffamation, qui demeure une ingérence disproportionnée de l’Etat dans le droit à la liberté d’expression. Il existe une seule exception à ce príncipe: lorsque la diffamation se traduit par un discours haineux ou incitant à la violence.
Les ordres juridiques français et italien sont sous l’emprise des exigences du système de la CEDH, comme l’illustrent les nombreuses initiatives de réformes de l’incrimination de la diffamation, qu’il s’agisse de sa définition même (à travers le concept d’exceptio veritatis qui constitue la frontière entre ce qui peut être publiquement dit et ce qui ne peut pas l’être) ou de la sanction (à travers l’abandon progressif d’une condamnation pénale). Dans les faits, les systèmes nationaux ont donc peu de marge de manoeuvre. 

Bien que les juges italiens semblent plus réticents à suivre la jurisprudence de la CEDH sur la question, l’influence de la CEDH dans les ordres juridiques nationaux et notamment dans l’ordre juridique italien ne pourra que briser la digue de plus en plus fragile que constituent les résistances nationales. 

 

 

 

 

 

Bibliographie :

Législations :

-Costituzione della Repubblica italiana

-codice penale

-legifrance

Décisions :

Corte suprema di cassazione, 5a sezione penale, 26 settembre 2012

Décision 2011- 131 du 20 mai 2011, Conseil constitutionnel

Décision 2013-319 QPC du 7 juin 2013, Conseil Constitutionnel

Articles de doctrine :

Libertà di stampa, tutela dell’informazione e dei giornalisti alla luce della « Carta dei diritti fondamentali » dell’Unione europea nel contesto delle Convenzioni internazionali che proclamano la libertà di stampa, Franco ABRUZZO, 7 gennaio 2012

Italia : giornalisti in carcere per diffamazione ? La Corte di Strasburgo è preoccupata, Luca GULINO, 18 marzo 2013

La preuve de la diffamation en droit français et la Convention européenne des droits de l’Homme, Lyn FRANCOIS

L’état de la liberté des médias en Europe, Résolution 1920 (2013), Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, 24 janvier 2013

Avis sur la législation italienne relative à la diffamation, Commission européenne pour la démocratie par le droit, Conseil de l’Europe, 9 décembre 2013

La diffamazione e l’aggravante del mezzo della stampa ex art 595, co 3, Codice penale, Avv Faustino PETRILLO, 20 maggio 2011

La giurisprudenza della Corte costituzionale italiana in tema di media, Enzo CHELI, 6 giugno 2013

Massime 2011, Diffamazione, Ordine dei giornalisti, 7 dicembre 2012

Diffamazione a mezzo stampa e responsabilità del direttore del giornale : il caso Dreyfus, Manuela ROBUSTELLA, 2012

Dossier del Servizio Studi del Senato sull’A.S n 1119, « Modifiche alla legge 8 febbraio 1948 n 47, al codice penale e al codice di procedura penale in materia di diffamazione, di diffamazione con il mezzo stampa o con altro mezzo di diffusione, di ingiuria e di condanna del querelante », dicembre 2013

Ouvrages :

Droit de la communication, Diane DE BELLESCIZE et Laurence FRANCESCHINI, Puf, 2ème édition, octobre 2011

Droit des médias, droit français, européen et international, Emmanuel DERIEUX, L.G.D.J, 6ème édition, 2010

Diritto dell’informazione e della communicazione, Paulo CARETTI, il Mulino, 5a edizione, 2013

Sitographie :

Site officiel de la CEDH (notamment rubrique HUDOC) : décision Belpietro contre Italie, 24 septembre 2013 ; Riolo contre Italie, 17 juillet 2008 ; Axel Springer, 7 février 2012 ; Mamère contre France, 7 novembre 2006, Cumpana et Mazare contre Roumanie, 17 décembre 2004)

Site officiel de Reporters sans frontières

Site officiel du Conseil constitutionnel

Sito ufficiale della Corte di cassazione