Les arrêts Achbita et Bougnaoui de la CJUE, ou le triomphe d’une « nouvelle laïcité » française au niveau européen

La vision de la laïcité consacrée en 2017 par la CJUE dans les arrêts Achbita et Bougnaoui est directement inspirée du modèle français, dont la laïcité a souvent pris une tournure ambitieuse et envahissante au cours des trente dernières années. En France, l’affaire Baby-Loup est une illustration parmi d’autres d’une laïcité qui tend à reléguer la religion dans le for intérieur seul de l’individu, en empiétant même sur certaines sphères privées (les entreprises), où les expressions religieuses étaient, contrairement aux institutions publiques, traditionnellement libres d’entraves. Cette conception française, désormais reprise à son compte par l’Union Européenne, semble s’écarter de ladite « tradition commune » des Etats-membres - à laquelle la CJUE se réfère pour dégager des principes généraux du droit communautaire. La « laïcité à la française », reprise par de rare pays non-européens, est en effet connue dans le monde entier pour sa particularité, et sa sévérité. Ainsi le Royaume-Uni, bien qu’ayant vocation à sortir de l’Union Européenne et de la compétence de la CJUE suite au Brexit, a une vision radicalement différente de la liberté de religion et de la neutralité de ses sujets. Cette vision tend elle aussi à accorder une large marge de manœuvre dans le privé, mais les motifs n'en sont pas moins différents.

 

Les arrêts Achbita et Bougnaoui de la CJUE, ou le triomphe d’une « nouvelle laïcité[1] » française au niveau  européen

 

« Ne constitue pas une discrimination directe la règle interne d’une entreprise privée qui interdit la manifestation visible de toute appartenance religieuse, philosophique ou politique ». C’est en substance ce que la Cour de Justice de l’Union Européenne a déclaré en rendant, le 14 mars 2017, ses décisions dans les affaires Achbita Secure Solutions et Bougnaoui & ADDH[2]. De telles décisions n’ont provoqué en France que quelques remous médiatiques rapidement étouffés, et pour cause : depuis la saga Baby-Loup[3], où s’étaient affrontées à plusieurs reprises la Cour d’Appel de Versailles et la Cour de Cassation, il est admis – et maintenant consacré en droit français à l’article L.1321-2-1 du Code du Travail – qu’une entreprise privée peut inscrire le principe de neutralité dans son règlement interne.

En quoi consiste donc ce principe de neutralité ? Dans la « conception française » de la laïcité, la neutralité est liée au principe de séparation entre les religions et l’Etat contenu dans la loi de 1905[4], et est normalement réservée aux institutions publiques. Elle requiert des agents publics de ne pas manifester de préférence à l’égard d’une religion en observant leur devoir de réserve. Elle s’applique même aux bâtiments publics, de sorte que toutes les institutions publiques sont dites neutres, ou areligieuses selon la fameuse formulation utilisée par Aristide Briand.[5] L’Etat français a lui-même une apparence areligieuse, aucune référence n’étant faite à une religion ou à une divinité quelconque dans les textes fondateurs de la Ve République. La Cour de Justice, dans ces décisions interdisant la manifestation visible d’une appartenance religieuse, avalise donc un déplacement du curseur de neutralité des institutions publiques vers les institutions privées.

Que la Cour de Justice s’aventure dans de tels domaines peut sembler inhabituel. En effet, l’Union Européenne, contrairement au Conseil de l’Europe et à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, n’avait pas vocation originellement à protéger les droits et libertés fondamentales. Cependant, la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes (ex CJUE) n’a eu de cesse de se référer, à partir de la fin des années soixante, aux droits fondamentaux, consacrant des « principes généraux du droit communautaires », inspirés de la CEDH et des « traditions communes » des Etats-Membres. Une telle action a ensuite été consacrée en droit communautaire, notamment avec la symbolique Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne. Bien que la question de la religion soit ici abordée sous l’angle des discriminations et des égalités de traitement en matière d’emploi[6], l’impact n’en est pas moins direct sur la liberté religieuse et sur la conception de la laïcité promue par la Cour de Justice et l’Union Européenne.

Bien que critiquée, même en France, la vision de la laïcité consacrée ici par la Cour n’en est pas moins inspirée par le modèle français, dont la laïcité a souvent pris une tournure ambitieuse et envahissante au cours des trente dernières années. L’affaire Baby-Loup n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres d’une laïcité qui tend à reléguer la religion dans le for intérieur seul de l’individu, en empiétant même sur certaines sphères privées (les entreprises), où les expressions religieuses étaient, contrairement aux institutions publiques, traditionnellement libres d’entraves. Cependant cette conception française, désormais reprise à son compte par l’Union Européenne, semble s’écarter de ladite « tradition commune » des Etats-membres ; la laïcité à la française est en effet connue dans le monde entier pour sa particularité. Ainsi le Royaume-Uni, bien qu’ayant vocation à sortir de l’Union Européenne et de la compétence de la CJUE suite au Brexit, a une vision radicalement différente de la liberté de religion et de la neutralité de ses sujets, vision qui tend à accorder une large marge de manœuvre dans le privé mais pour des motifs différents.  

On dressera ici une brève analyse comparative de ces deux visions de la laïcité et de la neutralité. L’évolution du concept de laïcité en droit français tend vers une adaptation du modèle valant pour le service public aux institutions privées, et donc vers une politique de neutralité toujours plus poussée, maintenant supportée par la CJUE (I). A l’inverse, la vision libérale du sécularisme anglo-saxon refuse la relégation du fait religieux au privé et ne pose que peu de limitations à la manifestation des croyances religieuses, dans les secteurs privés comme publics (B).

La laïcité est un sujet très vaste, au carrefour entre histoire, sociologie, droit, sciences politiques et religieuses. Nous n’aborderons ici que la question de la neutralité, notamment les distinctions entre sphère privée et sphère publique. Pareillement, la liberté de religion ne sera abordée que sous l’angle de la liberté d’expression ou de manifestation (ou liberté de culte).

 

  1. Laïcité française : la traditionnelle dichotomie public / privé de plus en plus remise en cause

La loi de 1905 sur la Séparation des Eglises et de l’Etat comprenait trois piliers principaux : la séparation de la religion de l’Etat, de laquelle a découlé lé neutralité de l’Etat, l’égalité de tous les citoyens devant la loi quelles que soient leurs convictions, et la protection de la liberté de religion. Cette neutralité de l’Etat avait pour vocation de soutenir la pluralité et la liberté religieuses (A). Mais de plus en plus, cette neutralité s’est vue appliquer à d’autres personnes ou espaces, espaces publics ou privés (B). La décision Achbita de la CJUE, bien qu’axée sur la lutte contre les discriminations, fait écho à un tel glissement (C). 

 

  1. Des institutions et agents publics neutres garants des libertés religieuses dans le privé

Le principe de neutralité de l’Etat implique une non-ingérence dans le fonctionnement des religions, et vice versa. Par conséquent, l’art. 2 de la loi de 1905 dispose que l’Etat « ne reconnait, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cette neutralité dans les relations avec les diverses religions ne vient pas seule, mais est accompagnée d’une neutralité passive : l’Etat n’a ni religion, ni allégeance à une religion, et dans ce sens la séparation mène bien à un Etat areligieux. 

Si l’Etat, entité abstraite, est areligieux, qu’en est-il de ses membres et représentants ? Puisqu’on ne peut leur imposer cette absence de religiosité sans restreindre leur liberté de religion, il faut leur en donner l’apparence : la neutralité, qui s’est peu à peu étendue en droit français à toutes les institutions publiques. Déjà dans les arrêts du Conseil d’Etat Bouzanquet de 1935[7] et Demoiselle Jamet de 1950[8], le juge administratif évoquait le devoir de stricte neutralité (ou « obligation de réserve » des fonctionnaires). Ce devoir fut confirmé dans l’avis du CE Mademoiselle Marteaux de 2000[9], avec l’interdiction de manifester ses croyances ou de porter un signe religieux ostentatoire dans l’exercice des fonctions. Cette obligation va même au-delà d’une simple abstention, avec la théorie de l’apparence : les agents des services publics ne doivent pas donner l’apparence d’un comportement préférentiel ou discriminatoire qui pourrait être considéré comme ostentatoire. L’obligation de réserve s’applique avec des degrés différents cependant selon la proximité de l’activité concernée avec un service public (enseignement du premier ou second degré, services sociaux, transports, etc.). En 1986, le Conseil Constitutionnel fit référence à l’obligation de neutralité des services publics dans la décision Liberté de Communication, en interdisant une mise en œuvre du service public de façon différenciée en fonction des convictions religieuses[10] (applicable également aux entreprises privées chargées d’un service public). Cette obligation fut ensuite pendant un temps appliquée aux bâtiments publics concernant les signes religieux, même si le Conseil d’Etat a finalement rendu possible l’installation de crèches de Noël dans des bâtiments publics pour motifs culturels, bien que dans de strictes conditions[11], tout comme la CEDH a, en dernière instance, laissé les Etats parties libre d’organiser leur laïcité dans l’arrêt CEDH 18 mars 2011, Lautsi c. Italie[12].

C’est ce même principe de neutralité publique qui a pour but de soutenir la liberté religieuse des citoyens français. En refusant un lien avec une quelconque religion, l’Etat se donne les moyens de traiter de façon neutre et égale toutes les religions[13]. Cette neutralité ne s’applique évidemment pas aux personnes privées ou usagères des services publics (hormis le cas de l’éducation) dont les libertés de conscience et de culte sont préservées par les institutions, dans l’espace privé comme dans l’espace public. Ainsi, hormis le cas de l’école, l’administré peut manifester ses convictions dans l’espace public pourvu que l’ordre public établi par la loi ne soit pas troublé[14], tout comme l’usager des transports en commun ou le patient d’un hôpital public, « sous réserve des contraintes découlant des nécessités du bon fonctionnement du service et des impératifs d’ordre public, de sécurité, de santé et d’hygiène »[15].

Cette distinction entre personnes et institutions publiques d’une part, et personnes et institutions privées d’autre part, s’est cependant trouvée mise à mal à de nombreuses reprises au cours des trente dernières années. 

 

  1. Une laïcité toujours plus ambitieuse, malgré certains freins du juge administratif

Il est nécessaire de préciser avant tout que cette neutralité ne concerne pas seulement le fait religieux, mais aussi politique, philosophique, voire parfois sportif ou syndical, bien que l’application de la neutralité à ces derniers soit souvent tempérée par des règlements précis. Depuis quelques années, les mentalités évoluent : arrêts et décisions judiciaires, arrêtés  préfectoraux ou municipaux démontrent l’émergence d’une « nouvelle laïcité [16]», selon les mots de Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin, dont le positionnement face au fait religieux a un impact sur la liberté de religion. La neutralité a ainsi été étendue – avec plus ou moins de succès – aux collaborateurs du service public, à certains de ses usagers, sous certaines conditions à « l’espace public », et de plus en plus aux personnes privées travaillant au sein d’entreprises privées.

Concernant les collaborateurs du service public, en 2012, la circulaire Châtel[17] demanda aux parents d’élèves accompagnant les sorties scolaires de ne pas porter de signes religieux ostentatoires, ce qui incluait le port du voile pour les musulmans ou du turban pour les sikhs. Le Conseil d’Etat estima cependant par la suite que le principe de neutralité ne s’appliquait pas à ces personnes. En 2010, la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, avait d’abord fait l’objet d’hostilité de la part du Conseil d’Etat, avant d’être approuvée par le Conseil Constitutionnel. La notion d’espace public est une notion floue en droit français, ce qui explique sans doute son utilisation légale ou réglementaire profuse. Pour cette raison, la loi fit l’objet d’un recours devant la CEDH par une femme française arguant l’impossibilité pour elle de porter une burqa[18]. Mais, comme dans l’arrêt Lautsi avec l’Italie, la Cour laissa à la France une marge de manœuvre et débouta l’appelante – illustrant ainsi les cas de limitations pouvant être apportés à la liberté religieuse sur motif d’ordre ou de sécurité publics comme énoncés à l’art. 9 CEDH, même si la CEDH motiva également sa décision sur la mise en danger, par le port de la burqa, de la conception française du « vivre ensemble », « but légitime que constitue la « protection des droits et libertés d’autrui » (§121).

A l’été 2016, une polémique éclata sur le vêtement dit du « burkini », alimentée encore plus par quelques arrêtés municipaux interdisant le port de ce vêtement, là encore par motif de risques de trouble à l’ordre public. Cette fois le Conseil d’Etat invalida l’un après l’autre lesdits arrêtés, en considérant que ceux-ci portaient « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle[19] ». En avril 2015, au nom du principe de neutralité du service public, la RATP refusa la mention « au bénéfice des chrétiens d’Orient » sur les affiches d’un concert diffusées dans les couloirs du métro parisien, avant de rétropédaler une semaine suivante au vu du tollé déclenché[20]. Enfin, le débat sur une éventuelle interdiction du voile islamique à l’université est une thématique qui émaille régulièrement l’actualité.

Toutes ces affaires témoignent d’une certaine tendance à aller au-delà de la neutralité normalement réservée aux institutions ou agents publics, voire à neutraliser toute manifestation de la religion dans l’espace public. Cette tendance a atteint son point culminant en 2013 avec l’affaire Baby Loup, où l’employée d’une crèche fut licenciée suite à sa volonté de porter un voile islamique. Sans rentrer dans les détails des faits, deux facteurs permettaient alors de restreindre la liberté religieuse en entreprise privée : le pouvoir de direction de l’employeur (art. L.121-1 du Code du Travail), la restriction devant être proportionnée au but recherché, ou le cas des « entreprises de tendance » ou « de conviction ». Concernant le premier cas, la CEDH avait déjà jugé en janvier 2013 dans l’arrêt Eweida que la liberté religieuse d’un agent d’escale d’une compagnie aérienne était méconnue par l’interdiction qui lui était faite d’apposer une croix sur son uniforme[21]. Concernant le second cas, cette notion permettait à une entreprise adhérant à un certain projet philosophique, religieux ou politique d’imposer à ses salariés le respect de ses valeurs (ex : établissements privés d’enseignement, associations religieuses ou sportives, etc.). Baby Loup étant une entreprise privée, investie d’une mission d’intérêt général mais pas d’une mission de service public, les principes de laïcité et de neutralité ne s’appliquaient pas à elle (c’est en tout cas la conclusion à laquelle parvint la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité[22]). La Cour de Cassation refusa en dernière instance la qualification d’entreprise « de tendance laïque », mais confirma le licenciement en affirmant que le port d’un signe religieux n’était pas compatible avec la nature de l’exercice exercé – en se fondant donc sur le pouvoir de direction de l’employeur. Simple application du droit, ou boîte de Pandore ? Suite à cette affaire, de nombreuses entreprises privées et non chargées d’un service public adoptèrent des Chartes de la laïcité tendant à adapter le modèle public de neutralité au privé[23], et l’art. L.1321-2-1 du Code du Travail, adopté en août 2016, dispose qu’une entreprise privée peut inscrire le principe de neutralité dans son règlement interne.

 

  1. La décision Achbita, consécration par la CJUE de la neutralité publique adaptée au privé

Cette conception d’une laïcité républicaine, outil de neutralisation voire d’aseptisation des éventuels signes de différence entre citoyens, s’oppose à une conception plus libérale, où la protection de la liberté religieuse ne permet que des limitations liées à l’ordre public. L’affaire Babyloup témoigne de la disparition de cette laïcité libérale, prônée par Aristide Briand, rapporteur du projet de la loi de 1905[24]. Cependant cette nouvelle laïcité n’est aujourd’hui plus limitée au seul ordre juridique français, puisque la CJUE l’a consacrée dans l’arrêt d’espèce.

Dans cet arrêt[25], la CJUE fait passer un double test à la règle interne de l’entreprise privée sur la base de laquelle l’employée a été licenciée, à cause de son port du voile et malgré les avertissements. En premier lieu, l’entreprise regarde si la règle constitue une discrimination directe envers la salariée, ce qui n’est pas le cas car elle vise tous les salariés « indifféremment », traite « de manière identique tous les salariés » et est appliquée « de manière générale et indifférenciée ». En second lieu, la Cour étudie si la règle pourrait constituer une « différence de traitement indirectement fondée sur la religion », par laquelle cette « obligation en apparence neutre » pourrait en fait aboutir « à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ». Mais cette différence de traitement peut être justifiée par un objectif légitime de l’employeur, si les moyens sont légitimes et nécessaires, ce qui est le cas, l’objectif étant ici « la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec les clients, d’une politique de neutralité ».

La seconde décision, rendue conjointement, affirme que la seule « volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique » ne peut être une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » selon la directive du 27 nov. 2000[26]. Si cette décision encadre effectivement les conditions auxquelles un employeur peut restreindre la liberté religieuse de ses employés, elle n’annule pas la première. En définitive, tant que ces conditions sont remplies, une entreprise peut légitimement adopter un modèle de neutralité similaire à celui qui s’applique aux agents du service public français et, par voie de conséquence, limiter l’expression d’une religion par ses adeptes, pour des motifs autres que l’ordre public, et dans un cadre privé.

Cette décision communautaire ne change rien à l’état du droit français, qui avait déjà passé ce cap. Elle n’en reste pas moins éloignée de la conception de la liberté religieuse telle qu’elle s’exerce au Royaume-Uni, que nous allons maintenant analyser.

 

  1. Liberté de religion au Royaume-Uni : la neutralité quasi-inexistante du service public et des institutions publics, des restrictions possibles dans la sphère privée

La conception qu’a le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord vis-à-vis de la liberté religieuse et de son expression est radicalement différente de la conception française, pour des motifs culturels et légaux. Tout d’abord, la monarchie constitutionnelle, forme de gouvernement du Royaume-Uni, ne saurait être regardée comme laïque et neutre : l’Eglise d’Angleterre est en effet sa religion établie, les liens entre l’Etat et la religion lui sont donc inhérents (A). Peut-être en raison de ces liens, le Royaume-Uni ne considère nullement nécessaire de neutraliser, dans les institutions publiques ou même dans l’espace public, toute forme de manifestation de sa religion (B). La convergence se joue dans le domaine privé, où une certaine liberté est accordée, par exemple aux employeurs dans les modalités d’organisation de leur entreprise, tant qu’il n’y a pas matière à discriminations (C).

 

  1. L’absence du principe d’Etat areligieux au Royaume-Uni

Tout d’abord, il est pertinent de remarquer la différence des termes et des notions utilisées en matière de religion entre la France et le Royaume-Uni. Si la notion de laïcité est bien française, dire que le Royaume-Uni n’est pas un pays laïc serait sans doute sujet aux critiques. Et pour cause, l’adjectif « laïc », en langue française comme en langue anglaise (« lay » or « laic ») revêt un sens plus large que le nom auquel il se rapporte, un sens qui se rapprocherait davantage de celui d’un autre nom : « séculaire » ou « secularism ». Bien que la définition donnée de ‘secularism’ par le Cambridge Dictionnary reste vague[27], on peut néanmoins le définir comme une « relative et progressive perte de pertinence sociale des univers religieux par rapport à la culture commune [28]». Le sécularisme et sa corollaire, la sécularisation, regardent donc davantage la société que l’appareil étatique– même si, évidemment, chacun influe sur l’autre. Si le Royaume-Uni est donc bien un pays séculier, il est cependant impossible de dire que c’est un Etat laïc au sens de laïcité, car cet Etat ne présente aucune trace de neutralité passive. Autrement dit, l’appareil étatique du Royaume-Uni n’est pas areligieux. Les indices de religiosité peuvent être classés en deux catégories : ceux qui sont inhérents au gouvernement, et ceux qui concernent les relations entre la religion établie et l’Etat (catégorisation critiquable, puisqu’il est possible de considérer les premiers comme découlant du second).

La plus emblématique des premiers est le fait que le monarque anglais soit, depuis 1534 et les Actes de Suprématie, Supreme Governor of the Church of England. La traduction est explicite, précisons que cette « Church of England » est l’Eglise anglicane réformée, née de la scission avec l’Eglise Catholique, due principalement aux désaccords politiques entre le roi Henri VIII d’Angleterre et le pape. Il y a donc une confusion claire entre pouvoir temporel et spirituel, le roi ou la reine d’Angleterre se trouvant également à la tête d’une des religions du royaume. Ensuite, on peut noter la présence de vingt-six « Lords Spiritual » dans la chambre haute du Parlement britannique, choisis parmi les évêques anglicans pour siéger à la Chambre des Lords. Même si leur pouvoir est limité, le symbole n’en reste pas moins fort. Des prières journalières ont lieu avant les sessions du Parlement – même si la dévolution opérée au sein du parlement a entraîné une variation des pratiques selon les pays – et le monarque doit, lors de son couronnement, jurer d’user de tout son pouvoir pour maintenir les lois divines et la vraie annonce de l’Evangile, ainsi que la Religion Protestante Réformée établie par la loi au Royaume-Uni.

Concernant les seconds, la nomination des évêques anglicans est réalisée par la Crown Nominations Commission, composée en majorité de religieux certes, mais qui doit ensuite soumettre au Premier ministre une liste de deux noms ; le chef du gouvernement choisit l’un de ces deux noms, puis en informe le monarque qui nominera la personne choisie ; c’est seulement ensuite que le collège de chanoines du diocèse concerné « élira » la personne nommée[29]. Il est facile de se rendre compte du mélange de coutumes, de traditions et de contre-pouvoirs présents dans cette procédure. Elle n’en est pas moins symbolique des interférences entre Eglise d’Angleterre et gouvernement britannique, à la manière d’une certaine forme de gallicanisme. De la même manière, des différentes pièces de législation canonique émises par l’Eglise d’Angleterre, les measures doivent être approuvées par le Parlement britannique avant d’être soumises au Royal Assent pour devenir législation britannique, de même que les canons nécessitent Royal Licence et Royal Assent.

Ainsi le gouvernement britannique dispose-t-il légalement d’outils pour intervenir dans le fonctionnement de la religion établie, et cette religion est profondément inhérente à la structure du gouvernement. Peut-être à cause de cette proximité avec une religion, la liberté de manifester sa religion est très peu restreinte dans les institutions et l’espace public.

 

  1. Une liberté de manifester sa religion très protégée publiquement

L’une des premières choses qui frappent un français arrivant à Londres est de voir des fonctionnaires (agents administratifs, policiers, chauffeurs de bus, etc.) arborant des signes ostentatoires de leur religion dans l’exercice de leurs fonctions. Il n’est pas rare qu’un foulard islamique ou un turban sikh vienne compléter un uniforme officiel. Afin de comprendre ces manifestations, il faut analyser la conception de la religion et de l’individu en Angleterre. En France, l’individu est d’abord citoyen de la République, adhérant à un certain nombre de valeurs républicaines et démocratiques, puis ensuite religieux s’il le souhaite – dans la mesure où ce fait religieux ne vient pas empiéter sur le creuset des valeurs républicaines – et de préférence en privé. En Angleterre la vision est davantage libérale, chacun étant libre d’afficher ses convictions et de pratiquer sa religion autant qu’il le souhaite, dans la mesure où ce faisant il n’empêche pas les autres de faire de même. Il ne s’agit pas de juger du bien-fondé de l’une ou l’autre de ces visions politiques. Mais on ne peut que reconnaitre que la conception anglaise, parce qu’elle est davantage axée sur la liberté individuelle, permet une plus grande diversité, voire une plus grande responsabilité des individus – mais aussi certaines formes de communautarisme. Au contraire, la France a cherché à combattre ces communautarismes et à favoriser l’intégration de tous les citoyens, quelles que soient leurs religions, en leur demandant l’adhésion aux valeurs républicaines, adhésion qui impose parfois des restrictions sur la liberté religieuse.

Seules trois lois nationales régissent la liberté de religion : le Human Rights Act 1998 et les Equality Acts de 2006 et 2010 interdisant la discrimination sur motif religieux. L’article 9 du Human Rights Act 1998 reprend en fait l’article 9 de la CEDH, en affirmant la liberté religieuse comme un droit et une liberté fondamentale, soumise aux mêmes limites que dans la Convention européenne.

Les principales questions relatives à la neutralité concernent les usagers du service public d’éducation nationale. Il est courant, dans des écoles publiques, de voir des élèves exhiber des signes d’appartenance à leur religion (foulard islamique ou turban), et, comme en France, la question du voile revient régulièrement. En janvier 2010, le secrétaire d’Etat à l’éducation déclara qu’il n’était pas « dans les habitudes anglaises de dire aux gens comment s’habiller dans la rue[30] », suite aux propos du leader du parti UKIP voulant bannir le voile intégral de l’espace public. Les écoles, elles, restent libres d’adapter leurs règles vestimentaires depuis la parution d’une directive du Ministère de l’Education en 2007. Selon celle-ci[31], les professeurs peuvent légalement prendre des mesures qui « restreignent la liberté des élèves de manifester leur religion » (on peut penser au port de la dague kirpan dans la religion sikh) sur la base de divers motifs : un enseignement efficace, la promotion de la cohésion et de l’ordre dans l’établissement, la prévention du harcèlement, ou pour d’autres motifs d’hygiène, ou de sécurité. Mais les mentalités anglaises elles-mêmes semblent peu ouvertes à de potentielles restrictions. En 2013, le Birmingham Metropolitan College fit les frais de son intention de bannir les foulards islamiques en classe, sur des motifs de sécurité : en 48h, après une pétition de 8000 signatures opposées et de nombreuses critiques d’hommes politiques, le collège rétropédala[32].

Au-delà de la liberté de manifester sa religion, le Royaume-Uni autorise même l’application de la Charia dans des procédures arbitrales, au sein des Muslim Arbitration Tribunals[33] ou des Islamic Sharia Councils, et dans les limites de la primauté de l’ordre légal britannique. Quant aux agents du service public, aucune loi ne leur impose une quelconque neutralité. Les politiques gouvernementales tendent d’ailleurs à s’accommoder autant que possible aux nécessités de chacun. Ainsi, le Service des Prisons permet-il aux agents pénitentiaires d’aménager leurs tours de garde en fonction de leurs horaires de prière.

Il ne s’agit pas d’idéaliser ce qui se fait en matière de liberté religieuse au Royaume-Uni. Beaucoup d’accommodements existent également en France, concernant les agents du service public, et toutes ces pratiques sont soumises, comme en France, aux possibles limitations que sont l’ordre public, la sécurité, etc. Mais la différence d’approche – l’une partant des individus et du fait religieux, l’autre partant d’un idéal citoyen – montre clairement la plus grande libéralité du système anglo-saxon en ce qui concerne l’espace et le service publics. La neutralité n’y est pas requise, par vision libérale. C’est cette même vision libérale qui accorde une importante marge de manœuvre aux acteurs de la sphère privée.

 

  1. Possibilité de restrictions à la liberté de religion dans les relations privées de travail

Si les agents du service public ne sont pas soumis à une politique générale de neutralité, les règles en matière d’entreprise privées sont différentes.

La discrimination directe au travail sur motif religieux est interdite par l’Equality Act 2010[34]. Cependant une justification (une « defence » pour être plus précis) peut être accordée si l’employeur apporte la preuve d’un « occupational requirement ». Dans ce cas, la discrimination est permise pour une raison pratique ou traditionnelle. Mais l’exigence professionnelle doit être proportionnée à un but légitime, elle doit être fondée sur une caractéristique nécessaire à l’emploi et correspondre à un réel besoin de l’entreprise. Ainsi dans Lambeth London BC v Commission for Racial Equality[35], la Cour décida qu’il n’y avait pas d’exigence à recruter des « candidats afro-caribéens ou asiatiques » dans un service de logement social, puisque la position n’impliquait aucun contact direct où la langue, la connaissance et la compréhension des pratiques culturelles et religieuses auraient été nécessaires. Ces « occupational requirements » ne sont en fait que la mise en œuvre en droit national des « exigences professionnelles essentielles et déterminantes » contenues dans la directive UE de 2000, à laquelle le Royaume-Uni est (encore) soumis.

En matière de discrimination indirecte, l’arrêt Eweida de la CEDH, déjà cité, est sans doute le plus emblématique. La Cour avait condamné les juridictions anglaises, qui avaient donné raison à British Airways de son interdiction des signes religieux discrets sur les uniformes, afin de protéger son image de marque. Selon la CEDH, bien que cet objectif fût légitime, les mesures n’étaient pas proportionnées au vu de l’importance de la liberté de religion.

Si les arrêts de la Cour de Justice, Achbita et Bougnaoui, ne viennent pas contredire la décision de la CEDH de 2003, elle donne néanmoins un poids supplémentaire aux employeurs désireux de mettre en place une politique de neutralité. Dans Achbita, le règlement interne de l’entreprise qui prohibe indirectement toute manifestation d’appartenance à une autre religion peut être justifié par un objectif légitime. Tout se joue ensuite sur la légitimation de cet objectif par l’employeur – légitimité que n’avait pas « l’image de marque » recherchée par British Airways dans Eweida. En l’espèce, la « poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique et religieuse » est bien légitime pour la CJUE.

Les employés d’entreprises privées anglaises peuvent donc faire l’objet des mêmes restrictions à la liberté de religion qu’en France, la directive européenne de 2000 y étant aussi appliquée. Il n’est cependant pas anodin que la plupart des affaires européennes (CEDH ou CJUE) concernant l’expression de la religion, en public ou en privé, proviennent moins du Royaume-Uni que de France ou de Belgique. Alors qu’on imagine mal un chef d’entreprise anglais justifiant une restriction à la liberté par un « objectif légitime de neutralité » - dans l’affaire Eweida il ne s’agissait que d’un « objectif d’image de marque » -  en France c’est bien la neutralité elle-même, ou la laïcité elle-même qui sont avancés comme objectifs légitimes[36]. Le secteur privé s’inspire donc directement de la neutralité des institutions publiques requise par la laïcité. Il est par conséquent légitime de s’interroger sur le bien-fondé de l’utilisation de la neutralité et de la laïcité à ces fins, elles qui étaient originellement censées protéger la liberté de religion.

 

Pour conclure, alors que les négociations entre le Royaume-Uni et l’UE ont commencé le mois dernier concernant le Brexit, on peut se demander l’impact de cette sortie sur les populations musulmanes, hindoues et sikhes résidant dans l’Union-Européenne. A moins que le gouvernement britannique ne change ses vues sur le sujet, le Royaume-Uni pourrait devenir « le seul endroit en Europe où les musulmans et d’autres communautés religieuses peuvent exercer des positions sans se préoccuper de savoir s’ils devront retirer des signes religieux[37]. »

 

 

Bibliographie

Textes officiels

Décisions

 

Ouvrages généraux

  • Hennette Vauchez, Stéphanie et Valentin, Vincent, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité (L.G.D.J 2014)
  • Baubérot, Jean, Laïcité 1905-2005, Entre passion et raison (Seuil 2004),

 

Articles de presse, de blogs et sites officiels

 


[1] Stéphanie Hennette Vauchez et Vincent Valentin, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité (L.G.D.J 2014)

[4] Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat

[5] « L’État n’est ni religieux ni antireligieux. Il est areligieux »

[6] La lutte contre les discriminations étant en partie menée dans le cadre de l’UE au moyen de la Directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 nov. 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16).

[7] CE 15 janvier 1935, Bouzanquet, rec. p. 44

[8] CE 3 mai 1950, Demoiselle Jamet, requête numéro 98284, rec. p. 247

[9] CE, Avis 4 / 6 SSR, du 3 mai 2000, 217017, publié au recueil Lebon

[10] Décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986

[11] CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée : « Dans l’enceinte des bâtiments publics […] le fait pour une personne publique de procéder à l’installation d’une crèche de Noël ne peut, en l’absence […] d’un caractère culturel, artistique ou festif, être regardé comme conforme aux exigences attachées au principe de neutralité des personnes publiques. »

[12] L’affaire concernait la présence de crucifix dans des salles de classe d’écoles publiques

[14] Art. 27 loi de 1905, art. 10 DDHC 1789, Art. 9 CEDH, arrêt CEDH 10/11/2005 Sahin c. Turquie

[16] Hennette-Vauchez, op.cit.

[17] MENE1209011C, circulaire n° 2012-056 du 27-3-2012

[18] Arrêt CEDH S.A.S. c. France (Requête no 43835/11) 1er juillet 2014

[19] CE, ordonnance du 26 août 2016, Ligue des droits de l'homme et autres - association de défense des droits de l'homme collectif contre l'islamophobie en France

[21] Affaire CEDH Eweida & al. C. Royaume-Uni (Requêtes nos. 48420/10, 59842/10, 51671/10 and 36516/10) 15 janvier 2003

[22] HALDE, Délibération n°2010-82 du 1er mars 2010

[24] A. Briand, Discours Prononcé lors de la Séance du 3 juillet 1905 : « Il fallait que la séparation ne donnât pas le signal de luttes confessionnelles ; il fallait que la loi se montrât respectueuse de toutes les croyances et leur laissât la faculté de s’exprimer librement » 

[26] Directive 2000/78/CE op. cit. : La différence de traitement « ne constitue pas une discrimination lorsque, en raison de la nature d'une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, la caractéristique en cause constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit proportionnée. »

[27]Belief that religion should not be involved with the ordinary social and political activities of a country”

[28] J. Baubérot, Laïcité 1905-2005, Entre passion et raison (Seuil 2004), p. 53.

[29] Election de pacotille s’il en est, dénoncée au 19e siècle par Raplh Waldo Emerson : “The King sends the Dean and Canons a congé d'élire, or leave to elect, but also sends them the name of the person whom they are to elect. They go into the Cathedral, chant and pray; and after these invocations invariably find that the dictates of the Holy Ghost agree with the recommendation of the King”

[31] Guidance for schools about developing a school uniform policy, Department of Education, 16/09/2013, p.6

[33] Etablis par le Arbitration Act 1996

[34] Art. 13 Equality Act 2010

[35] Lambeth LBC v Commission for Racial Equality [1990] ICR 768

[36] La Charte de laïcité de l’entreprise Paprec et la neutralité qu’elle impose sont justifiées ainsi par le directeur général adjoint : « Pour que toutes ces religions puissent vivre et être heureuses ensemble, nous avons décidé de laisser les convictions religieuses à l’extérieur de l’entreprise ». Un anglo-saxon demanderait avec étonnement comment la religion pourrait vivre dans un espace privé, en partant du présupposé que la religion ne concerne pas que le for interne, alors qu’elle en est exclue.